La violente attaque lancée par le ministre de l’éducation nationale Jean Michel Blanquer contre le syndicat Sud Education 93 a relancé le débat sur la constitution d’espace non mixte réservé aux personne subissant le racisme et les discriminations.
Le débat n’est plus limité à la mouvance qui se revendique de « l’antiracisme politique » (camp décolonial…) mais traverse également les organisations traditionnelles du mouvement social (dans l’UNEF notamment comme s’en est fait l’écho un article du Monde…).
Il est essentiel d’approfondir ces questions, y compris au sein d’Ensemble, en sachant combien il est délicat et difficile de débattre de ces enjeux sans susciter des crispations et des incompréhensions. Donc ce texte ne prétend pas avoir des réponses achevées sur toutes les questions.
Ce « débat » semble se résumer parfois au choc des certitudes. Pour les opposants aux espaces non mixtes, il est essentiel de refuser toute fragmentation au nom d’une universalité revendiquée.
Pour les défenseurs des espaces non mixtes, c’est une question de principe du droit de ceux qui subissent une discrimination de lutter par eux-mêmes et donc de se doter de leur propre cadre. Avec un parallèle souvent revendiqué avec l’existence de cadres non mixte dans le mouvement féministe.
Est-il possible de sortir de cette opposition binaire ?
Il faut d’abord désamorcer deux pseudo évidences :
– La première concerne le parallèle avec le mouvement féministe. Autant la délimitation d’espace non mixte rassemblant celles qui subissent le patriarcat peut faire l’objet d’une compréhension à peu près commune, la question est beaucoup moins évidente face aux discriminations racistes. Car si on peut analyser un système patriarcal qui domine toute la société dans sa globalité, il y a une multitude de formes de racismes (racisme anti noir, anti arabe, antisémitisme, islamophobie, antisémitisme, racisme anti asiatique, contre les populations d’Europe de l’Est…) qui ne sont pas réductibles les uns aux autres et qui sont souvent entremêlés. Cette tendance n’a cessé de s’accentuer dans le cadre de la mondialisation des peuples, des trajectoires historiques des populations (qui peuvent inclure une dimension « postcoloniale » ou non) sans compter si on ajoute à cela le facteur religieux qui génère aussi des formes de racismes spécifiques. Il n’y a pas d’homogénéité à priori des discriminés. Le « plombier polonais » peut subir des attaques racistes, en exprimant lui-même un préjugé islamophobe… Ce qui n’efface pas l’existence au sein de la société française de discriminations systémiques et instituées (sur le marché du travail, dans l’accès au logement…) Mais cela complique les choses dans les effets concrets du principe de non mixité qui peut renforcer des divisions dans son application.
– La deuxième évidence serait que l’application d’une « universalité » stricte et abstraite, refusant toute prise en compte de ceux et celles qui subissent les discriminations, permettrait de résoudre les problèmes auxquels nous sommes confrontés. Or le refus de la « catégorisation » des personnes qui subissent les discriminations peut vite basculer dans le refus de la reconnaissance des discriminations subies. Pour combattre un problème, il faut d’abord qu’il soit nommé, que les personnes qui y font face en prennent conscience et puisse l’exprimer. Un travail qui passe souvent par une mutualisation collective des expériences individuelles. Et le risque évident de la non reconnaissance, c’est de provoquer et d’accentuer le détournement et le repli sur soi. C’est le défi des forces et organisations qui défendent un projet de société universel de prendre en compte concrètement les spécificités de toutes les discriminations et les injustices subies. Et il faut reconnaître qu’il y a une forte marge de progression possible dans l’histoire récente de la gauche française sur cette question…
Quelle conclusion peut-on essayer d’avancer pour s’orienter, même de façon provisoire ?
Pour être audible, il faut partir d’une perspective globale, de la vision de la société qu’on défend, c’est-à-dire d’une société démocratique refusant les exclusions, les discriminations, une « république démocratique et sociale », réellement égalitaire. Le repli sur soi des « communautés » n’est pas notre vision de la société.
