Mai 1945. Sétif, Kherrata et Guelma 2

Le 8 mai 1945, à Sétif, une manifestation revendiquant le droit de l’Algérie à l’indépendance, tourna à l’affrontement. À Guelma, elle fut interdite. Des dizaines de morts français et algériens furent à déplorer. Ce fut le prélude à d’abominables tueries qui s’abattirent sur l’Algérie dans les jours suivants. Partie 2/2.

Mai 1945. Sétif, Kherrata et Guelma 2/2
Massacres en Algérie

Par Jean-Paul Bruckert. Le 2 juin 2025. Paru dans ContreTemps, revue de critique communiste, 65, avril 2025, p. 140-151

Mémoire algérienne et reconnaissance française
  • Les métamorphoses de la mémoire de la guerre de libération en Algérie

En Algérie, si les massacres du nord-constantinois sont officiellement considérés comme un génocide, le statut des Algériens massacrés reste indéfini. Combattants ou victimes ? De plus, au fil de l’histoire, « s’est élaboré un martyrologe algérien dont les métamorphoses résultent de plusieurs opérations mémorielles et politiques » (J-P. Peyroulou que l’on suivra étroitement sur ce point). Entre 1946 et 1954, face à la raison d’État destinée à assurer l’impunité des Européens impliqués, la réaction fut d’abord d’obtenir justice et réparation. Mais, à cette attitude élémentaire s’ajouta dès cette période la nécessité de construire une histoire nationale. Ni Mokrani, ni Ben Badis ne pouvant être les héros mis en exergue, c’est Saâl Bouzid, le porte-drapeau, qui émerge. Mais seulement en creux, car seul Messali Hadj, le za’im, personnage charismatique dont l’admiration confine à la vénération, pouvait être ce héros national. De cette histoire nationale, les Scouts musulmans algériens (SMA), dont les chants nourrirent le nationalisme, se firent les propagandistes du sacrifice des martyrs de 1945. Un cheminement nationaliste qui passe aussi par les lieux à l’écart de la domination coloniale, la mosquée et le cimetière. Même si des différences se font jour entre les différences tendances du nationalisme algérien, le 8 mai 1945 fut, à l’inverse de la célébration européenne du même jour, commémoré comme un jour de deuil. « La célébration de la mémoire de ces morts était l’occasion d’affirmer l’existence d’une nation algérienne distincte de la nation française. Le deuil devint donc un moyen de différenciation ».

Monument commémoration 8 mai 1945 © BC&JMF

Monument commémoration 8 mai 1945 © BC&JMF

Après le début de la guerre d’indépendance, le 8 mai n’apparut plus cependant que comme un événement préparant l’insurrection 1er novembre 1954. Il en résultait un effacement des morts du 8 mai, d’autant plus évident que le FLN s’était constitué en rupture avec le PPA, le fer de lance de ces évènements. Messali devenu un ennemi – car fondant une organisation nouvelle rivale le MNA1Mouvement national algérien. à laquelle le FLN s’opposa dans une terrible guerre civile – ne pouvant plus légitimer la construction nationale, le 8 mai, passe à la trappe. Cela, même s’il convient d’y apporter quelques nuances, notamment du fait de l’insurrection du nord-Constantinois en août 1955, qui, dans une certaine mesure – dont le caractère soudain et simultané des attaques et l’ampleur de la répression – réactivent les violences de mai 1945.

Il fallut donc attendre que le 1er novembre cessât de jouer son rôle de légitimation pour que le 8 mai réapparaisse dans l’espace public algérien. Dans les années 80-90 l’Algérie entra dans une période de crise – révolte de la jeunesse en 1988, puis guerre civile – ce qui permit un desserrement de l’histoire. Ce fut l’occasion d’une reformulation de la genèse du pluralisme de la construction nationale, avec redécouverte de figures comme Messali ou Abbâs mais aussi Aït Ahmed, Ben Bella et Boudiaf. Avec eux, refont surface d’autres nationalismes, ceux de l’UDMA, du PPA et du PCA2Parti communiste algérien. « Dans la nouvelle guerre qu’elle connaît, une autre nation algérienne émerge, et l’État perd progressivement le monopole de l’écriture de l’histoire » (Stora). Ceci accompagnant, les progrès quasi exponentiels du savoir historique, tant du côté algérien que du côté français.

