Depuis quelques mois, les voix en faveur d’une refonte du droit du travail pour laisser plus de place aux accords d’entreprise sont nombreuses : le rapport Combrexelle, qui fait suite à deux rapports de think tanks, celui de Terra nova (Barthelemy et Cette) et celui de l’institut Montaigne, d’inspiration ultralibérale, sans compter l’ouvrage, Le travail et la loi, d’Antoine Lyon-Caen et de Robert Badinter. Ces travaux, largement relayés par les médias, reprennent une antienne libérale voulant que la législation du travail constitue une source d’inefficience économique, voire de chômage. Depuis les années 90, le diagnostic néoclassique d’un marché du travail trop rigide se diffuse à bas bruit, suscitant peu de débat. Il s’appuie sur l’idée que les régulations de l’emploi constitueraient autant de rigidités du marché du travail empêchant son bon fonctionnement (concurrentiel) et bridant la compétitivité de notre pays, au point d’être la source de tous nos maux. Ces accusations reposent sur de trompeuses idées reçues.
La première suppose l’existence d’un lien entre chômage et protection de l’emploi : un droit du travail protecteur serait associé à un taux de chômage élevé. Cependant, aucune étude empirique n’a réussi à démontrer que le niveau de la protection accordée aux salariés par le droit du travail avait un effet sur le niveau du chômage. Depuis les années 90, l’OCDE plaide pour des « réformes structurelles » allant dans le sens d’un assouplissement du droit du travail. Mais, dix ans plus tard, cette même organisation reconnaissait qu’il est bien difficile de savoir si cet assouplissement, constaté dans la plupart des pays, a réellement conduit à « une régression durable du chômage ».
Le deuxième idée reçue est que nous ne serions pas allés assez loin dans la flexibilité du marché du travail. Or les réformes ont été nombreuses. Pour n’en retenir que quelques-unes parmi les plus récentes, citons la mise en place de la rupture conventionnelle en 2008, la mal-nommée loi de sécurisation de l’emploi en 2013, qui a prévu les accords dits de maintien de l’emploi et le raccourcissement des délais de recours en cas de licenciement économique , la Loi Macron de 2015 qui a remis en cause les prud’hommes et réduit les obligations patronales en matière de suppression d’emploi. Sans oublier la lente montée des emplois précaires que les évolutions de la législation ont rendu de plus en plus attractifs pour les employeurs. On assiste par exemple depuis 1990 au développement, dans un certain nombre de secteurs, des CDD d’usage, qui permettent de pourvoir sur un même poste plusieurs CDD successifs, sans verser de prime de précarité et sans délai de carence. Le droit du travail a été réformé ces dernières années, et il l’a été avant tout pour satisfaire des demandes patronales, cela sans effets bénéfiques sur l’emploi. Au contraire, puisque les réformes ont eu pour conséquence d’accentuer la précarité de certains salariés, en particulier les jeunes pour lesquels le CDI n’est plus la forme dominante d’emploi, et les femmes pour qui le temps partiel représente un tiers des emplois.
La principale revendication de la série de travaux publiés ces derniers mois pour appeler à des réformes du droit du travail est de donner la priorité aux accords d’entreprise. On reconnaît là une demande ancienne du patronat, qui vise à remettre en cause la hiérarchie des normes et le principe de faveur selon lequel aucun accord d’entreprise ni aucune convention collective ne peuvent comporter de dispositions moins favorables aux salariés que celles des lois et règlements en vigueur. Les défenseurs de l’inversion de la hiérarchie des normes caricaturent le débat en se présentant comme des réformateurs soucieux du dialogue social,  face à ceux qui s’arc-bouteraient contre la « modernisation » du droit du travail. N’oublions pas que ce dernier a comme principe fondateur la reconnaissance du lien de subordination qui soumet le salarié à l’autorité de l’employeur. Autrement dit, le droit du travail a vocation à accorder aux salariés des droits collectifs qui limitent le pouvoir de l’employeur. Comment croire qu’un dialogue social « équilibré » puisse émerger aujourd’hui ? Les rapports de force sont on ne peut plus défavorables aux salariés, à l’heure où l’on compte plus de 6 millions de demandeurs d’emploi et où le taux de syndicalisation est au plus bas. Substituer la négociation au droit du travail risque bien de conduire à une course plus effrénée encore qu’aujourd’hui aux inégalités, entre grandes et petites entreprises, entre secteurs d’activité, entre branches.
S’attaquer au droit du travail permet au gouvernement d’afficher un volontarisme de façade face à une courbe du chômage qui ne fléchit pas, un volontarisme qui de surcroît n’engage pas de nouvelles dépenses publiques. Les remises en cause des droits des travailleurs se sont succédé. Il y a quelques mois, c’était la cause réelle et sérieuse du licenciement dans le cadre du contrat à durée indéterminée. Aujourd’hui, , c’est au tour du droit du travail dans son ensemble, auquel il faudrait préférer l’accord d’entreprise, jugé plus flexible. Demain, le Medef accusera peut-être à nouveau la protection sociale de décourager le retour à l’emploi, et réclamera alors de nouvelles coupes dans les allocations de chômage.
S’attaquer aux causes réelles du chômage supposerait au contraire d’en finir avec les politiques d’austérité qui compriment le pouvoir d’achat des consommateurs et vident les carnets de commande des entreprises. Cela permettrait de conduire des politiques à même de relever les défis sociaux et écologiques auxquels nos sociétés sont confrontées, tout en créant des emplois de qualité. Parmi ces politiques figurent le développement des services publics en matière d’éducation (de la petite enfance, à l’enseignement supérieur), de prise en charge de la dépendance, de développement des transports publics, de construction de logements sociaux et de réhabilitation écologique. Ces politiques, qui permettraient de réduire les inégalités, ont été délaissées par le gouvernement, voire caricaturées au nom d’un principe de réalité. Pourtant, ce même principe devrait nous conduire à tirer les leçons du passé. N’oublions pas que l’une des plus belles réussites contre le chômage a été la réduction du temps de travail.
Sabina Issehnane, Anne Eydoux et Anne Fretel