La commémoration des attentats des 7 et 9 janvier fait l’objet cette semaine de multiples évènements et occupe logiquement l’actualité. Le deuil se poursuit à travers la remémoration. Mais l’enjeu est plus large. Le sens même qu’on donne à cet évènement est l’objet de discours différents, de débats politiques contradictoires. La question est elle-même redoublée par les attentats du 13 novembre qui ont constitué une répétition et une amplification du choc provoqué. Les débats et polémiques sur la marche du 11 janvier et le « Charlie/pas Charlie »  sont relativisés par rapport à la prise de conscience d’un phénomène qui s’est imposé à la conscience collective dans ses manifestations les plus brutales : le poids du terrorisme djihadiste dans la société française et les répercussions de la crise au Moyen Orient.
Dans la proximité des évènements des 7/9 janvier et du 13 novembre qui ont marqué l’année 2015, c’est l’ensemble de la période qui prend un sens nouveau : notamment avec les assassinats perpétrés par Mohammed Merah à Toulouse en mars 2012 contre des militaires et des enfants juifs (évènement qui avait alors suscité peu réaction significative notamment à gauche), et la tuerie perpétré par Mehdi Nemmouche au musée juif de Bruxelles en mai 2014. Et ce sont également les différentes tentatives d’attentats en partie ratés, avortés, empêchés ces derniers mois qui dressent un tableau global qui modifie la conscience collective. Personne aujourd’hui ne peut exclure qu’il n’y ait pas dans les prochaines semaines de nouveaux attentats.
Le débat sur l’analyse du terrorisme djihadiste et les réponses à y apporter est donc essentiel. C’est un débat qui pèsera dans les prochains mois et les prochaines années dans la société française. Marine le Pen y apporte une réponse simple : ce sont les immigrés et les musulmans qui sont des « Mohammed Merah en puissance ».  Certains à droite n’hésitent pas à suivre ce discours comme quand Christian Estrosi dénonce la « 5ème colonne » islamiste.  C’est une logique de guerre civile et de divisions qui est ouvertement prônée : la recherche de l’ennemi intérieur. Certains à gauche n’hésitent pas à désigner les jeunes des quartiers populaires comme les responsables de ces évènements. L’élu socialiste Malek Boutih affirmait il y a quelques mois « ces quartiers produisent des terroristes, (…) dix ans après ce ne sont plus des émeutiers, ce sont des terroristes ». De façon plus subtile, le dernier ouvrage de Gilles Kepel (« Terreur dans l’hexagone ») développe une vision qui enracine l’émergence du terrorisme djihadiste en France dans l’absence de débouché politique après la révolte des quartiers populaires de novembre 2005.
Ce type d’analyse omet deux dimensions : le terrorisme djihadiste n’est nullement un phénomène spécifiquement français. Des jeunes de toute l’Europe rejoignent aujourd’hui l’État Islamique. C’est d’ailleurs un phénomène international qu’on retrouve en Russie, en Indonésie, au Japon… Et les jeunes qui s’engagent notamment en France, ne sont pas tous issus des « banlieues » mais proviennent de tous les milieux sociaux, de familles musulmanes, juives, chrétiennes, athées, comme le souligne régulièrement l’anthropologue Dounia Bouzar qui travaille depuis des années sur les processus d’embrigadement vers le terrorisme djihadiste. Le projet politique totalitaire de l’État Islamique trouve un écho dans la diversité de la jeunesse aujourd’hui qui se retrouve dans un monde chaotique, sans capacité de le comprendre et de pouvoir envisager de le transformer.
