Formulons une hypothèse : Nuit Debout est certainement l’un des quelques événements majeurs des années 10 en France. Evénement en forme de surgissement : l’illusion rétrospective dissipée (« il fallait que ça pète »), qui estimait possible, au soir du 31 mars, ce que nous vivons depuis maintenant deux mois ?
Le 23 février, quelques dizaines de personnes se retrouvent lors d’une soirée intitulée « Leur faire peur » organisée par le journal Fakir suite au succès rencontré par le film Merci Patron, réalisé par François Ruffin. Dans la foulée émerge un collectif, Convergence des luttes, et un mot d’ordre : « Nous ne rentrerons pas chez nous après la manif du 31 mars » – date de la manifestation appelée contre la Loi El Khomri. Ce jour-là, la mobilisation est importante ; en dépit d’une météo calamiteuse, ils seront plusieurs centaines à rejoindre République pour assister à l’assemblée générale, à la projection du film ci-dessus évoqué, au concert… Depuis, des milliers personnes ont occupé cette place, suivi à des degrés divers les actions initiées par les dorénavant nommés « nuitdeboutistes », participé de manière quotidienne aux assemblées puis aux travaux des commissions thématiques successivement créées, dansé enfin lors des nombreux concerts.
Difficile de définir ce dont Nuit Debout est le nom. Les dynamiques qu’y s’y font jour apparaissent en effet si hétérogènes qu’il apparaît imprécis de désigner celle-ci comme un mouvement. Tout au plus semble-t-il possible de décrire un contexte, de retracer des influences, de tâcher d’en penser certaines manifestations parmi les plus évidentes. Tâchons en tout cas d’éviter de lui construire une unité factice outre son caractère d’événement. En tant que tel, Nuit Debout marque une rupture, défait – au moins pour un temps – une situation. Il nous semble ici possible d’identifier un certain nombre de paramètres qu’il contribue à faire bouger quand il ne constitue pas directement l’expression de déplacements encore difficiles à analyser car souterrains.
Radicalité(s), radicalisation(s)  ?
En premier lieu, Nuit Debout marque le retour d’un niveau de radicalité dans la contestation qui avait disparu depuis, disons les mouvements contre le CPE, soit une dizaine d’années. Qu’ici comme là la jeunesse ait constitué l’avant-garde de la mobilisation n’est probablement pas sans jouer quelque rôle. Viendra un moment où il s’agira de proposer un premier bilan des formes prises par l’expression de cette radicalité et de leurs incidences. Pour l’instant, on peut se contenter de constater qu’une certaine frange de la jeunesse parisienne a su entraîner derrière elle nombre d’individus dans une série d’actions initiées par la commission éponyme, de la manifestation sauvage « Apéro chez Valls » à l’occupation du théâtre de l’Odéon en soutien aux intermittents du spectacle – actions qu’il faut être capable de distinguer en nature (et pas seulement dans leurs effets) de celles initiées par une frange de la mouvance autonome. Cette radicalisation de l’action politique, loin de se cantonner à la place et ses alentours, est en outre apparue lors des nombreuses manifestations de ces dernières semaines, qui ont vu l’apparition d’une « zone intermédiaire » formée d’anonymes, située entre les cortèges syndicaux et les éléments les plus radicalisés situés à l’avant.
La nuit, tous les chats ne sont pas gris
Cette diversité des profils et des stratégies déployées fait en partie écho à celle des participants de « Nuit Debout ». Place de la République, l’homogénéité sociale des premiers soirs (une population relativement jeune et principalement blanche, avec un fort contingent d’étudiants ou de personnes ayant depuis peu quitté les bancs de l’université) a laissé place à une foule plus diverse par sa composition.
On y a progressivement croisé nombre de syndicalistes, de militants des organisations politiques traditionnelles, parmi une masse d’individus dont le fait qu’ils soient souvent désignés par le terme « peuple de gauche » ne doit pas nous faire oublier la nature éminemment composite. Écho de cette diversité, les partisans de l’« élargissement du mouvement » et de sa vocation revendicative se sont confrontés dès les premières assemblées générales aux tenants de l’approfondissement des dynamiques autogestionnaires apparues sur la place. In fine, le recul des formes de contestation défendues (entre autres) par les autonomes a accompagné un relatif élargissement de ce qui constitue la base « active » des Nuits debout.
Ce recul s’est également traduit par le rapide tournant « citoyenniste » opéré à République tandis que les éléments les plus radicaux désertaient les AG parisiennes pour se concentrer sur les manifestations. Car pendant que le « concept » Nuit Debout essaimait de manière apparemment linéaire, ces dernières rythmaient en réalité ce qu’il faut considérer comme une unique séquence, des premiers blocages lycéens aux rassemblements devant l’assemblée nationale suite au choix de l’exécutif d’utiliser le 49-3.