C’est dans ce contexte que le 8 mai refait surface et retrouve sa place au centre de la mémoire nationale, et que Saâl Bouzid retrouve sa place. Les publications d’articles de qualité dans la presse privée contrastent désormais avec les harangues officielles et l’idéalisation de la violence dans les manuels scolaires. Aboutissement de cette évolution, la création en 1990 de la « Fondation du 8 mai 1945 » dont l’objectif est de déposer une plainte pour « génocide » à l’ONU et de faire du 8 mai une fête nationale.

Mais dans le contexte d’une guerre civile meurtrière qui pouvait faire apparaître les militants du FIS comme de nouveaux martyrs, la mémoire du 8 mai souffrait moins que celle du 1er novembre, obérée par la prise de pouvoir de l’armée contre les wilayas de l’intérieur en juillet 1962.

En même temps prit place une instrumentalisation qui s’accentua avec l’élection d’Abdelaziz Bouteflika et s’exprima dans l’émergence d’une revendication de « repentance ». Dès lors, le 8 mai devint un moyen pour l’Algérie de régler ses relations avec l’ancienne puissance coloniale.

  • En France, de l’oubli aux « flambées de mémoires » (B. Stora)

Après des années de durcissement de la mémoire – avec une idéalisation de l’Algérie française associée à la progression du Front national et illustré par l’assassinat de Jacques Roseau3Dans les années 70 il avait fondé le « Recours », association de défense des droits et intérêts de rapatriés. en 1993 par trois anciens de l’OAS – les lignes commencent à bouger à partir des années 1990. De nombreux travaux, publications, films de fiction ou documentaires, expositions, etc. voient le jour. Le soutien du Premier ministre Lionel Jospin à un appel d’intellectuels à condamner la torture le 31 octobre 2000 contribue à libérer la parole4Le Monde avait déjà publié le 20 juin le témoignage de Louisette Ighilariz.. Les généraux s’expriment, Massu pour la condamnation, Aussaresses qui reconnaît son rôle de tortionnaire, contre. Si le Lionel Jospin semble hésitant à aller plus loin, il est cependant clair qu’il n’y aura pas de retour en arrière. D’autant que cette libération de la parole est intimement liée à l’émergence de nouveaux porteurs de mémoire, les enfants issus de l’immigration algérienne. Ce sont eux qui obtiennent d’ailleurs une autre reconnaissance, par la pose par le maire de Paris, Bertrand Delanoé, en octobre 2001 d’une plaque commémorative du massacre du 17 octobre 1961. Mais d’autres facteurs ont joué : la prise de parole des victimes elles-mêmes, la fin d’un temps de latence, la judiciarisation (procès Papon), l’ouverture des archives (trente ans en 1992), accent mis sur les appelés…

Hommage à Taleb Abderahmane © BC&JMF

Hommage à Taleb Abderahmane Alger © BC&JMF

Un seuil avait d’ailleurs été franchi avec l’adoption d’une loi, promulguée le 18 octobre 1999 substituant l’expression « à la guerre d’Algérie ou aux combats en Tunisie et au Maroc » à l’ancienne formulation « aux opérations effectuées en Afrique du Nord ». Adoptée à l’unanimité., cette loi marque la reconnaissance officielle de la guerre d’Algérie par l’État français, quarante-cinq ans après son début5Et donc la guerre contre l’Algérie en tant que nation.. Mais cette « flambée de mémoire » restait encore pleine de contradictions. La loi du 23 février 2005 en effet qui portait reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés stipulant en son article 4 que « les programmes scolaires reconnaissent le rôle positif de la présence française outre-mer » allait non seulement déclencher une crispation des relations avec l’Algérie, mais aussi un appel « Liberté pour l’histoire », signé par 19 historiens s’opposant à toute histoire officielle et demandant l’abrogation des lois mémorielles (dont les lois dites Gayssot et Taubira). Cet article était finalement abrogé, mais preuve était faite qu’histoire et mémoire ne pouvaient avancer que de manière contradictoire. De même, la non-adoption d’une loi faisant du 19 mars une journée nationale du souvenir à la majorité des deux tiers montrait que certaines plaies restent béantes.

