Existait déjà le C LIC’P, le Collectif de lutte intersyndical du commerce de Paris, qui rassemble depuis 2010 plusieurs syndicats du commerce afin d’agir contre la loi Maillé (député UMP), dérégulant les ouvertures des magasins le dimanche. Les mêmes syndicalistes (même si FO s’est retirée du CLIC’P) et d’autres ont tenu le 10 février dernier une conférence de presse très originale, à la Bourse du travail de Paris.
Y participaient, outre les syndicats du commerce  CFDT, CGC, CFTC, CGT, FO, UNSA, SUD, une pléiade de syndicats patronaux du petit commerce (chaussure, maroquinerie, jouets, objets d’art…), ainsi qu’Éric Heyer, économiste et analyste à l’Office français de conjoncture économique (OFCE). Tous se sont livrés à une critique très argumentée des projets du grand patronat du secteur de la distribution (notamment ameublement, bricolage, etc.) d’ouvrir les magasins le dimanche, de jouer le lobby auprès du gouvernement, ainsi qu’auprès de Jean-Paul Bailly, ex-PDG RATP chargé d’un rapport rendu public en décembre 2013  pour clarifier la législation sur ces questions. Or le rapport Bailly (cf. : notre article du 3 décembre 2013), tout en écartant semble-t-il à long terme une ouverture sans entrave des magasins…commençait par l’autoriser pendant 18 mois ( !) par décret, pour ceux qui avaient haussé le ton à l’automne 2013, y compris en aidant leurs propres salariés à se mobiliser dans le cadre d’un pseudo-collectif avec leurs patrons.  Mais ce décret, contre lequel les syndicats ont porté plainte, a été  annulé début février par le Conseil d’Etat, quasiment simultanément à la conférence de presse des syndicats de salariés et de « petits patrons ».
Pour y voir plus clair sur cette action syndicale inédite, nous avons interviewé Karl Ghazi, un des responsables de l’Union syndicale du commerce parisien CGT.
Commençons par l’annulation en Conseil d’Etat du décret ubuesque de Bailly, qui prétendait refuser dans son rapport  le principe d’une extension des ouvertures pour les magasins d’ameublement mais, au nom de l’équité, autorise les magasins de bricolage à ouvrir 18 mois avant une nouvelle loi !  Victoire ou partie remise ?
Karl Ghazi- Plutôt partie remise : dès que la décision du Conseil d’Etat a été connue, le gouvernement s’est empressé d’annoncer qu’il allait sortir un nouveau décret pour autoriser les magasins de bricolage à ouvrir de façon permanente. Depuis, il a soumis ce nouveau projet à la « consultation » des organisations syndicales. Malgré les critiques de fond portées par le Conseil d’Etat (violation du Code du Travail, du préambule de la Constitution et des traités internationaux), le ministère du travail feint de croire que la décision de la juridiction administrative est motivée par la forme. Il suffirait donc, selon Sapin, de prendre un décret à durée indéterminée pour respecter la Loi. Nous serons donc contraints de saisir à nouveau le Conseil d’Etat. Car, il faut le rappeler : il ne s’agit pas du tout, au contraire de ce qu’annonce le gouvernement, de régler un problème provisoire mais d’installer, dans la durée, l’ouverture des magasins le dimanche dans les enseignes de bricolage.
Vous avez bâti une intersyndicale un peu particulière, avec tous les syndicats de salariés, mais aussi une partie des syndicats de patrons commerçants. Est-ce que cela révèle chez eux un souci social ou une simple distorsion de concurrence ? Que représentent-t-ils dans le secteur ?
KG- Les « petits patrons » emploient des dizaines de milliers de salariés (30.000 sur la seule branche de l’habillement de détail, soit autant que les Grands magasins). Leur premier combat, c’est évidemment leur survie qui est fortement mise en cause par l’ouverture des grandes chaînes de distribution tous azimuts. Aucun ne peut suivre sur des ouvertures 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24, aucun ne veut céder ses parts de marché à la concurrence. Parallèlement, ils défendent aussi un modèle de société qui fait la place à un jour de repos commun, en dehors des considérations de concurrence déloyale. Sans idéaliser ce patronat, nous ne pouvons que constater que dans ces branches, les salaires sont moins bas, la précarité et la flexibilité moins forts. S’il leur est moins simple d’importer dans leurs petites structures les méthodes de l’industrie, ils ont aussi un véritable attachement à la reconnaissance des métiers, lié à leur positionnement « qualité ».