En outre, la présence de la mouvance autonome – largement relayée dans les médias sous une forme caricaturale (la figure du « casseur ») –, associée à une brève enquête sur les profils militants des initiateurs de ce non-mouvement des places à la française nous amène à un second constat. Le surgissement de Nuit Debout traduit en effet la perte d’hégémonie – déjà avérée, devenue manifeste – des forces politiques « traditionnelles » sur de larges pans des forces contestataires. Certes, la capacité de certaines organisations syndicales comme Solidaires, la CGT et FO à mobiliser contre une remise en cause du droit du travail demeure une condition de possibilité d’un tel surgissement.
Il y a là pourtant quelque chose de plus, en provenance d’espaces mal défrichés de ce que nous continuons – à juste titre – d’appeler la gauche (et dont les récents développements historiques devraient nous rappeler qu’elle est toujours radicale). Une masse d’anonymes, dont il serait intéressant de savoir s’ils glissent à l’occasion un bulletin dans l’urne, se reconnaissant avant tout dans les paroles et écrits des médias alternatifs comme Fakir, Le Monde diplomatique ou Là-bas Hebdo, signent des pétitions en ligne et se défient des organisations traditionnelles, sans pour autant adopter les positions défendues par certaines franges du mouvement autonome parmi les plus radicales.
Il semble qu’aujourd’hui ce soit cette « multitude » qui domine les débats dans Nuit Debout – en témoigne la stricte horizontalité des prises de décision, ainsi que la volonté de s’imposer comme un interlocuteur direct des autres forces du mouvement social, notamment syndicales. Reste pour la Nuit Debout à définir ce qu’elle désire.
La somme et le reste
Car enfin et peut-être surtout, c’est la nature du processus de négation et de celui consécutif de dévoilement opéré par ceux qui participent de cet événement qui doit retenir notre attention. Négation d’un ensemble de pratiques et des institutions qui les sous-tendent : politiques (la dénonciation des formes prises par la représentation politique sous la Ve république), sociales (le refus de l’exploitation et du travail aliénant/aliéné), économiques (le refus de se soumettre à la logique de la mise en concurrence systématique et au règne de l’oligarchie).
En ce sens, Nuit Debout souligne un ensemble d’évolutions récentes, en les dramatisant. La faillite morale des sociaux-libéraux n’a jamais était si prégnante : preuve en est que le PS renonce chaque jour davantage de manière consciente à ce qui fut son électorat en 2012 (et dont il eut un instant la faiblesse ou l’audace de croire qu’il ne serait que cela). Dévoilement donc de la nature du pouvoir qui s’exerce et des dynamiques qu’il charrie. Le diagnostic d’une dérive autoritaire du gouvernement est chaque jour davantage partagé par les déçus d’un hollandisme gouvernant à droite, directement confrontés depuis près de deux mois à la violence des répressions policières.
La vacuité, sinon le caractère néfaste du capitalisme financier contemporain ou du moins de certains de ses aspects et conséquences les plus évidentes, apparaît criante à un nombre croissant de personnes jusqu’alors sensibles à une posture soi-disant « pragmatiste ». La contestation, loin de se limiter à la loi El Khomri s’est rapidement étendue à « son monde », avec ce que cette formule entretien d’ambiguïtés. Il semble donc que les conditions de possibilité d’un nouveau cycle politique se réunissent désormais sous nos yeux.
En cristallisant le rejet de la loi El Khomri exprimé depuis près de deux mois lors des manifestations successives, Nuit Debout permet la naissance d’une nouvelle génération militante qui n’existait jusque-là qu’à l’état potentiel – sauf à croire que les dynamiques du capitalisme génèrent d’elles-mêmes les forces de sa contestation. Reste à savoir ce que peut Nuit Debout et ce qu’elle veut, et si c’est effectivement sous cette bannière que s’agrègeront les forces qui s’y sont faites jour. L’ampleur « réelle » de son internationalisation récente, permise par la maîtrise des outils de communications, reste à mesurer.
Convergences, débats, et l’ « instant d’après » ?
Si la « convergence des luttes » semble s’être opérée avec les forces syndicales autour du nécessaire retrait de la loi El Khomri, force est de constater que le débat stratégique concernant l’« instant d’après » peine à être posé, tandis que la jonction avec certains acteurs issus notamment des « banlieues » et du mouvement antiraciste demeure pour l’heure hypothétique. En outre, l’issue de la mobilisation contre la loi travail est pour l’heure incertaine. Il nous faut donc dès maintenant réfléchir à ce qu’il nous semble possible de faire valoir auprès des milliers de personnes qui se sont découvertes comme sujets politiques, et qui ne s’aligneront probablement pas sur des campagnes perçues comme imposées par les « organisations politiques ». Le vieux monde se meurt. Reste à savoir si l’on souhaite en précipiter la disparition en participant de l’élaboration collective d’horizons émancipateurs, ou nous contenterons nous d’en accompagner sa chute.
Lambert Clet. Publié dans le Bulletin n°12 d’Ensemble!