Tout semble le confirmer : la journée de grève interprofessionnelle et de manifestations du jeudi 31 mars 2016 sera sans doute la plus grande mobilisation sociale (jusqu’ici !) du quinquennat de Hollande.
Sur l’Ile de France, les responsables CGT, il y a une semaine, faisaient état de dizaines de cars affrétés depuis les départements limitrophes pour venir manifester. Même si à l’heure où ces lignes sont écrites, on ne connaît pas encore le nombre de cortèges, la cartographie des villes se couvre de petits drapeaux sur les sites de Force ouvrière, CGT, Solidaires. A la direction CGT, on parle d’une possibilité « jamais vue depuis longtemps » pour « inverser la courbe des mauvais coups ». A Force ouvrière, « plusieurs fédérations font d’ores et déjà état d’une mobilisation… comme elles n’en avaient pas connu depuis plusieurs années ». Le tract national de Solidaires appelle à une grève « interprofessionnelle et nationale pour le retrait du projet de loi Travail », et se prononce pour la préparation d’un  mouvement « reconductible ».
Ce bouillonnement est totalement en phase avec l’opinion publique hostile à la loi pour plus des deux tiers, selon plusieurs instituts de sondages. Un couvercle a sauté : celui de l’hésitation à mobiliser contre un gouvernement dit de gauche, blocage politique qui paralysait depuis 2012. Même si la désaffection est très profonde depuis plusieurs années (la cote de Hollande est à 18% !), l’absence d’alternative politique, doublée des menaces de droite et d’extrême-droite, et un contexte général totalement brouillé et angoissant (attentats, mesures sécuritaires), avaient surtout un effet paralysant. Depuis quelques semaines, les verrous ont peut-être cédé.
La journée du 9 mars a été le signal, mais il faut reconnaitre aussi que toutes les dates de mobilisation ne sont pas des succès sans cesse croissants. Si le 17 mars a vu plus de jeunes mobilisés malgré l’opération « déminage » de Manuel Valls, notamment dans les lycées. Mais le 24 mars est plus hétérogène, décevant par exemple sur la région parisienne. En fait, il est assez difficile de décrire la carte des luttes. Il semble bien que des secteurs jeunes entrent en lutte quand d’autres se retirent ou ménagent leur force. Sur une ville, l’action peut être dispersée d’un quartier à l’autre, certains n’atteignant pas le gros du cortège. Par ailleurs, si la compréhension du caractère néfaste du CPE était facile en 2006, la loi Travail est d’une autre portée (52 articles), notamment pour des jeunes encore distants du monde du travail. La nécessité d’un décryptage systématique (type Traité européen de 2005) est vitale et cela prend du temps. Enfin certaines divisions du mouvement sont exploitées à la puissance 100 par les forces policières, pour monter des provocations avec des dérapages de violence incroyables, comme cela s’est produit à Nantes et Paris jeudi 24. Chez les salariés-es, les confusions syndicales entourant la date de mobilisation initialement prévue le 22 mars dans la fonction publique, annoncée puis de fait annulée, ont brouillé le message ou incité à reporter l’effort de lutte sur le 31.
Mais globalement, le mouvement de protestation d’ensemble reste ascendant, même si le rythme est syncopé.
Comment franchir un nouveau seuil le 31 mars ?
Le 31 mars sera-t-il un nouveau un saut qualitatif ? La pétition LoiTravailNonMerci atteint 1,3 million de signataires le 29 mars. Peu de responsables syndicaux rencontrés le 24 mars s’affirmaient certains des formes à prendre pour les suites du 31 mars. Beaucoup se concentrent sur la réussite éclatante du 31 comme condition essentielle pour un rebond indiscutable, qui ouvre de nouvelles vannes à l’énergie populaire.
Pour y parvenir, sans doute est-il crucial que les initiatives jusqu’ici convergentes, venant de canaux parfois très différents (la web-mobilisation, Youtube, etc), se maintiennent dans cet état d’esprit où tout le monde soutient positivement les actions des uns et des autres. Les syndicats ont bien embrayé avec la jeunesse, il n’y a pas eu de coupures, mais plutôt au contraire des rencontres, des débats communs, des mutualisations de services d’ordre, etc.
Il peut cependant y a avoir des couacs malencontreux. Par exemple à Paris, pourquoi CGT et FO tiennent-ils si fort, jusqu’ici, à marcher en tête de cortège le 31 mars à la place des jeunes relégués en queue ? Pour afficher la prééminence du syndicalisme, qui préparait le 31 mars avant que ce mouvement social ne démarre en trombe ? Cette posture pourrait être un facteur d’incidents multiples, et de plus, n’est pas du tout une bonne idée pour redonner une image attractive du syndicalisme dans la jeunesse.
« Nuit rouge » et reconductible en débat
Pour les suites du 31 mas, il faut sans doute accueillir toute idée nouvelle comme bonne à discuter ou enrichir. Même si ce n’est pas encore rendu totalement public, la confédération CGT propose à l’intersyndicale nationale de retenir deux nouvelles dates d’action, le mardi 5 avril, journée d’ores et déjà annoncée par les organisations de jeunesse, et surtout le samedi 9 avril, proposition bien accueillie et même attendue. Elle peut permettre au mouvement de s’unifier avec des salarié-es empêchés de faire grève ou hésitants, voire même avec des équipes CFDT en désaccord avec Laurent Berger (dernier exemple : la CFDT culture a écrit une lettre ouverte à la confédération). Elle peut donner au mouvement une dimension citoyenne et politique encore plus forte.
