L’Europe forteresse est mise à l’épreuve par l’afflux des migrants. Les opinions publiques européennes semblent évoluer favorablement dans le sens de l’accueil, malgré –ou en réaction à– la poussée de l’extrême droite xénophobe un peu partout en Europe. Cette évolution n’est sans doute pas le simple produit de l’émotion causée par la découverte sans vie des 17 migrants dans un camion en Autriche et par la photo du petit Aylan noyé. Il semble que les contradictions entre les Etats membres ouvrent les yeux sur ce qu’est réellement l’Europe libérale : une machine qui rejette ceux des migrants qu’elle juge « inutiles » et, quand elle parle de « solidarité », ce n’est pas avec les réfugiés, mais entre Etats membres pour qu’ils se partagent ce qu’ils considèrent comme un fardeau. Ainsi Valls, d’abord hostile aux « quotas » au printemps pour ne pas prendre plus de réfugiés, y est maintenant favorable pour en limiter le nombre.
Les grandes manifestations souhaitant la bienvenue aux réfugiés en Allemagne et en Autriche contrastent avec la fermeture affichée au Danemark ou l’hostilité violente du gouvernement hongrois, sans parler de l’opinion tchèque, hostile à 95% selon un récent sondage. La particularité française interroge. Un sondage récent établissait à 55% la proportion des Français interrogés refusant d’accueillir plus de réfugiés. Il y a bien sûr le poids du FN. Mais –et c’est lié– on mesure à quel point la succession des politiques anti-immigrés ont négativement façonné l’opinion. L’idée que pour accueillir les bons « réfugiés » ou les immigrés utiles au patronat, il faut se montrer implacable contre les migrants « économiques » a été répétée sur tous les tons par tous les ministres de l’intérieur, de droite ou sociaux-libéraux. C’est la déclinaison de la fameuse phrase de Rocard, érigée en consensus : « La France ne peut pas accueillir toute la misère du Monde ». Même si son auteur prétendra ensuite avoir ajouté devant la CIMADE que la France devait « en prendre sa part », le sens de cette phrase dans toutes les versions vérifiables est : pour intégrer les immigrés autorisés, il faut chasser fermement les autres. Au fond, n’est-il pas aussi légitime de fuir la misère que de fuir la guerre ? D’autant que, dans les deux cas, la responsabilité des puissances du Nord et des institutions financières est avérée.
La particularité française a peut-être été perçue par les demandeurs d’asile eux-mêmes. La France est le seul pays européen où le nombre de demandeurs d’asile a baissé en 2014 : -5%. La même année, il a augmenté de 50% en Suède et de 60% en Allemagne. Parmi ces demandes, le taux d’acceptation du statut de réfugié a été de 77% en Suède, 47% en Allemagne, 39% au Royaume-Uni… et 22% en France. Pas étonnant que les exilés préfèrent tenter leur chance à Calais, quitte à s’entasser en attendant sous le pont d’Austerlitz ou à la Chapelle, que de demander l’asile en France. La convention Dublin 2, qui impose au demandeur d’asile de ne s’adresser qu’au premier pays par lequel il a pénétré en Europe, est de fait caduque et doit être abandonnée.
Pour refuser ou trier les migrants, chacun y va de sa proposition. Thomas Oppermann, président du groupe SPD au Bundestag propose « une voie rapide pour les migrants qui répondent aux attentes des milieux économiques » et« d’expulser rapidement les autres ». En France, Marine Le Pen propose « de ne plus accueillir personne », Sarkozy d’enfermer les réfugiés dans « des centres de rétention avant qu’ils ne traversent la Méditerranée », le maire LR de Roanne ne veut accueillir que des chrétiens. Pour respecter le droit d’asile, l’Europe doit accueillir sans trier : telle est le message livré par le regard figé d’Aylan et des autres noyés de la Méditerranée.
Pablo Krasnopolsky