Concernant précisément les massacres de 1945, du chemin était pourtant fait dans ces années-là, d’abord du fait des ambassadeurs Hubert Colin de la Verdière d’abord en 2005, qui désignait les évènements comme « une tragédie inexcusable. » Puis, allant plus loin, car parlant ouvertement de « massacres », Bernard Bajolet, soulignait à Guelma en 2008 « Aussi durs que soient les faits, la France n’entend pas, n’entend plus, les occulter. Le temps de la dénégation est terminé » […]. « La très lourde responsabilité des autorités françaises de l’époque dans ce déchaînement de folie meurtrière (qui a fait) des milliers de victimes innocentes, presque toutes algériennes ».

Quant au président Sarkozy, tout en dénonçant un « système colonial injuste par nature », il fit une déclaration irénique qui mentionna toutes les douleurs lors de son discours de Constantine le 5 décembre 2007. Avec cependant parmi toutes ces douleurs, une allusion à mai 1945 : « Je n’oublie ni ceux qui sont tombés les armes à la main pour que le peuple algérien soit de nouveau un peuple libre, je n’oublie ni les victimes innocentes d’une répression aveugle et brutale (allusion à Sétif et Guelma ?), ni ceux ont été tués dans les attentats et qui n’avaient jamais fait de mal à personne, ni ceux qui ont dû tout abandonner ». Mais c’est François Hollande qui après avoir dit « je reconnais ici la souffrance que le peuple français a infligé au peuple algérien » et « le jour même où le monde triomphait de la barbarie, la France manquait à ses valeurs universelles », alla le plus loin en citant nommément « les massacres de Sétif, de Guelma et de Kherrata » qui « demeurent ancrés dans la mémoire et dans la conscience des Algériens ». Un évènement, car c’était la première fois qu’un Président reconnaissait la répression sanglante de 1945. À la suite de cette déclaration présidentielle, le secrétaire d’État aux Anciens Combattants, Jean-Marc Todeschini   déposera en 2015 une gerbe au monument aux victimes, écrivant sur le Livre d’or, « En me rendant à Sétif, je dis la reconnaissance par la France des souffrances endurées et rends hommage aux victimes algériennes et européennes de Sétif, de Guelma et de Kherrata ».

Plaque Maurice Audin Alger © BC&JMF

Plaque Maurice Audin Alger © BC&JMF

Le président Macron allait poursuivre sur cette lancée6Non sans crispations comme, durant son second quinquennat, lors de la mise en cause d’un régime assis sur une « rente mémorielle ».. En pleine campagne électorale, n’avait-il pas déclaré, en visite à Alger, « c’est un crime, la colonisation est un crime contre l’humanité, c’est une vraie barbarie ». En septembre 2018, l’Élysée communique un texte remis personnellement à Josette Audin et son fils Pierre, déclarant à propos de Maurice Audin, assassiné pendant la « Bataille d’Alger » « reconnaître que la mort de Maurice Audin a été rendue possible par un système légalement institué7Ce système est celui établi par les pouvoirs spéciaux institués par la loi en mars 1956. qui a favorisé les disparitions et permis la torture à des fins politiques. Le président de la République, Emmanuel Macron, a par conséquent décidé qu’il était temps que la Nation accomplisse un travail de vérité sur ce sujet » Il reconnaît, « au nom de la République française, que Maurice Audin a été torturé puis exécuté ou torturé à mort par des militaires qui l’avaient arrêté à son domicile ». C’est dans ce contexte que, chargé en juillet 2020 par le Président Macron de dresser un « état des lieux juste et précis », Benjamin Stora, écrit dans le préambule « Comme je l’ai montré, des pas ont été accomplis comme le vote à l’Assemblée nationale en 1999, de la reconnaissance d’une « guerre  » qui avait eu lieu en Algérie ou la reconnaissance, en 2005, des massacres commis à Sétif et Guelma en 1945 ». Il formule une trentaine de propositions dont la mise en place d’une commission « Mémoire et Vérité ».

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La guerre d’Algérie (guerre d’indépendance algérienne) commence-t-elle en mai 1945 ?