Autre idée qui se répand partout : l’appel à la Nuit Rouge venu du journal Fakir (initiateur du film Merci patron, qui dénonce les méthodes de la multinationale du luxe LVMH et qui fait un tabac chez les jeunes, les syndicalistes, etc). L’idée est de rester « debout » dans la rue après la dispersion des manifestations, donc de ne pas « rentrer chez soi », de trouver des formes innovantes d’occupation des rues ou des places, avec des concerts par exemple. Mais comment faire alors que les menaces d’interdiction vont sans doute se multiplier en situation d’état d’urgence suite aux attentats ? C’est en tout cas une situation à suivre de près. A Clermont Ferrand, l’Union départementale CGT encourage une action similaire.
Un appel de syndicalistes (www.onbloquetout.org) a déjà recueilli plus d’une centaine de signatures CGT, Solidaires, FSU, CNT, se prononçant pour « bloquer l’économie » et « préparer la généralisation et la reconduction partout où c’est possible ». Cet appel est soutenu par l’Union syndicale Solidaires. Chez les cheminots par exemple, la grève sera vraisemblablement forte le 31, comme elle l’avait déjà été le 9 mars sur leurs revendications liées à la convention collective en négociation. Certaines équipes syndicales (y compris CGT) discutent en effet de reconduction, mais ce n’est pas encore une situation majoritaire.
Un mouvement d’accélération politique
Le refus de la loi Travail a pris dès le début une dimension où s’imbriquent le social et le politique, le refus de subir la précarité et de supporter la sempiternelle doxa libérale qui sert de prêt-à-porter à la pensée. Tout le monde le sait ou, si ce n’est pas encore le cas, tout le monde le pressent : voici encore une contre-réforme venue tout droit de la troïka européenne qui écrit la loi, même si ce sont les gouvernements qui la décident politiquement. Le 22 mars, lors d’un débat autour de la loi Travail à l’Assemblée nationale, avec les députés du Front de gauche, les syndicats et les juristes, on a pu apprendre qu’en 2013, au moment où la France obtenait son délai supplémentaire pour parvenir aux fameux 3% de déficit public, l’ancien président Barroso de la Commission européenne avait exigé en échange une vigoureuse « réforme » du marché du travail. De même que le ministre Christian Eckert a accepté 800 millions d’économie sur le dos des chômeurs, ordre venu de Bruxelles, expliquant pourquoi le gouvernement dicte lui-même les termes de la négociation UNEDIC en cours…
La mobilisation pour le retrait du projet prend donc une tonalité politique forte, au moment où Hollande et Valls sont en échec sur tous les fronts : déchéance de nationalité, montée inexorable du chômage, popularité en berne, crise au sein de leur majorité, doutes de plus en plus grands sur leur avenir. Tout doit donc être fait pour que cette loi n’aille pas à son terme, et qu’une défaite de l’exécutif ouvre la voie à un intense débat dans tout le pays sur une alternative avant 2017. Laquelle ouvrirait bien plus sûrement un avenir pour la gauche que l’attente passive des échéances institutionnelles.
Cela commencerait par tracer des perspectives concrètes pour une société sans chômage ni précarité, redonnant du souffle à la réduction du temps de travail, en taxant les heures supplémentaires, en construisant une vraie sécurité sociale professionnelle financée par la socialisation du salaire, en permettant un droit de préemption des salariés quand leur entreprise est menacée…
En s’appuyant sur la force de la rue et des grèves, il est donc nécessaire que des délégations du mouvement rendent visite aux députés de gauche (le débat commence à la commission sociale de l’Assemblée dès le 4 avril et en plénier début mai) pour qu’aucun ne vote cette loi. Quitte à ce que le gouvernement soit contraint à utiliser l’article 49-3 (vote bloqué) suivi d’une motion de censure.
Les initiateurs d’une « primaire de la gauche et des écologistes » pour 2017 se sont donnés jusqu’à mi-avril pour décider si cette entreprise improbable et surréaliste irait à son terme (laisser entendre que ceux qui ont détruit la gauche depuis 2012 pourraient la remettre à flot en 2017…), au lieu de clarifier dès aujourd’hui les enjeux. Dans un débat le 22 mars à Paris, en présence de la députée PS Fanélie Carrey-Conte (opposée à la loi), Pierre Laurent a très bien posé la question : « Quand je dis qu’il faut construire des perspectives politiques alternatives pour 2017, on me dit : avec qui ? Eh bien, avec tous ceux qui sont en train de s’opposer à la loi El Khomri. Cela me parait un excellent périmètre pour savoir avec qui construire une alternative à gauche ». Excellent périmètre en effet.
Le mouvement social actuel peut être un accélérateur politique. C’est pourquoi le mouvement Ensemble !, à la suite de son Collectif national du 19 mars, propose à toutes les forces politiques opposées à la loi Travail (cela fait du monde !), mais aussi aux jeunes, aux syndicalistes, aux associatifs, de construire collectivement des Forum pour l’alternative, dans les localités et sur le plan national. La politique peut aussi être construite à la faveur d’un grand mouvement social.
Jean-Claude Mamet