Dans le texte d’une conférence donnée à Oslo le 3 mars 2015 (ici), la représentante du Parti des Indigènes de la République, Houria Bouteldja, polémique et conteste les positions de la « gauche radicale » française qui se mobilise contre l’islamophobie. Ce sont là des questions politiques et stratégiques importantes qui ne doivent pas être mises de côté.
La thèse défendue par Houria Bouteldja peut se résumer ainsi :
– L’erreur de la gauche radicale serait de mettre sur le même plan lutte contre l’islamophobie et lutte contre l’antisémitisme.
– Or, le « lieu de production » du racisme et de l’islamophobie, c’est selon Houria Bouteldja, l’État républicain français.
– Concernant le « lieu de production de l’antisémitisme », il provient d’une part des groupes d’extrême droite mais aussi de « la banlieue ».
– L’angle mort de la gauche radicale, c’est son incapacité à expliquer l’antisémitisme qui vient de « la banlieue » et à percevoir qu’il constitue une réaction au « philosémitisme d’État » qui existe en France.
– Le « philosémitisme d’État », c’est l’utilisation des juifs par l’État français comme « boucliers idéologiques » pour justifier le racisme d’État.
– Les actes anti juifs de « la banlieue » sont avant tout une réaction à ce « philosémitisme d’État » auquel il faut s’attaquer.
– Ainsi, c’est l’État philosémite qui est indirectement le « lieu de production » de l’antisémitisme.
– Et le problème de la gauche radicale, c’est qu’elle s’est construite dans son histoire en posant le génocide juif comme fondateur de sa conscience humaniste : elle ne peut donc pas s’attaquer au philosémitisme d’État car elle est elle-même philosémite.
La dialectique peut-elle casser des briques ? Manifestement elle peut aussi construire des murs… Le retournement opéré dans ce raisonnement est au final hallucinant : pour combattre les actes anti juifs de la banlieue, il faut combattre le philosémitisme d’État, donc dénoncer le combat contre l’antisémitisme mené par l’État… Que faut-il faire concrètement ? Difficile à dire… Car au final c’est avant tout la paralysie de tout combat contre l’antisémitisme qui ressort d’une telle approche.
Pour la dirigeante du PIR, quand la gauche s’oppose en même temps à l’islamophobie et à l’antisémitisme : c’est une « pirouette » dénoncée comme une « fausse symétrie ». Mais quand elle ne combat que le racisme en général et l’antisémitisme : c’est encore pire… De toutes les façons, le combat contre l’antisémitisme est disqualifié !
En plus de cette impasse politique totale pour qui se préoccupe de la lutte contre toutes les formes de discriminations, cette position repose sur deux erreurs qui méritent d’être explicités.
Refuser toute instrumentalisation sans abandonner aucun combat
D’abord l’instrumentalisation du combat contre l’antisémitisme par les classes dirigeantes en Europe et aux États-Unis est une évidence : le rappel de la Shoah sert trop souvent à justifier une alliance politique et militaire avec l’État d’Israël. Mais cette instrumentalisation ne se limite pas à l’antisémitisme et concerne la plupart des objectifs d’émancipation. La domination politique se légitime toujours au nom d’objectifs généreux, à prétention universels. On pourrait multiplier les exemples : l’instrumentalisation de la démocratie ou des droits des femmes par Georges W. Bush et ses alliés pour mener les guerres impériales en Irak et en Afghanistan. La laïcité aussi est instrumentalisée depuis plusieurs années par le Front National pour justifier des politiques d’exclusion. L’écologie et la protection de l’environnement sont également utilisées pour justifier la mainmise des multinationales sur certaines ressources naturelles… La lutte contre l’islamophobie elle-même pourrait être utilisée pour justifier des situations de dominations (et c’est le cas dans certains États)…
Cela n’invalide en aucune façon la nécessité de lutter pour les droits humains, pour la démocratie, pour l’égalité et contre toutes les discriminations en contestant la légitimité de ceux qui instrumentalisent ces questions. La bataille idéologique est permanente pour toute lutte contre les oppressions et contre l’exploitation qui doit se construire sa propre légitimité pour progresser. Et trop souvent, les réactions au sein des forces de gauche consistent à se laisser déposséder des questions politiques qui sont en jeu, ce qui constitue une ultime victoire de ceux qui instrumentalisent ces questions.
La mémoire du génocide juif : un enjeu universel
Le poids spécifique de l’instrumentalisation de l’antisémitisme s’appuie sur la culpabilité européenne à propos du génocide juif. Cette situation ayant été renforcée de façon particulière par l’alliance économique et diplomatique entre l’État français et l’État israélien dont l’intérêt se situe surtout depuis les années 1950 dans le développement d’une collaboration nucléaire et dans la gestion de certaines interventions néo coloniales en Afrique. Dans les années 2000, la résurgence de l’antisémitisme a été également utilisée pour justifier une stigmatisation des classes populaires, notamment des populations issues de l’immigration et attaquer les forces de la gauche radicale engagées aux côtés du peuple palestinien.