Oui parce que, après des dizaines d’années de calme relatif, notamment depuis la dernière grande révolte, celle de Mokrani (1871), le peuple algérien s’est dressé pour arracher son indépendance. Le général Duval, en charge de la zone du nord-Constantinois dira « Si rien n’est fait par la France avant dix ans, tout recommencera en pire et de façon irrémédiable. Je vous ai apporté la paix pour dix ans, à vous de bien l’utiliser ». Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle sera mal utilisée… L’ampleur de la répression consécutive à cette révolte populaire et les impasses politiques et organisationnelles auxquelles ils doivent faire face dans la période suivante, inclineront cependant les activistes algériens à choisir une voie toute différente, celle de la lutte armée. Ils déclencheront ainsi, le 1er novembre 1954, une longue guerre de libération qui conduira à l’indépendance (1954-1962). Dans cette affirmation de soi qu’exprime cette longue lutte des Algériens pour la liberté, les événements de Sétif, Kheratta et Guelma constituent, tant sur le plan factuel que sur le plan mémoriel, un jalon essentiel.

Monument aux martyrs © BC&JMF

Monument aux martyrs à Alger © BC&JMF

OUVRAGES, ARTICLES ET COMPTE RENDUS

°Charles-Robert Ageron, Histoire de l’Algérie contemporaine, t.2. De l’insurrection de 1871 au déclenchement de la guerre de libération de 1954, Paris, PUF, 1979,  » Les troubles du nord-constantinois en mai 1945. Une tentative insurrectionnelle ? », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n°4, octobre 1984. pp. 23-38, « Mai 1945 en Algérie. Enjeu de mémoire et histoire », Matériaux pour l’histoire de notre temps, 1995, n° 39-40, p. 52-56.

° Redouane Aïnad Tabet, 8 mai 1945 en Algérie, Alger OPU, 1987.

° Annie Rey-Goldzeiguer, Aux origines de la guerre d’Algérie, 1940-1945. De Mers el-Kébir aux massacres du Nord Constantinois, Paris, La Découverte, 2002.

° Ali Habib (pseudonyme), « Les massacres de Sétif », Le Monde, 14 mai 1995.

° Mohammed Harbi, « La guerre d’Algérie a commencé à Sétif », Le Monde diplomatique, mai 2005

° Charles-André Julien, L’Afrique du Nord en marche. Algérie-Tunisie-Maroc, réed. Omnibus, 2002

° Mahfoud Kaddache,  « Il y a trente ans… Le 8 mai 1945 » , in Tiers-Monde en luttehttps://socialhistoryportal.org/sites/default/files/raf /0319450508_0.pdf

° Gilbert Meynier, Peyroulou Jean-Pierre, Guelma, 1945. Une subversion française dans l’Algérie coloniale, Préface de Marc-Olivier Baruch, Paris, La Découverte, 2009, recension dans BCAI en ligne, http://www.ifao.egnet.net

° Guy Pervillé, Pour une histoire de la guerre d’Algérie, Picard éd., col signe des Temps, Paris, 2002,  « Cinq livres récents sur le 8 mai 1945 en Algérie (2002-2008) », Comptes rendus publiés dans la revue Outre-mers, revue d’histoire, n° 362-363, 1er semestre 2009, p. 301-309.

° Jean-Pierre Peyroulou, « Les événements de Guelma en mai 1945 », Hommes et Libertés n° 131, juillet-septembre 2005, « Le cas de Sétif-Kherrata-Guelma (Mai 1945) », vendredi 21 mars 2008, In Violence de masse et Résistance, Online Encyclopedia of Mass Violence, SciencesPO, « Guelma, 1945. Une subversion française dans l’Algérie coloniale », TAP/ Études coloniales, La Découverte, Paris, 2009, « Les métamorphoses du martyrologe algérien du 8 mai 1945, 1945-2009 », in Raphaëlle Branche, Nadine Picaudou et Pierre Vermeren (dir.), Autour des morts de la guerre. Maghreb-Moyen-Orient, Éditions de la Sorbonne, OpenEdition Books, Paris, 2013 p 97-118.

° Jean-Louis Planche, Sétif 1945. Histoire d’un massacre annoncé, Paris, Perrin, 2006.

° Sylvie Thénault, « Guelma, un massacre dans l’Algérie coloniale. À propos de Jean-Pierre Peyroulou », Guelma 1945, La Découverte, 2009, La vie des idées, Recension, 26 mars 2009.

° Benjamin Stora, « Guerre d’Algérie, les accélérations de la mémoire », in « Français et Algériens », Hommes et Migrations, Année 2003, 1244, pp. 83-95

° Roger Vétillard, Sétif, mai 1945 : massacres en Algérie, Paris éd.,2008

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