Tout le monde en convient dans l’espace syndical : la situation est gravissime. Et il y a ce sentiment diffus : comment réagir ? Par quel bout prendre le problème ? « On »  a pris  tellement de coups sur la tête, « on » est tellement sidéré qu’un gouvernement formé à la suite d’un mouvement électoral de gauche puisse aller si loin vers la droite…jusqu’à baiser la main du MEDEF. On a chassé Sarkozy et… il revient ! Pire : sa politique s’applique déjà.  Et le FN a gagné les dernières élections en reprenant parfois mot pour mot les mots d’ordre de la « gauche sociale ».
Il y a certes de la colère dans le pays. Mais elle a du mal à trouver un nouveau chemin, entre la résistance et un horizon qui donne du sens. Les pilotes de ligne mènent un juste combat contre la dérégulation, et ils ont le pouvoir de bloquer une entreprise. S’ils gagnent, il est certain que leur lutte radicale donnera des idées. Mais leur stratégie très « autonome » n’est pas suffisamment perçue comme rassembleuse.
Il n’est donc pas facile de mobiliser à la hauteur nécessaire.  Dans ce contexte, la CGT a mis dans le paysage une date d’action pour le 16 octobre prochain : « pour une reconquête de la sécurité sociale ». Le 16 octobre tombera en effet entre deux débats politiques absolument décisifs : la loi de Finances (budget de l’Etat) au début du mois, et la loi de financement de la protection sociale (PLFSS) dans la foulée : un concentré de la politique du gouvernement. Celui-ci  applique en effet son Pacte d’irresponsabilité en démolissant la sécurité sociale (allocations familiales fiscalisées…) et en démolissant encore un peu plus toute idée d’impôt sur le revenu fortement progressif (suppression de la première tranche du barème) et toute possibilité même de politiques publiques ou de services publics (50 milliards d’économies pour payer les cadeaux aux patrons).  Agir pour faire capoter les deux lois budgétaires est donc un objectif juste. Mais qui nécessite une mobilisation couplée et coordonnée entre le mouvement syndical et une opposition politique de gauche au gouvernement, autour du Front de gauche, mais aussi d’EELV et des forces socialistes réunies dans Vive la gauche depuis fin août (les « frondeurs »).  Mais est-ce bien le but de la CGT dans la journée du 16 octobre ?
S’appuyer sur les luttes des hospitaliers
Pour le moment, la journée se présente sous la forme de rassemblements régionaux, dont un plus puissant en Ile de France. L’hypothèse d’une manifestation nationale à Paris n’a pas été retenue. Mais réussir une action puissante contre les budgets, et pour un contre-budget alternatif basé sur les besoins populaires (services publics et  sécurité sociale), nécessiterait d’abord de s’appuyer sur toutes les initiatives qui peuvent converger. Par exemple, parlant de sécurité sociale, donc notamment de santé, il existe maintenant une « Convergence des hôpitaux en lutte contre l’austérité », construite par des réunions nationales de délégués d’hôpitaux depuis avril dernier (à l’appel de l’intersyndicale de Caen), avec près de 80 établissements coordonnés, et soutenus par la fédération SUD Santé-Sociaux, et un grand nombre de syndicats CGT, et même quelques-uns de FO ou autonomes. Ce mouvement est parti des luttes sur le terrain contre les budgets qui étranglent les services de soins (loi Bachelot, tarification à l’activité). C’est donc un bon point d’appui pour préparer une action nationale contre les deux budgets d’austérité en octobre. Le 23 septembre, près de 1500 hospitaliers en colère étaient rassemblés devant le Ministère de la santé sous les fenêtres de Marisol Touraine. Ce fut aussi un carrefour de rencontres avec d’autres luttes (intermittents, luttes féministes) et un lieu d’échange avec les forces politiques sollicitées et venues en soutien (Front de gauche, NPA). Une étape donc, qui pourrait trouver une suite d’ici octobre.
