Entachée par le crime terroriste de la veille contre deux fonctionnaires de police, et par des dérapages violents qui permettent au pouvoir d’attaquer ignominieusement le syndicalisme et la liberté de manifester, la grande manifestation du 14 juin fera date dans l’histoire sociale. Reportage.
Plusieurs centaines de milliers de personnes ont fait irruption dans la capitale, dont certaines ont repris le travail le lendemain à 7h ou 8h après une nuit de bus. C’était la classe ouvrière industrielle qui était là, avec ses visages marqués, ses chants de colère ou de joie, ses symboles internationaux cousus aux vêtements, ses drapeaux et oriflammes syndicaux, ses fanfares, cornes de buse et tambours. On n’avait pas vu cela ici depuis longtemps. Car où voit-on les ouvriers et ouvrières depuis des années ? Depuis la crise de 2008, on les voit à la télé quand ils brûlent des pneus devant des usines menacées de fermeture, parfois dans le désespoir de luttes au bout du rouleau, ou dans la contre-violence de PDG « retenus » dans leurs bureaux, parfois avec la chemise un peu déchirée.
Ce sont donc celles et ceux qui ne sont jamais visibles, perpétuellement oubliés ou niés dans leur existence sociale, qui ont été pour une fois en pleine lumière et fiers de montrer leur détermination sans faille. Malheureusement, les incidents violents d’irresponsables (briser un abribus, c’est efficace contre la loi Travail ?) symétriquement alimentés par une police obéissant à des ordres attisant les provocations, ont empêché cette irruption populaire de faire pleinement l’évènement politique national qu’elle méritait. Une nouvelle bataille d’opinion va donc s’imposer pour faire toute la lumière sur cette journée (nous y reviendrons).
« Soyons ingourvernables »
Il y avait deux têtes de manifestation. La première était formée des postiers grévistes des Hauts de Seine (emmenés par SUD PTT) en action depuis fin avril, des cheminots (SUD Rail ou CGT) encore en grève contre le décret-socle et l’accord d’entreprise (malgré une chute de participation depuis ce week-end), des groupements d’étudiant-es et de jeunes des facs maintenant désertées (avec une banderole « Solidarité étudiants et travailleurs »). Cette tête de cortège drainait aussi plusieurs milliers de personnes très déterminées, avec des pancartes politiques exprimant la radicalisation de la situation: « Soyons ingouvernables », « Démission générale ».
Parmi elles, quelques centaines de personnes seulement se sont encagoulées et équipées dès le début. Les CRS observaient sur les trottoirs ou bloquaient de manière totalement stupide et inutile les arrivées dans les rues adjacentes. Les incidents ont commencé assez vite, d’une gravité croissante, masquant tout l’après-midi sur les chaines de télévision en continu le vrai évènement de la journée, qui commençait derrière la deuxième tête de manifestation, cinq à dix mille manifestants plus loin selon les moments.
Ce que reconductible veut dire
En début de manifestation également, des inspecteurs du travail se couchent sur la chaussée avec la pancarte : « Nous refusons d’appliquer le Code du patronat ». Thomas Dessales (CGT ministère du travail) explique que ce geste signifie que la loi Travail appliquée « rendrait notre mission d’inspecteur sans fondement » (L’Humanité du 15 juin).
Plus loin, avec l’Union départementale CGT de Gironde (1000 personnes), on remarque une délégation de l’usine Ford Blanquefort qui s’est battue depuis des années pour rester debout face à de multiples menaces de disparition. « On a débrayé plusieurs fois pour nos salaires, mais tout est lié avec la loi Travail», explique un travailleur.
J’ai posé plusieurs fois la question aux syndicalistes : était-ce difficile d’expliquer dès le mois de mars le contenu de la loi Travail, l’inversion de la hiérarchie des normes, etc ? Non, répondent-ils le plus souvent. Les salarié-es font immédiatement le lien avec ce qu’ils et elles vivent, leur salaires très bas, les pressions continuelles à tout accepter au nom de la compétitivité. Mais ils et elles ajoutent immédiatement les difficultés à entrer dans une grève bloquante classique, comme autrefois. Le mot d’ordre de reconductible, tel qu’il est sorti du congrès confédéral CGT en avril ou défendu par Solidaires, prend donc des traductions variables. Les cheminots ont fait grève (CGT, SUD) réellement depuis quinze jours pour certains, expliquent ceux qui sont montés à 5 cars de Roanne ou défilent (non sans fierté) sous la pancarte de l’entreprise Revillon Chocolatier (300 salarié-es). Mais pour le reste, « c’est difficile ».