Ensuite, la construction des cadres de mobilisations (et plus largement des organisations politiques syndicales et associatives…) doit permettre de rassembler tous ceux qui subissent les discriminations sans hiérarchiser les luttes. C’est la limite du « camp décolonial » et de certaines conceptions du racisme politique (qui limitent le racisme à une vision étroitement post coloniale, finalement très « occidentaliste ») : une personne d’Europe de l’Est qui subit le racisme ou une personne de confession juive qui subit l’antisémitisme se retrouvent exclues d’une telle initiative. Ce qui revient à faire un tri entre les discriminés.
Pour autant, la constitution d’espace non mixte, permettant à ceux qui subissent de débattre de la réalité des discriminations, ne peut être exclu par principe. Mais elle doit être maitrisée dans sa réalisation en tenant compte des conséquences concrètes. Il peut y avoir des façons diamétralement opposées de concrétiser l’idée d’espace non mixte dans lequel tout le monde ne met pas le même contenu. Des formes provisoires, ponctuelles, pour répondre à un besoin, qui permettent à l’ensemble du collectif de mieux comprendre un problème et d’y faire face, peuvent permettre de renforcer les capacités de mobilisations sur ces questions et de réduire des fractures qui travaillent dangereusement la société française.
C’est un équilibre difficile à concrétiser. Et cela d’autant plus que la logique actuelle du débat à gauche n’est pas de porter à la nuance…
Ainsi, au-delà du débat sur la non mixité, un symptôme révélateur de la glaciation des positions se retrouve par exemple dans une tribune collective publiée dans le quotidien Libération (http://www.liberation.fr/debats/2017/11/23/contre-le-lynchage-mediatique…). La tribune se résume à un appel à « l’unité des antiracistes » face aux attaques médiatiques que subissent des personnalités comme Danièle Obono ou Houria Bouteldja et se conclue par un reproche adressé à Jean Luc Mélenchon pour s’être démarqué des thèses du PIR dans un courrier à la Licra.
La réponse de Thomas Guénolé, faite au nom de la France Insoumise, (http://www.liberation.fr/debats/2017/11/26/la-france-insoumise-n-a-pas-d…) est de peu d’intérêt puisqu’elle ne répond pas vraiment aux signataires.
Or il y avait matière à débat. Car, dans ce cas, on ne voit pas bien ce qui fait problème dans le point de vue de Jean Luc Mélenchon (dont nombre de positions pourraient être discutées par ailleurs). Est-ce de répondre à la Licra qui pose problème ? Ou bien d’affirmer son désaccord avec le PIR ?
Refuser le lynchage médiatique, personne ne peut être contre. Mais il y a des façons d’ajouter de la tension à un débat en assimilant à du lynchage toute critique politique. Derrière l’appel abstrait à ne pas hurler avec les loups, on introduit une forme de « campisme » au sein du mouvement antiraciste. Faut-il attendre qu’une personne ne subisse aucune polémique pour exprimer un point de vue ? Au rythme où va la vie médiatique, mise sous tension par les réseaux sociaux, cela ne va pas être facile.
Au contraire, il y a besoin de critiques argumentées des positions politiques, y compris de celles du PIR. De nombreuses existent et ont été faites sur divers aspects (Celle de Philippe Corcuff http://www.grand-angle-libertaire.net/indigenes-de-la-republique-plurali…, celle de la blogueuse Mélusine https://blogs.mediapart.fr/melusine-2/blog/200616/bouteldja-ses-soeurs-e… ou encore celle récente de Gael bustier http://www.slate.fr/story/153819/references-intellectuelles-indigenes-re… n’en citer que quelques-unes)
Au lieu d’appeler à une soi-disant « unité des antiracistes », il faut prendre la mesure qu’un combat le plus conséquent possible contre les discriminations amène souvent à « penser contre soi-même ». C’est facile de défendre ceux dont on se sent proche. C’est plus difficile quand c’est un adversaire politique qui est concerné. Il faut défendre Houria Bouteldja quand elle subit le racisme et le sexisme, tout comme il faut défendre Bernard-Henri Levy ou Alain Finkielkraut quand ils subissent des attaques antisémites, ou Caroline Fourest qui fait face à de récurrentes insultes sexistes et homophobes. Tout comme il faut défendre les juifs, les homosexuels, les femmes qui refusent le « patriarcat indigène », que le PIR et Houria Bouteldja dénigrent de façon récurrente…
Bref, on n’est pas sorti du labyrinthe…
François Calaret