Cette instrumentalisation a pu mettre sur la défensive des forces de gauche qui sous estimaient cette confusion : l’opposition à l’État d’Israël ne contredit pas le combat contre l’antisémitisme. Le rejet de l’antisémitisme n’est pas juste une spécificité de la (bonne) « conscience humaniste » de la gauche, c’est une bataille indispensable pour toute les forces politiques qui visent l’émancipation humaine en Europe, dans le monde arabe, en Amérique Latine, en Afrique… Et la mémoire du génocide juif, loin de toute mythologie, fait partie des nécessités indispensables, à développer et à faire vivre sans cesse, aux côtés des mémoires tout aussi indispensables de la colonisation, de l’esclavage, des génocides arméniens, tsiganes, rwandais… qui sont les résultats dramatiques de l’exploitation de l’homme par l’homme et des idéologies qui la justifient. La position défendue par Houria Bouteldja est d’autant plus négative que la reconnaissance du génocide juif est devenue une question politique importante ces dernières années dans le monde arabe. Ainsi le large accueil fait dans les années 1990 aux thèses négationnistes de Roger Garaudy a suscité de nombreuses réactions insistant sur l’universalité de la reconnaissance du génocide, notamment celle d’Edouard Saïd (lire à ce sujet dans l’ouvrage d’Abdelwahab Meddeb et Benjamin Stora « Histoire des relations entre juifs et musulmans » le chapitre 4 « Perception de la Shoah dans le monde arabe : du déni à la reconnaissance » par Esther Webman).
L’État n’est pas le seul « lieu de production » du racisme
Le deuxième problème substantiel concerne l’identification du « lieu de production de l’antisémitisme ». Au fond l’approche développée par Houria Bouteldja se focalise de façon unilatérale sur le poids de l’État républicain et sous-estime le rôle des forces politiques dans l’évolution des rapports de force sociaux. Bien sûr il y a des discriminations institutionnelles (emplois de la fonction publique dont les étrangers sont exclus, politiques migratoires xénophobes, discriminations sur le marché du travail, de l’emploi…) qui résultent de l’histoire de la construction de l’État républicain en France (les travaux de Gérard Noiriel entre autres ont retracé cette évolution), mais le lieu de production des différentes formes de racisme réside pour beaucoup dans le poids des positions politiques, des discours, des capacités à imposer ses idées de façon hégémonique. Alors que les évolutions institutionnelles législatives s’inscrivent dans un temps long et traduisent autant qu’elles favorisent les rapports de force idéologiques.
L’islamophobie fournit de ce point de vue un exemple éclairant. On peut considérer que certaines dispositions législatives prises ces dernières années sont stigmatisantes pour les musulmans en France (loi de 2004, loi sur le la voile intégral en 2010, circulaire Chatel sur les sorties scolaires…). Mais elles sont sans commune mesure avec le déferlement médiatique, politique d’islamophobie qui a saturé le champ idéologique notamment depuis le 11 septembre 2001 et a contribué à la progression des agressions contre les musulmans et à l’installation d’un climat de suspicion insupportable. Il y a donc bien des discriminations institutionnalisés, y compris au niveau de l’État, mais ce denier ne constitue nullement la seule instance de production des différentes formes de racisme en France.
Il n’est donc nullement nécessaire qu’il existe des dispositions institutionnelles antisémites pour que de puissants courants d’opinions se cristallisent. Quelles sont donc les forces politiques qui contribuent à la montée de l’antisémitisme en France et en particulier dans « les banlieues » comme le pose Houria Bouteldja ? Le rôle néfaste de l’extrême droite (dont la capacité d’impulsion de la manifestation « Jour de Colère » a démontré la nocivité) est réel mais ne constitue pas une explication suffisante. La question de l’antisémitisme des « banlieues » posé par Houria Bouteldja est donc à débattre. L’antisémitisme n’est pas de génération spontanée et même s’il est en partie en réaction à la politique de l’État français, on peut se demander pourquoi cette réaction se manifeste sous cette forme et pas sous une autre ?
Se confronter aux racines réelles de l’antisémitisme contemporain
Michel Wieworka dans son étude « La tentation antisémite » identifie deux moteurs principaux de la résurgence des propos et actes anti juifs dans les classes populaires : l’assimilation de l’ensemble des juifs à la politique coloniale et meurtrière de l’État d’Israël et un ressentiment dévoyé face aux injustices sociales subies (dans l’accès à l’éducation, au logement, à l’emploi) face à ceux qui sont identifiés comme ayant soi-disant « réussi » et supposés avoir l’accès aux médias, à l’argent, au pouvoir…
Pour une part cette évolution, notamment dans la résurgence de la figure du « juif qui réussit » est un des symptômes contemporains (parmi de nombreux autres…) du recul de la conscience de classe dont le mouvement ouvrier avait été progressivement porteur à la fin du 19ème siècle notamment en reconnaissant la participation pleine et entière des juifs au camps des exploités (voir l’ouvrage de Michel Dreyfus, « L’antisémitisme à gauche »). On constate combien la conscience des intérêts communs entre exploités et opprimés n’est pas un produit spontané mais se structure à travers la confrontation à des questions politiques décisives.
