« La crise est là obsédante, puissante… et elle dure »
(Campagnes Solidaires, sept. 2016)
Une longue crise aux très graves conséquences ; depuis le printemps 2015, le prix du lait est très bas : 0,25 €/litre en 2015, 0,28 en 2016, et très en dessous du coût de production (0,35) en filière classique (hors AB, certaines filières AOC, circuits courts). Cela conduit de nombreux producteurs à ne plus avoir de revenu et pour, ceux endettés, à ne plus pouvoir faire face à leurs dettes. Un tel prix signifie que la très grande majorité des producteurs ne dégagent plus de revenu, ne peuvent payer les annuités d’emprunt et financer les achats courants. Une telle situation, très difficile à supporter sur un an devient totalement insupportable pour beaucoup sur deux ans, d’autant que 2015 avait été mauvaise aussi en viande bovine et en porc et … qu’en 2016, les mesures pour réduire la production laitière entraînent une hausse brutale de l’abattage des vaches laitières et la baisse du prix de la viande bovine. 2016, c’est aussi la crise céréalière qui touche certains éleveurs.
Les conséquences de cette situation, totalement injustifiée, sont très graves pour les producteurs placés dans une insécurité insupportable pour leur appareil de production et pour leur famille ; beaucoup se trouvent en « situation de nécessité »…, physiquement et psychologiquement épuisés. Il en résulte de nombreux arrêts de la production laitière qui menacent une production essentielle : le rythme d’arrêt de la production est le double de celui des années précédentes : 10 % au lieu de 5 % alors que le nombre d’éleveurs laitiers a déjà fortement diminué depuis 10 ans, passant de 100 000 à 60 000.Il s’agit donc d’une crise pour les éleveurs, mais aussi une perte accélérée d’une agriculture diversifiée et nombreuse, une telle crise ne pouvant que conduire à davantage de concentration et d’artificialisation, malgré le développement rapide depuis 2015 de la production en bio.
Qui sont producteurs les plus et les moins touchés par cette baisse des prix sur deux années ? Les plus touchés sont les producteurs endettés pour financer un investissement important (bâtiment en lien avec la mise aux normes et ou un accroissement du troupeau, installation d’un robot de traite …). L’endettement grève le revenu d’exploitation par les charges d’intérêt et le revenu disponible par les annuités en capital, particulièrement difficiles à rembourser en cas de chute du prix du fait de l’assèchement de la trésorerie, très nette dans ces systèmes souvent aussi fortement dépendants des achats d’intrants (engrais, aliments pour le bétail …). Dans ces systèmes, une telle chute des prix conduit à une forte baisse de la valeur ajoutée donc de la capacité à payer les autres charges et à maintenir un revenu. A l’opposé, les moins touchés, hors les exploitations productivistes bien installées sont ceux pratiquant les systèmes « économes et autonomes » (dont les systèmes en bio) caractérisés par un faible niveau d’intrants et de capital, (voir encadré), grâce notamment à une alimentation reposant le plus possible sur le pâturage. Ils font assez bien face à la crise tout en étant bien sûr touchés par la baisse du revenu. Mais ces systèmes sont actuellement limités dans leur développement et beaucoup d’éleveurs, sur des exploitations de taille moyenne ou dans de mauvaises conditions naturelles ont dû, par manque de surface, recourir à davantage d’achats. Ces systèmes sont souvent contraints d’abandonner la production laitière ou leur exploitation, alors que leur maintien et leur évolution vers plus d’autonomie représentent un grand intérêt sur les plans économique, social et écologique. Hors filière classique, deux types d’orientations permettent d’échapper à cette crise avec un faible coût de production et un meilleur prix : ces deux conditions sont souvent obtenues en production bio, en transformation fermière avec circuit particulier de vente, directe ou autre. Ces systèmes représentent encore une faible part de la production (moins de 10 % en bio malgré la hausse en cours).