La fédération CGT de la santé et de l’action sociale et celle des personnels de la sécurité sociale préparent une action pour la sécurité sociale depuis juillet. Avec des tracts nationaux, des meeting régionaux et un appel clair à la grève pour le 16 octobre (les cheminots CGT en discutent aussi), date que la confédération CGT a donc repris au vol depuis fin août pour proposer une mobilisation d’automne. Il était sans doute possible de commencer à donner de la chair et du dynamisme à ce 16 octobre en soutenant nationalement le mouvement naissant des personnels hospitaliers, dont les luttes sont toujours perçues dans l’opinion publique comme porteuses d’intérêt général. Une occasion a donc été manquée le 23 septembre. Souhaitons que les choses bougent dans les jours à venir. Ce sera peut-être  le cas avec la journée du 30 septembre des retraités, qui s’annonce très unitaire après les annonces méprisantes du gouvernement Valls refusant d’abord toute revalorisation des minima de retraite, puis annonçant « faire un geste », a dit le ministre Jean-Marie Le Guen,  comme s’il s’adressait à un pauvre rencontré au coin de la rue.
Quelle démarche unitaire ?
Mais la réussite d’une forte mobilisation le 16 octobre nécessite aussi une claire proposition unitaire nationale. Et l’inquiétude, à ce jour, est très grande.  La CGT a déjà organisé depuis le début de l’année 2014 deux dates d’action interprofessionnelle, le 6 janvier  (le Pacte de responsabilité venait d’être lancé par F. Hollande) puis le 25 juin, en vue de la Conférence sociale du début juillet et afin de « peser » sur son déroulement par la mise en avant de 90 revendications sur les questions en débat. Mais ces dates sont quasiment passées inaperçues (et pour ce qui est de la Conférence sociale de juillet, c’est son boycott final par la CGT, FO, FSU et Solidaires qui a fait sens),  alors que la raison d’agir était évidente.  Pourquoi ? La CGT le répète elle-même dans ses congrès : aucune organisation ne peut à elle seule mobiliser à la hauteur nécessaire. Mais le constat s’impose : le « rassemblement du syndicalisme » est au point mort, si on entend par là la nécessité absolue d’avoir la CFDT à chaque fois. La direction CFDT, qui se dit indépendante, a pris fait et cause pour le soutien au gouvernement et à ses outrances libérales (ce qui ne signifie pas que ses syndicats sont exactement sur la même orientation lorsqu’ils sont confrontés à des situations précises, comme on a pu le voir à Sanofi ou chez le transporteur Mory Ducros). Pire : elle théorise maintenant ouvertement, comme Laurent Berger l’a fait au dernier congrès confédéral CFDT, l’existence de deux types de syndicalisme : l’un « réformiste, qui s’engage » (et fait front  avec l’UNSA) et « met la main dans le cambouis » et  l’autre qui le refuse (la CGT entre autre).  La CGT se refusait jusqu’ici totalement à ce type de classement. Mais une interview de Thierry Lepaon dans l’Humanité Dimanche (17 septembre), semble indiquer une évolution : « Les salariés sont face à deux conceptions du syndicalisme », commente-t-il.  Ce qui bien sûr va dans le sens de ce que beaucoup pensent au sein de la CGT (notamment depuis l’ANI de janvier 2013 et la réforme des retraites de septembre 2013), mais dont malheureusement ils peuvent en tirer la conclusion que la responsabilité de l’action relève de la seule CGT. Or ce cercle vicieux entre unité syndicale large présentement impossible et rassemblement de la seule CGT est porteur de ratages répétitifs.