Le deuxième aspect de l’antisémitisme contemporain le distingue de l’antisémitisme traditionnel issu du christianisme et de celui des années 1930. Il s’enracine dans l’approche de la question palestinienne qui traduit également une dégradation du rapport de force idéologique à l’échelle internationale : un recul de l’internationalisme au détriment d’une lecture du conflit israélo palestinien opposant la fiction d’un « Occident judéo-chrétien » à « l’Islam » pris comme des ensembles homogènes. La vision internationaliste, plus ou moins dominante dans les années 1980, s’appuyait sur une combinaison de la lutte de libération nationale du peuple palestinien et du mouvement de la paix en Israël. Elle est marginalisée au détriment du discours sur le « choc des civilisations » qui assimile l’ensemble des juifs à l’État d’Israël et à leurs alliés en opposition aux musulmans pris dans leur globalité. Cette conception se retrouve aussi bien au sein de la droite israélienne qui vient de s’imposer aux dernières élections législatives que parmi les courants intégristes islamiques qui portent cette vision. Gilbert Achcar, dans son ouvrage « Les arabes et la Shoah » détaille la montée en puissance de ce qu’il appelle un « antisémitisme islamisé » et des débats multiples qu’il suscite au sein des forces politiques qui se revendiquent de l’Islam. Il met en garde contre toute conception « essentialiste » qui imputerait ce nouvel antisémitisme aux populations arabes, alors qu’il s’agit de l’expression diffuse d’un phénomène politique qui doit être combattu sans complaisance.
C’est ainsi dans l’évolution profonde des rapports de forces entre les luttes des peuples face aux logiques coloniales et guerrières que s’enracine la résurgence de l’antisémitisme. D’une certaine façon, la vision proposée par Houria Bouteldja est trop hexagonale. Son angle mort, c’est l’évolution de la situation internationale et l’impact grandissant qu’elle produit dans tous les pays. La montée de l’antisémitisme (comme de l’islamophobie) n’est pas spécifique à la « République française » et se constate à l’échelle européenne. Même s’il y a évidemment des particularités dans chaque pays, il y a une tendance de fond dont il faut prendre la mesure. Selon Michel Wieworka (dans son ouvrage « L’antisémitisme est-il de retour ? »), les pays européen où l’antisémitisme est le plus puissant sont l’Espagne, la Pologne et la Hongrie. La France se situe, avec le Royaume Uni et l’Allemagne « dans la moyenne ». Éviter une dégradation supplémentaire sur ce terrain est un enjeu important pour les forces politiques et sociales de gauche.
Cela ne veut pas dire que toute parole ou acte visant les juifs qui se produit dans les banlieues françaises serait le fait de partisans de groupes politiques intégristes qui instrumentalisent l’Islam. Il n’y a pas besoin de lien organisationnel pour que les idées circulent et se répandent. D’ailleurs en France, l’influence des courants intégristes islamiques est plus faible que dans d’autres pays européens (ainsi en Allemagne, en octobre dernier l’attaque d’une manifestation de Kurdes en soutien à Kobané par des partisans de Daech a fait des dizaines de blessés. Cet évènement étant par ailleurs le catalyseur des manifestations islamophobes Pegida qui ont suscité en retour de puissantes manifestations démocratiques antiracistes). Mais il y a une bataille politique qui existe, ce qui suppose d’être capable de nommer les problèmes auxquels nous sommes confrontés, pour s’opposer à cette vision mortifère qui accentue les divisions et les violences au sein de notre camp social.
Il est plus que jamais vital de démêler les différents fils et les mécanismes sociaux, historiques et politiques qui nourrissent la montée en force des divisions, des replis sur soi. Sans cela, c’est une atmosphère glauque de concurrence entre les luttes, entre les « victimes » qui s’impose. La notion de « philosémitisme d’Etat » est le type de construction abstraite qui se prétend subtile mais qui ne peut avoir qu’un effet déflagrateur et ajouter de nouvelles divisions et fractures à des mouvements antiracistes qui n’en ont pas besoin aujourd’hui au détriment de la reconstruction des mobilisations urgentes.
La convergence entre lutte contre l’antisémitisme et l’islamophobie, tout comme avec les autres formes de racismes visant les Roms, les noirs… serait uniquement « morale ». Elle est surtout stratégique et offensive. Elle se fixe pour objectif de créer les conditions d’une dynamique majoritaire dans la société pour une égalité réelle. Cela paraît utopique ? Les difficultés des rapports de force actuels sont évidentes mais cet horizon est au fond la seule alternative à la résignation à une société gangrenée par les divisions et la haine de l’autre que génère le capitalisme mondialisé. À moins de considérer que la lutte contre toutes les racismes soit un éternel recommencement et au final une fin en soi, elle ne peut que s’efforcer de s’inscrire dans la perspective d’une autre société qui permette l’émancipation individuelle et collective et le dépassement de toutes les formes d’oppression et d’exploitation.
François Calaret, le 15 avril 2015.