La réduction du temps de travail a été au cœur des luttes des XIXe et XXe siècles. Il est utile de revenir sur quelques éléments d’histoire et des débats que cette question a suscités au sein du mouvement ouvrier.
L’industrialisation a bouleversé le rythme traditionnel des sociétés et a imposé un temps de travail souvent inhumain, sans limites aucunes à l’origine. Dans sa description du capitalisme industriel anglais, Marx l’a souligné : « la journée de travail comprend vingt-quatre heures pleines, déduction faite des quelques heures de repos sans lesquelles la force de travail refuse absolument de reprendre son service. Il est évident par soi-même que le travailleur n’est rien autre chose sa vie durant que force de travail, et qu’en conséquence tout son temps disponible est de droit et naturellement temps de travail appartenant au capital et à la capitalisation ». Grèves et luttes, émergences de structures syndicales, associatives puis de partis – mais aussi la volonté des capitalistes d’améliorer la qualité de la force de travail pour certaines fonctions – ont progressivement changé la donne et nombre d’États fixent progressivement des durées limites du temps de travail.
Avant la Première guerre mondiale, un des grands combats des socialistes était la journée de 8 heures, finalement obtenue dans plusieurs pays dont la France et l’Allemagne au lendemain de 1914-1918.  C’est le temps de travail hebdomadaire qui va ensuite devenir un enjeu : la plupart des gouvernements de gauche, du Front Populaire (1936-1938) à la gauche plurielle (1997-2002) – dans des circonstances fort différentes il est vrai et avec des dispositifs parfois contestables – placeront au cœur de leur action la RTT.
Fierté du travail et utopie du temps libre
Parallèlement les salariés en France obtiennent à partir de 1936 deux semaines de congés payés, étendues progressivement (jusqu’à cinq depuis 1981). Le temps de travail ainsi libéré pose la question de la place du loisir. Les socialistes « utopistes » ou « conceptuels » de la première moitié du XIXe siècle comme Charles Fourier ont réfléchi à une société débarrassée des contraintes du travail. Plus tard Paul Lafargue, le gendre de Marx, a énoncé dans un vigoureux plaidoyer Le Droit à la paresse (1880). Il s’agissait moins d’inciter la société toute entière à ne plus rien faire, comme le veut une légende tenace, que de prôner un travail mieux réparti et non aliéné.
Pour le dire un peu schématiquement les mouvements socialistes et communistes seront toujours pris dans des contradictions sur la question de la place du travail dans la société actuelle et à venir : comment passer de la critique de l’exploitation par le travail à un travail émancipé ? Quelle place pour la civilisation du loisir ?  Le travail « bien fait », la construction d’une identité et d’une dignité par le travail, voire l’exaltation du travailleur méritant eurent leur heure de gloire dans les organisations de gauche ; à juste titre des courants critiques ont souligné combien le mouvement communiste avait finalement reproduit une valorisation du travail faisant fi des conditions dans lequel celui-ci s’exerçait. Mais si les affiches des mineurs et métallos du début des années 1950 peuvent aujourd’hui faire sourire, elles correspondent aussi à l’époque de la plus forte structuration du mouvement ouvrier français, ce qui pose question sur la « valeur travail » au sein des catégories populaires politisées.
Se réapproprier la question
Le temps libre fut aussi un enjeu important pour les organisations de gauche. Elles ont cherché à créer très tôt des associations pour la lecture, l’éducation, la promotion de certaines valeurs (même au sein d’activités en apparence peu politiques, mais en réalité essentielles comme le sport) alternatives au capitalisme. Les courants critiques du stalinisme, notamment (mais pas uniquement) autour du PSU ont particulièrement travaillé cette question. Beaucoup ont oublié la mise en place, il est vrai éphémère, d’un ministère du temps libre (1981-1983), qui intervient après une décennie intense de réflexion sur le sujet. Autant de débats qui témoignaient d’une espérance, celle de pouvoir – maintenant que le travailleur pouvait disposer d’un temps de repos non négligeable – fournir des moyens pour l’émancipation. Depuis lors, le chantier sur la réduction du temps de travail a été quelque peu délaissé et les modalités contestables du passage aux 35 heures n’ont pas aidé à repenser la question.
Néanmoins d’importantes réflexions sont menées depuis sur le temps de travail « réel » et subi, sur les souffrances au travail, les nouvelles formes d’exploitation liées au précariat, etc ; elles ont finalement peu donné lieu à un véritable échange avec des responsables politiques de la gauche de la gauche et pourraient pourtant certainement contribuer à nourrir des revendications davantages en phase avec les nouvelles réalités salariales. Comment penser l’articulation entre travail et loisir, voire une nouvelle réduction du temps de travail, qui puissent dépasser un simple slogan propagandiste et devenir un point de repère pour de nombreux salariés soumis aux nouvelles exploitations ? Nourri par l’histoire, voilà un chantier à reprendre et approfondir.
Jean Numa-Ducange