Quelles sont vos bases revendicatives fortes  et communes ?
KG- Nous estimons ensemble que la question du travail dominical pose à l’ensemble de la société la question du jour de repos commun. Nous réaffirmons notre attachement à l’existence de ce jour et nous voulons limiter les exceptions aux impératifs sociaux ou économiques. Dans l’immédiat, nous demandons que le rapport Bailly tire les conséquences de ses propres constatations (il fait le contraire !) et le retrait de tout projet de généralisations des ouvertures dans le bricolage. Nous combattons aussi fortement le projet d’accorder 12 dimanches ouverts par an et par établissement qui constitue une généralisation larvée des ouvertures du dimanche. Pour une enseigne comme Monoprix, ce serait la possibilité de maintenir en permanence des magasins ouverts  le dimanche dans les grandes villes.
Même l’Office français de conjoncture économique (OFCE) en la personne de Eric Heyer, présent à votre conférence de presse et analyste connu, met en cause la propagande des grands distributeurs du dimanche. Mais que veulent en réalité les distributeurs qui font du lobbying sur l’ouverture du dimanche ? Est-ce qu’ils se trompent sur l’intérêt économique en terme de chiffre d’affaire (ce qui serait bizarre) ou ne veulent-ils en fait que déréguler à outrance la profession, faire pression à la baisse sur les salaires, flexibiliser les horaires, etc.  ?
KG- L’élément essentiel, celui dont personne ne parle, c’est la concurrence. Les enseignes de distribution connaissent des croissances faibles de leurs chiffres d’affaires et doivent aller chercher cette croissance chez la concurrence. Le petit commerce est une proie fragile et, en période de crise, la concurrence s’exacerbe. Les plus forts sont prêts à consentir des « sacrifices » (majoration des salaires, contreparties) pour tuer les plus faibles qui ne pourront pas suivre. Si le bénéficie des ouvertures déréglementées des magasins n’est absolument pas démontré en matière de croissance ou d’emplois pris sur le plan macroéconomique, cela ne veut pas dire, bien sûr, que celui qui déréglemente le plus vite et le plus n’en tire pas un profit pour sa propre entreprise.
Cela, bien sûr, n’est pas exclusif de la volonté ancienne et maintes fois confirmée de faire du commerce le laboratoire de la déréglementation et de la flexibilité de l’ensemble du salariat. Et les « contreparties », aujourd’hui consenties, sont seulement destinées à établir le fait accompli de l’ouverture du dimanche. On voit mal comment les thuriféraires du « coût du travail trop élevé » continueront d’accepter, sur le long terme, que le travail du dimanche coûte plus cher, eux qui trouvent, déjà, qu’il coûte trop cher toute la semaine !
Comment le rapport des forces évolue-t-il maintenant après la création de cette intersyndicale originale ? Que disent Bailly et le gouvernement ? Avez-vous prévu d’autres actions communes après cette conférence de presse ?
KG- Le gouvernement traite les petits patrons… par le mépris. Le Directeur général du Travail, présent lors de l’audience devant le Conseil d’Etat a déclaré que ces « petits » patrons ne représentaient (SIC) « que quelques milliers de salariés ». Il semble que rien ne doive l’arrêter dans sa volonté de complaire aux lobbies des grandes enseignes.
Néanmoins, l’intervention des petites entreprises, à nos côtés, renforce notre propos sur l’absence de bénéfices, voire les méfaits économiques et sociaux de la déréglementation des horaires dans le commerce. Nous nous sommes promis de mener la bagarre ensemble jusqu’au bout, sans nier nos différences d’approche (nous sommes moins portés qu’eux sur certains aménagements possibles à la règle du repos dominical).
Propos recueillis par Jean-Claude Mamet