Selon Eugène Bedoc, nos organisations de gauche européennes survivent tant bien que mal. Face à la crise, les néo-libéraux conservateurs progressent partout et spécialement en Europe. Les gauches européennes d’aujourd’hui ont la responsabilité de faire face à la crise durable du projet d’émancipation. Il n’est que temps de s’y attaquer.
Pistes de travail et crise du projet d’émancipation
Par Eugène Begoc. Le 22 avril 2025.
Nos organisations de gauche européennes survivent tant bien que mal. Elles sont prises entre le devoir de transmettre un patrimoine d’expériences et un discrédit qui ne se dément pas1L’abus des plateaux TV et des mises en scène sur les écrans des téléphones met en lumière l’inévitable tendance des représentant·es à se distinguer de leurs représenté·es. . Nous avançons, de guingois, vers la fin de vie du moment néolibéral du capitalisme.
En réalité, nous nous sommes laissés prendre en étau au tournant des années 68.
Pratique néo-libérale
Le keynésianisme, dérivé de l’économie de guerre, venait d’assurer la reconstruction des villes et infrastructures européennes. Les groupes et cartels industriels nationaux béquillés par le plan Marshall et l’ouverture aux investissements directs étrangers substituaient aux seuls débouchés nationaux et coloniaux l’ambition de s’imposer à l’échelle du continent et au-delà. Les frontières s’abolissaient par le haut. La logistique industrielle et la production des composants et de leurs assemblages passait de l’échelle nationale à l’échelle continentale. Le néo-libéralisme, avant d’être une proclamation et une doxa, fut une pratique.
Évolution des formes d’État
Or, dans le même temps, les formes de l’État-nation connaissaient si peu d’évolutions que Prague, Berlin, Paris, Bologne… les atteignirent de plein fouet. La défaite des partis-États totalitaires nazis et fascistes contraignit les bourgeoisies nationales à respecter les formes parlementaires dans la zone de reconstruction nord-américaine. Ce, aux exceptions notables de l’Espagne, du Portugal et de la Grèce.
Dès les années 60, sous couvert d’efficacité et de guerre froide, la suprématie de l’exécutif sur le législatif se renforçait partout.
Est-ce la crise des subprimes ? Le Brexit ? De portée comparable aux défaites de l’Axe (1944-47), aux révoltes des jeunesses étudiantes, ouvrières, immigrées et au début des longues marches féministes (les années 68), un troisième évènement fondateur a modifié le cours des évènements.
Une concurrence imprévue
Les cinq cents multinationales occidentales sont privées de l’appui du G7. Tous leurs régimes sont grevés d’un déconcertant populisme gouvernemental. Peu ou prou, les héritiers des initiateurs du néo-libéralisme moderniste – Giscard contre les sidérurgistes, Thatcher contre les mineurs, Reagan contre les contrôleurs du ciel – ont raté leur cible. Ils visaient l’excellence dans les processus à forte valeur ajoutée, déléguer à l’Asie et l’Inde les services et industries banalisables. L’élève vient concurrencer, depuis peu, le maître dans ses productions de prédilection (voiture électrique, réseaux de serveurs…).
La première conséquence en est la panique des états-majors politiques et entrepreneuriaux. Occupés aux yoyos des bourses, ils ont voulu ignorer que, les réserves de la nature étant épuisées, d’autres procédés devaient être explorés. Ils réalisent qu’il n’y a plus de masses humaines à prolétariser, que l’Afrique n’est en aucun cas l’atelier du monde d’après-demain.
Progression des néo-libéraux conservateurs
Alliés du premier jour des néo-libéraux modernistes, les néo-libéraux conservateurs montent au créneau presque partout et spécialement en Europe. Embarquer au passage les Le Pen et Meloni, leur permet de marquer leur intransigeance.
Résister à l’exploitation
La première piste de travail, dans cette situation, revient toujours et encore à agir dans les lieux et mécanismes d’exploitation. La situation est la même qu’il s’agisse des unités de production des multinationales ou de leurs innombrables sites de sous-traitance. Nous sommes en présence de systèmes de machines très intégrés, quasiment automatisés. Les équipes de mise en œuvre interviennent avec des compétences élevées. Elles possèdent des tours de main éprouvés, avec des connaissances pratiques et théoriques élevées.
Le niveau de compétitivité et de performance de ces équipes – largement composées de bac + 2 et d’ingénieurs – permet de s’attaquer frontalement aux transitions énergétiques et écologiques. C’est vrai pour la reconversion de l’industrie phare : fabrication des poids lourds et des automobiles. C’ets vrai aussi pour la rénovation énergétique du patrimoine bâti…
Des associations régionales – croisant compétences syndicales, universitaires et élu·es du suffrage universel – sont à initier. Leur but : expérimenter, filières par filières, des reconversions viables. Le passage aux 32 heures est, dans cette voie, un point de passage essentiel pour atteindre cet objectif. Il est indispensable pour en finir avec le choix de la mal formation et du chômage de masse.
Revisiter la démocratie représentative
Toujours dans la voie de la rénovation de cette démocratie de représentation, nous avons à nous attaquer à la déshérence du parlementarisme occidental. Il faut donner toute sa place au tissu des partis, syndicats et associations en l’articulant à des moments de démocratie directe. Le droit à la représentation est indissociable de l’exercice plein de la citoyenneté, résident·es non nationaux·ales inclus·es.
Le droit de réunion, de manifestation, les droits d’expression passent aujourd’hui par de nouveaux moyens. D’abord l’arrêt des subventions aux organes de presse sous la mainmise des holdings financiers et leur redéploiement vers les médias libres. Ensuite, l’expérimentation d’outils de communication transversale alternatifs aux plates-formes oligopolistiques…
Les assemblées élues – du conseil municipal aux parlements nationaux et européens – doivent être restituées dans leur fonction irremplaçable. La délibération publique peut aller jusqu’à la présentation au suffrage universel des lois les plus décisives. De même, les indispensables fonctions d’exécution devraient être bornées dans leur nombre et leur durée. Une demi-mandature au plus – y compris pour l’emblématique fonction de maire – serait suffisante.
Réinventer l’humanisme
Aucun intérêt de classe, aucune conscience de classe n’épuise les besoins d’appartenance à une communauté de destin et à des communautés affinitaires. L’autarcie, le souverainisme sont des poisons mortels qu’infusent chaque jour les néo-conservateurs. La solidarité avec les peuples kanaks, palestiniens et ukrainiens est un impératif pour qui veut combattre les tendances mortifères de ce moment de dégénérescence du capitalisme.
Et nous, Européens, nous ne pouvons pas oublier qu’avant même le nazisme, nos religions et nos États ont spolié et pourchassé les diasporas juives. En même temps, ils ont élevé l’islamophobie au rang de doctrine pseudo scientifique – l’orientalisme – pour coloniser l’Afrique et le Moyen-Orient. Le respect des minorités est au fondement de l’humanisme à réinventer.
Les gauches européennes d’aujourd’hui ont la responsabilité de faire face à la crise durable du projet d’émancipation. Il n’est que temps de s’y attaquer en commençant par le soutien et le développement des assemblées citoyennes de gauche dans la préparation des élections municipales de 2026.
Notes
- 1L’abus des plateaux TV et des mises en scène sur les écrans des téléphones met en lumière l’inévitable tendance des représentant·es à se distinguer de leurs représenté·es.