Par exemple, Mohamed Sy, délégué CGT sur le site de Caterpillar Grenoble (machines de terrassement), explique comment ils font grève quelques heures tous les jeudis depuis de nombreuses semaines. « Sur 1500 personnes, nous sommes aux deux tiers à chaque fois. En fait je suis monteur mécanicien chez Daher, entreprise soutraitante de Caterpillar (148 en CDI, 78 en CDD), petit morceau d’une multinationale d’équipementiers ». Faire grève chaque jeudi, c’est cela « leur » reconductible.
Un ouvrier de Toyota Valenciennes (délégation de 35 personnes à Paris, mais 140 sont en débrayage sur place) remarque que les ouvriers comprennent tout, « mais ont du mal à bouger ». Eric Pecqueur, délégué CGT Toyota, ajoute (L’Humanité): « Ceux qui ne font pas grève et ne viennent pas manifester participent par procuration. On tient comme cela depuis trois mois ».
Les ouvriers de Chevron (additifs pour huile de moteur) sont 100 à la manifestation sur 600 en tout. Ils s’estiment en reconductible avec des roulements de grève de 8h par quart des effectifs, car ils travaillent en continu. Ainsi, les pertes de salaires sont contrôlées.
Même description chez GM & S, Industry France (dans la Creuse), équipementier automobile anciennement Altia Industrie. Ils sont 280, mais « tout le monde comprend l’enjeu » explique Vincent Labrousse, délégué CGT. « L’usine est rachetée tous les trois ans pour trois euros, par un autre patron », dit-il. « Nous travaillons pour Peugeot et Renault. Tous les mouvements ont été suivis tous les jeudis. Avec des relais, car toutes les familles ne peuvent pas se le permettre. Nous irons jusqu’au retrait ».
« C’est un grand jour »
Comment se fait le lien revendicatif avec la loi Travail ? En fait, les salarié-es vivent déjà les effets de la loi Travail, puisque très nombreuses sont les dérogations qui autorisent des dispositions d’entreprises moins favorables. La loi les généraliserait.
On voit défiler des noms d’usine les plus divers, qu’on ne voit jamais habituellement dans les manifestations syndicales plutôt « services publics ». Ainsi les verriers de OI Manufacturing (316 salariés dans le Puy de Dôme, 2000 en France) se battent depuis un an et demi contre des primes différentes attribuées inégalement dans diverses usines (par mise en compétition vers le bas), ce qui serait l’exemple concret de droits inégaux renforcés par la loi Travail. « C’est un grand jour » brandit donc une pancarte.
Les marins (de tous métiers : transports de passagers, cuisiniers de bateaux…) de Brittaly Ferries (qui sont 300 à Brest) se plaignent de travailler déjà plus longtemps sans être payés plus. Alors avec la loi…
Olivier Lepichon, secrétaire général de l’UL CGT de Brest, comptabilise 160 personnes venues à Paris, mais 1200 restées à manifester à Brest, et 300 dans le reste du département. Tous les métiers sont là : métallurgie navale, dockers, arsenal. Il raconte comment il a fallu préparer pendant 10 jours une action avec débrayages pour les uns, grèves de 24 heures pour d’autres, blocage de rond-point. « Nous étions 10 000 le 31 mars au pic du mouvement. Aujourd’hui, la votation citoyenne marche très bien. C’est un mouvement qui marche avec des entrées et sorties selon les moments et les entreprises, petites ou plus grandes ».
La ville de Louviers (Eure) et ses environs étalent une variété d’entreprises industrielles. Par exemple à Tramico à Brionne, on fabrique des garnitures de pavillon de voitures pour Renault et PSA. Il y a eu plusieurs débrayages reconduits aux 2/3 (sur 250 personnes) de 6h du matin à 10h. Ils sortent d’une grève en février pour les salaires : pour 45 euros bruts. Alors, ils sont là pour conforter.