Le terrorisme djihadiste prôné par Al Qaïda hier, l’État Islamique aujourd’hui (et demain par d’autres ?) n’est ni l’apanage d’un groupe sociologique particulier, ni d’une confession religieuse particulière, même s’il instrumentalise l’Islam, il est avant tout un projet politique de nature totalitaire, portée par des partis, de réseaux, des forces qui s’organisent pour le faire progresser. C’est sur le terrain politique qu’il doit se combattre. Le terrorisme djihadiste se nourrit de multiples causes : domination impérialiste au Moyen Orient, dictatures des pays arabes, affaiblissement du mouvement ouvrier à l’échelle internationale, situation du peuple palestinien, désarroi de la jeunesse, crise de toute perspective d’alternative… Mais il progresse surtout par sa capacité à engranger des victoires politiques (la plus ancienne, quasi mythologique aujourd’hui, étant sa contribution à la chute de l’URSS, puis avec le 11 septembre et la lutte contre l’occupation de l’Irak, enfin à travers la création de l’État Islamique en Irak et en Syrie en s’appuyant sur la guerre menée par Bachar El Assad contre son peuple). C’est cette dynamique de victoires politiques qu’il faut enrayer ce qui suppose de faire reculer ce projet.
La société française n’est pas la seule impactée par ce phénomène international, mais la façon dont celle-ci va évoluer et y répondre dans les prochaines années peut contribuer ou non à le faire reculer ou lui donner plus d’espace politique. Ce qui suppose un débat plus sérieux et exigeant que la dangereuse initiative politicienne de François Hollande sur la déchéance de nationalité. Sans épuiser toutes les questions, une véritable politique qui permette de répondre au terrorisme devrait reposer sur plusieurs réponses complémentaires :
– Un soutien massif et déterminé aux peuples notamment kurdes, syriens et irakiens qui sont en première ligne dans la lutte contre l’État Islamique. Cela suppose pour la Syrie de refuser toute solution politique qui permettrait le maintien au pouvoir de Bachar El Assad qui mène une guerre inhumaine contre son peuple bien plus meurtrière d’ailleurs que l’État Islamique. Il faut faire prévaloir les intérêts des peuples et l’action propre de leurs forces de résistances et en finir avec les multiples ingérences étrangères qui essaient de s’imposer dans la région. Les actions des multiples coalitions, que ce soit celle menée par les Etats-Unis, avec la participation de la France, de l’Arabie Saoudite, de la Turquie, ou celle menée par la Russie avec l’Iran en soutien à Bachar El Assad, contribuent à alimenter le chaos régional et renforcent l’État islamique qui se présente comme une force de résistance.
– Il est essentiel de préserver les cadres démocratiques existant (aussi limités soient-ils par rapport à ce qui serait nécessaire…) qui existent en France comme en Europe. La réponse aux attentats terroristes et à la possibilité de nouvelles menaces ne peut être de s’enfermer dans une logique de guerre civile et de suspicion vis-à-vis d’une partie de la population. La révision constitutionnelle qui vise à imposer un état d’urgence permanent, la déchéance de nationalité, tout comme le nouveau projet de loi antiterroriste présenté début janvier qui étend les pouvoirs de police, constituent des régressions démocratiques inacceptables et des mesures inefficaces. Les mesures discriminatoires et islamophobes, comme les fermetures abusives de Mosquées, les assignations à résidence sans fondement, doivent cesser. De véritables moyens doivent être mis dans la prévention de nouveaux attentats à travers le renforcement des moyens de renseignement de la police, le recrutement d’effectifs qualifiés suffisants, des moyens donnés à la formation nécessaire pour faire face à cet enjeu mais aussi avec la reconstruction des services publics sur tous les territoires, le désengorgement des prisons inhumaines qui sont toujours la « honte de la République »…
– Enfin, il est essentiel de reconstruire un horizon, un avenir commun qui ne se réduise pas au repli national ou à l’exaltation de la force ou de l’argent. À la fin du 19ème siècle, l’émergence de la perspective socialiste et du mouvement ouvrier en Europe avait supposé de dépasser les nécessaires revendications économiques catégorielles pour défendre une perspective « universelle » pour l’ensemble de la société. C’est ce travail de formulation d’un avenir commun, d’une visée émancipatrice qui est plus que jamais nécessaire pour contester et faire reculer les idéologies de haine, de choc des civilisations, d’exaltation d’une identité purifiée qu’elle soit nationale, religieuse… et qui progressent dangereusement aujourd’hui.
François Calaret