Les raisons de cette crise sont biens connues : suppression des quotas de production en lait qui a donné lieu, par anticipation, à une hausse de production buttant en même temps sur les effets de la dérégulation et sur des exportations moins fortes que prévues en Chine et en Russie. Compter sur le fonctionnement libéral et sur les exportations constitue une fois de plus sur une stratégie utile pour certaines entreprises (en 2013 les taux de marge et de rentabilité de l’industrie laitière étaient, en France, respectivement de 32 et de 11 %) et certains pays, mais globalement catastrophique pour la majorité des producteurs et l’économie laitière. Or les caractéristiques de cette économie nécessitent une forte régulation : marché rigide (niveau de prix très vite dégradé en cas de surproduction et production difficile à réduire en cas de baisse des prix) mais avec, pour des raisons « techniques », des variations inter et intra annuelles de volume et de coûts de production. Les caractéristiques du produit, imposant une collecte régulière et une transformation immédiate, puis permettant des produits de report (beurre et poudres) pour adapter les disponibilités au marché intérieur, rendent possible cette régulation par quotas. Elle a démontré son efficacité sur différents plans, notamment en France avec une gestion administrative et non commerciale des droits à produire. Mais comme disent les Anglais « on ne peut faire rentrer dans le tube le dentifrice qui en est sorti », autrement dit, il sera difficile de revenir à une réelle régulation.
Certes, à Bruxelles et à Paris, on reparle de maîtrise de la production, avec une aide à la réduction temporaire de la production, notamment en France, alors que les Pays-Bas et l’Irlande accroissent eux leur production, respectivement de + 11 % et de + 8,5 %, aggravant à terme la crise dans les pays acceptant de limiter leur production ! De même, alors qu’il y a urgence à favoriser le maintien du maximum des fermes en difficulté, le plan actuel contient un accompagnement des éleveurs souhaitant quitter le métier au lieu de les aider à faciliter leur maintien. Et, pour satisfaire les revendications de la FNSEA, Stéphane Le Foll bloque la meilleure redistribution des aides prévue au profit des petites fermes. Ces décisions et les aides en termes de trésorerie ou l’accord après le bocage de Lactalis, ne règlent rien au fond.
Pour faire face à l’urgence, « aux situations dramatiques que vivent de plus en plus de paysans et de paysannes » il faut, comme le revendique la Confédération paysanne (CS, octobre 2016), « subvenir le plus rapidement possible aux besoins immédiats des ménages et préserver les fermes ». Il s’agit à la fois de justice et de sauvegarde d’outils de production pour une agriculture paysanne et plus largement « autonome et économe », à haute portée écologique et sociale.
Cette crise de l’élevage doit cesser rapidement pour bloquer ce qui ressemble à un plan de licenciement massif, sans « plan social ». Elle doit conduire, aussi pour d’autres raisons, à une large réflexion/mobilisation citoyenne et politique dans le cadre de la campagne alimentation de la Confédération paysanne, des enjeux politiques actuels, des discussions pour la future réforme de la PAC pour 2020. Il s’agit de répondre à trois questions : quelle agriculture, quelle alimentation, quelle Europe voulons nous ?
Michel Buisson
La rémunération du travail familial en agriculture.
Chaque crise provoquée par une baisse excessive du prix de vente d’un produit agricole, repose la question du lien entre ce prix et le revenu (niveau moyen et variabilités interannuelle et ente producteurs) des travailleurs agricoles, en majorité non salariés et opérant dans des unités de production en grande majorité familiales et de petite taille (1,5 équivalent temps plein temps en moyenne en France actuellement)
Trois éléments de réponse :
– le statut : travail familial indépendant, donc pas de salaire, pas de SMIC, pas d’allocations chômage, pas de filet de sécurité, pas de licenciement ni de plan social ;
– la capacité de chaque unité de production (l’exploitation agricole) à produire un certain volume de produit brut (volume de production*prix de vente) et à dégager une part de revenu plus ou moins élevée (Produit – charges/produit).
– la moindre sensibilité aux crises, (hors les grandes unités en céréales, en viticulture) est obtenue par les « systèmes autonomes et économes » (dont AB) caractérisés par un faible niveau d’intrants et de capital avec des techniques performantes leur permettant, malgré un rendement par ha et par actif plus faible que les systèmes artificialisés, de dégager autant, voire plus, de revenu par actif grâce à des taux de valeur ajoutée nettement plus élevés et à des niveaux de charge de structure plus faibles. Ces caractéristiques entraînent aussi de grands avantages sociaux et écologiques.
Michel Buisson