Arrive l’armada des dockers du Havre (Seine Maritime) : tambours tonitruants, casques bleus et orange bien en rang, donnant une extraordinaire impression de puissance (comme si tout le Havre était « descendu » sur Paris). Une très grande jeunesse. Ils sont venus à 2500 et il y en a encore 1000 qui manifestent au Havre. A la question : « Où en sont les raffineries ? », un jeune docker explique : « C’est arrêté et compliqué de redémarrer. Il faut 3 à 4 jours pour arrêter une installation et autant pour la remettre en route ». Donc peut-être après le 17 juin (jour de rencontre entre P. Martinez et M. El Khomri). Un militant s’interpose, quasi menaçant : « Ici on ne dit rien, va voir la CGT ». C’est où ? « La CGT, c’est là-bas » (montrant un groupe de responsables devant le cortège) « nous on ne dit rien ». Ainsi vont les traditions et les disciplines syndicales…Sans contestation possible, la délégation CGT des dockers est la plus massive de toute la manif, car il y a aussi ceux de Fos sur Mer venus en masse.
Blocages deux jours par semaine
Les salarié-es d’Airbus de Nantes sont venus à 100 dans les bus CGT (et 300 avec FO), sur une usine de 2600, et en réalité 3600 avec les soutraitants. Laurence Danet, déléguée syndicale CGT Airbus, explique : « Fin mai, nous avons bloqué l’usine deux jours par semaine. Nous avons une convention collective de la métallurgie assez favorable. Par exemple avec des primes d’équipes de 11% du salaire, mais chez Airbus, c’est mieux avec 25% pour les 2/8. On voit que si la loi passe… ». Elle ajoute : « Lundi, nous avons commencé la votation citoyenne. Cela s’est très bien passé, avec 600 votants le matin, 600 l’après-midi et 300 à midi où passent surtout les ingénieurs et techniciens. Ici, on voit l’effet futur de la loi Travail. ».
FO est puissant chez Airbus. Dans toute la manifestation, des déferlements bien groupés de pancartes Force ouvrière impressionnent. On voit cela rarement. C’est un signe évident d’enracinement social du mouvement, autant que d’effort d’organisation.
En fait, dans la manifestation, tout est souvent mélangé en vrac : les régions, les villes, les entreprises, les syndicats, les pancartes politiques. L’avenue est parfois large, avec un trottoir au centre : à gauche défile FO Côte d’Or, à droite les métallos CGT du Pas de Calais !
Voici encore un cortège de Seine Maritime avec la délégation de Renault Cléon (150 environ), avec des slogans très radicaux : « Une seule solution : la lutte, la grève, jusqu’à satisfaction » ; ou encore : « Le 49-3, on n’en veut pas : dehors ce gouvernement ! ». Solidaires Seine Maritime a également rempli trois cars. Les salariés EDF de la centrale de Paluel brisent les oreilles avec des trompes stridentes.
« La vraie démocratie, elle est là »
Adrien est jeune délégué syndical CGT chez Schindler (ascenceurs) dans la région parisienne : 900 salariés en Ile de France, 40 en manifestation. « Il n’y a pas de problèmes d’explications », explique-t-il, « mais quand même des difficultés à mobiliser. Il y a plusieurs obstacles. D’abord nous sommes sur de petites unités de travail. Les équipes sont dispersées. Ensuite, nous ne parvenons pas à faire ce que j’appelle la gymnastique. A force de faire la grève par procuration, il arrive un moment où le roi est nu. Il y a de nouvelles générations qui sont arrivées, mais les traditions des anciennes ont disparu. Tout est à reconstruire. Plus généralement, la CGT doit savoir inscrire sa pratique syndicale dans les réseaux sociaux. Il faut arrêter le formalisme ».
Cette réflexion sur une reconstruction syndicale nécessaire et méthodique va de pair avec dans certains cortèges une volonté politique d’en découdre. Les mêmes qui dans le cortège de l’Union locale CGT de Lille, scandent « socialo facho » (incluant Martine Aubry sans vergogne), ajoutent l’instant d’après : « Ce n’est pas le patronat qui fera la loi. La vraie démocratie, elle est là ». Avertissement aussi aux forces politiques opposées à la loi Travail, qui doivent se mettre au diapason d’un mouvement hautement politique, sans attendre forcément le calendrier 2017.
Jean-Claude Mamet