Le récent épisode des déclarations successives d’Élisabeth Borne et d’Emmanuel Macron – celle-là estimant que le RN est « héritier de Pétain », celui-ci expliquant que « le combat contre l’extrême droite ne passe plus par des arguments moraux » – confirme, s’il en était besoin, le désarroi qu’entraîne la puissance qui, aujourd’hui, est celle de l’extrême droite.

Les uns jugent contre productive la polémique engagée par E. Borne. D’autres l’approuvent, car cela « énerverait » le RN (sans se demander ce qu’il en est d’un RN « énervé »)… La cacophonie règne et la confusion s’aggrave : si évoquer l’héritage du pétainisme, c’est user d’un « argument moral », que valent les « leçons de l’histoire » ?

Pendant ce temps, dans l’opinion, l’idée s’installe qu’en 2027 Marine Le Pen sera en capacité de gagner l’élection présidentielle.

C’est là davantage que l’effet des sondages, plutôt la convergence d’interventions politiques. D’abord celles grâce auxquelles Macron a assuré ses succès électoraux, par la réduction de l’enjeu présidentiel à un choix binaire : lui ou l’extrême droite.

Aussi celles d’une droite Les Républicains qui relaie la thématique anti-immigré·es du RN, au plus grand bénéfice de celui-ci.

Quant à la gauche, la formule selon laquelle une « course de vitesse » est engagée entre elle et l’extrême droite, elle vaut validation du mauvais augure et invitation à rechercher la candidature présidentielle la plus « véloce »…

Compte tenu des multiples inconnues qui jalonnent le parcours entre aujourd’hui et 2027, le plus inquiétant est moins le pronostic que les réactions qu’il suscite : non l’alerte qu’il y a péril en la demeure, mais l’acceptation de cette annonce !

Comme le note Michaël Fœssel : « Le plus préoccupant est donc que l’accession au pouvoir de l’extrême droite serait au fond, un peu comme on l’a vu en Italie avec Giorgia Meloni, un « non évènement » » (in Politis, 4 mai 2023).

Les appréciations politiques qui motivent cette indifférence sont largement audibles. Soit le fascisme (même néo ou post…) serait une réalité anachronique privée aujourd’hui de toute pertinence (comme aussi pour certains la notion même d’extrême droite). Soit la dictature (voire un pré-fascisme) serait la réalité du pouvoir incarné par Macron. Deux assertions contradictoires qui interfèrent pour, au moins, relativiser sinon éclipser la gravité du basculement politique qui pourrait se produire en 2027 : l’accession de l’extrême droite au pouvoir.

Il est impératif de combattre ces idées qui valent désarmement politique.

Macron travaille à réduire le champ politique à une réalité binaire opposant le « bloc central » ou ledit « cercle de raison » à l’extrême droite. Darmanin n’a de cesse d’imposer une politique d’atteintes aux libertés et de stigmatisation des étrangers indésirables. Ces deux là, pour ne cibler qu’eux, se rendent coupables de préparer un possible basculement politique en faveur de l’extrême droite. C’est à ce titre qu’il faut les combattre : non pas comme incarnant déjà le pire, mais parce que se rendant responsables de la possibilité que le pire puisse advenir.

Le pire ? Livrer aux mains d’un personnel politique d’extrême droite les outils politiques, institutionnels et idéologiques de la Vᵉ République, dont le caractère anti-démocratique est systématiquement aggravé par l’usage autoritaire du gouvernement actuel. Ce serait donner à ces gens des moyens matériels et d’influence démesurés, ceux qu’offre l’État.

Le pire ? Un racisme légitimé et instauré comme engagement central du pouvoir de ce même personnel politique.

Et aussi une nouvelle situation où seraient libérées les pulsions les plus réactionnaires contenues dans les profondeurs de la société, et dynamisées les surenchères des groupes les plus extrémistes et violents, y compris ceux qui ne rechignent pas de se revendiquer d’un fascisme décomplexé.

Combattre le désarmement politique est aussi la condition pour enrayer le désarmement intellectuel

Un travail difficile est nécessaire pour analyser le phénomène de la « notabilisation » de Marine Le Pen et du RN.

Les évolutions imposées par Marine Le Pen, depuis sa rupture avec son père et la mutation du FN en RN, ont permis la progression électorale de ce dernier lors des présidentielles puis la formation d’un groupe parlementaire important. Le « plafond de verre » censé interdire à l’extrême droite l’accès au pouvoir central a explosé, et le « front républicain » est ruiné.

Au final, une donnée inédite dans le cadre du système institutionnel de la Vᵉ République : par le jeu combiné de l’abstention, des contradictions de la droite, des faiblesses de la gauche, la possible accession au pouvoir de l’extrême droite par les élections.

Deux grilles de lecture ne permettent pas de rendre compte de cette situation.

L’une est d’évoquer un déterminisme du système capitaliste : le néolibéralisme effectivement porteur d’autoritarisme serait le vecteur conduisant à un tel aboutissement. On ne saurait, au nom d’un anticapitalisme radical, relativiser ainsi les ruptures politiques, et plus généralement l’autonomie relative du politique par rapport à l’économique.

L’autre est de définir la menace « fasciste » par référence au modèle des fascismes des années 1930 (ou de modèles plus récents de pouvoirs dictatoriaux et militaires, en particulier en Amérique latine). Force est de constater que cette approche ayant grandement perdu de son pouvoir de mobilisation, elle n’a plus guère prise sur l’adversaire.

L’analyse est à mener en relation avec l’emprise croissante à l’échelle européenne et mondiale des forces qui, dans une grande diversité, se revendiquent comme illibérales, populistes, autoritaires, et cultivent racismes et replis identitaires (avec le thème central du rejet des migrants et de la hantise du « grand remplacement »).

Sur cette question dite de l’immigration, le jeu pervers entre Darmanin, LR et le RN est redoutablement dangereux et confronte la gauche à un défi qui concentre bien des enjeux et difficultés de la situation.

Au total, un travail d’ampleur auquel les forces de gauche ont à s’atteler, et qui sans doute devrait les inviter à s’interroger de manière critique sur leurs propres positionnements.

Le 2 juin 2023
Francis Sitel


Pour compléter, vous pouvez lire sur notre site :