La CFDT a bien entendu décliné toute participation au 16 octobre.  Ce n’est pas une surprise.  Mais aucune autre proposition unitaire n’est à ce jour venue de la part de la CGT, alors que la FSU l’avait proposé dès le début septembre. Elle semble même s’y refuser, ce qui a pour conséquence une extrême confusion sur le but réellement fixé à l’action du 16 octobre. Auto-affirmation ? Ou volonté de construire réellement un rapport de force ? Il est préoccupant que le mensuel CGT Ensemble du mois de septembre ne mentionne pas la journée du 16 octobre,  alors que ce mensuel a été prévu pour être la voix directe de la confédération vers tous les syndiqués. Préoccupant aussi que dans les départements, des propositions de co-organisation du 16 octobre venant  d’autres syndicats (par exemple FSU) soient très mal accueillies par la CGT locale.
Dans cette situation, l’Union syndicale Solidaire vient d’écrire une adresse publique à toutes les organisations  syndicales (CGT, FSU, FO, CFDT, UNSA, CFTC, CGC) intitulée : « Pour une dynamique unitaire de mobilisation ». On y lit : « …C’est tous et toutes ensemble, autour d’une même table, que nous devons construire les mobilisations à venir ». Et Solidaires de souhaiter une rencontre entre toutes les organisations qui le voudront, pour la réalisation d’un « front syndical de luttes ».
La FSU a également entamé une démarche de rencontres bilatérales. Une intersyndicale s’est quand même tenue dans la Fonction publique, mais n’a pas débouché (toujours à cause de la CFDT et de l’UNSA), alors que la mobilisation unitaire de mai dernier contre le gel du point d’indice était prometteuse (mais il est vrai que des élections professionnelles approchent en décembre). Mais les contacts se poursuivent.
La portée politique de l’action
Une troisième nécessité s’impose, en plus d’une démarche unitaire, pour réussir le 16 octobre.  C’est de le replacer dans le contexte politique. Plus que jamais, les choix  du gouvernement nécessitent  un rassemblement de résistance politique en même temps que la mobilisation sociale, et même un engagement clair venant des forces critiques (« frondeurs ») de  la majorité parlementaire et présidentielle de mai 2012. Si ces gestes ne viennent pas à l’occasion du vote budgétaire, c’est-à-dire au moment des choix les plus clairs de signification politique, la crise de démoralisation populaire s’aggravera. Car les élections qui se profilent à nouveau pour début 2015 (cantonales) ne sont pas le meilleur moment pour clarifier les projets.
Dans la Nouvelle vie ouvrière (NVO, bimensuel CGT) du 19 septembre, l’historien Stéphane Sirot explique (dans une interview en supplément de l’Union régionale Ile de France CGT) souhaiter que le syndicalisme s’engage « dans un réinvestissement fort du champ politique », une « réappropriation du rôle de l’Etat, des formes de propriété, du fonctionnement de la démocratie ». Toutes choses devenues selon lui « des impensés du syndicalisme (qui sont en revanche préemptés par les mouvements d’extrême droite) ».  Nous en sommes bien là : le syndicalisme va-t-il assumer la portée politique de son combat ?
Le 12 avril dernier, plusieurs fédérations et syndicats CGT, Solidaires et partiellement de la FSU s’étaient engagés lors de la marche contre l’austérité proposée au départ par le Front de gauche et le NPA. C’était un grand pas en avant, bien que fragile. Il a donné lieu à de grands débats dans les organisations et c’est normal, car il faut respecter les rythmes, et ne pas imaginer que tout va  passer par un seul canal de luttes. Un collectif d’organisations est né, qui a pris le nom d’Alternative à l’Austérité (AAA), associant syndicats, associations, forces politiques.
La réussite du 16 octobre, absolument nécessaire, passe sans aucun doute par un processus unitaire visible et clair, appuyé sur toutes les actions de terrain, comme celles des hospitaliers, des retraités, des intermittents. Il reste à construire au plus vite. Mais le refus des budgets d’austérité passe aussi par une mobilisation sociale et politique conjuguée. Il y a aura probablement plusieurs dates de rendez-vous en octobre et novembre, en résonnance l’une avec l’autre.
L’objectif est bien de mettre ce gouvernement en échec.
Jean-Claude Mamet