Ceci est une contribution pour alimenter le débat collectif sur le bilan de la lutte des cheminots contre la loi changeant le statut de la SNCF pour augmenter la concurrence ferrovière. Il a été travaillé par des camarades cheminots Sud Rail ou CGT, membres ou proches de Ensemble et des membres de la « Commission Mouvements sociaux et débats » de notre mouvement.
La plus longue grève des cheminots depuis 2003, une désinformation inédite sur les raisons de cette grève, un matraquage intense des médias et du gouvernement contre la grève, une handicapante divergence sur la stratégie contre la loi et son corollaire, la quasi absence de soutien aux grévistes… tout cela mérite de prendre le temps de dresser un bilan et d’en tirer quelques enseignements pour rendre plus efficaces les prochains conflits contre le libéralisme.
Le contenu de la loi ferroviaire représente une étape parmi celles que les idéologues de droite, avec le consentement d’une partie de la gauche, ont programmées pour les industries utilisant un réseau et en particulier le système ferroviaire. Cette forte et longue mobilisation s’appuie sur l’unité syndicale, notamment entre CGT et SUD-Rail, pour la première fois. Les faiblesses du mouvement reposent principalement sur la difficulté de contrer l’habilité du gouvernement à mettre en avant un texte cachant les enjeux, qui a représenté un handicap pour saisir l’étape de la privatisation des transports ferroviaires, pour organiser un soutien aux grévistes, pour construire un mouvement interprofessionnel. La cohabitation de deux stratégies contre la loi (avoir l’illusion de pouvoir l’améliorer par des amendements afin de limiter la casse ; agir jusqu’au bout contre un texte inamendable pour réunifier le système ferroviaire) n’a pas été discutée et n’a pas permis à des forces sociales et politiques, dont le Front de gauche, d’offrir une politique alternative. Nous sommes très en retard dans la construction d’un axe nécessitant un travail politique, de désobéissance à l’Europe sur l’ouverture à la concurrence. Nous devons nous appuyer sur les revendications unitaires des grévistes pour clamer haut et fort que la France ne doit pas accepter l’ouverture à la concurrence des voyageurs sur le rail.
L’essentiel de la loi ferroviaire
Le gouvernement voulait aller plus loin que la séparation du système ferroviaire en 1997, qui a créé Réseau ferré de France (RFF) chargé de gérer le réseau (rails), l’essentiel de la dette ferroviaire (due à la construction des LGV) en récupérant les recettes des péages versés par les exploitants ferroviaires utilisant les voies, et chargé aussi de la responsabilité de l’entretien des voies qu’il assure en commandant des travaux précis à la SNCF qu’il rémunère. En 1997, l’opérateur historique SNCF conserve la gestion de la circulation des trains et de fait la réalisation des travaux d’entretien des voies.
La loi de 2014 franchit une nouvelle étape vers la privatisation, le gouvernement annonce une « réunification » (en fait une séparation plus forte entre réseau et exploitation) mettant en place 3 EPIC :
un « super-RFF », SNCF Réseau, récupère 50 000 cheminot-es venant de la SNCF, qui travaillaient à la direction Infra(structures) et à la DCF (direction de la circulation ferroviaire) ; il est maintenant responsable des infrastructures et des travaux, de la répartition des sillons (une portion de voie attribuée à un moment précis pour aller d’un endroit à un autre) et du montant des péages à acquitter pour rouler sur une voie, utiliser une gare… ; il doit garantir l’accès « transparent et non discriminatoire » au réseau à tous les opérateurs ferroviaires ;
la SNCF devient simple opérateur ferroviaire, SNCF Mobilités, au même rang que les opérateurs privés ; ses activités seront davantage soumises à la concurrence (après le fret et le voyageur international, ce sera en 2019 le voyageur national et régional), elle perdra encore des trafics, notamment lorsque les Conseils Régionaux lanceront des appels d’offres pour les TER ;
un 3e EPIC coiffe le tout afin de donner une image unifiée de l’ensemble, « porter la stratégie et l’unicité » et faire passer la pilule des 2 autres EPIC, mais son rôle sera réduit à la gestion du personnel, les embauches et la formation, car c’est l’État, par des contrats (quinquennal et pluriannuel), qui fixera la politique ferroviaire.
Une 4e entité, l’autorité de régulation (ARAF) renforcée, surveille l’ensemble et arbitre les conflits d’intérêts, avec l’appui d’un Haut-Comité, créé pour veiller au respect des intérêts des différentes parties et divers opérateurs ferroviaires.
Les étapes de la privatisation
Avant de tirer un bilan, il est indispensable de préciser où en est la privatisation du rail qui ne peut pas se faire, techniquement, politiquement et socialement, en un jour, mais par des étapes qui ont été programmées.
Les organisations syndicales CGT et SUD-Rail, ainsi que l’UNSA, ont dénoncé l’étape vers la privatisation que représente le regroupement dans SNCF Réseau de tous les métiers de l’infrastructure, car il représente un pas important vers un modèle séparant les activités de transport de celles de la gestion du réseau, et il tourne le dos à l’unicité du système ferroviaire.
Cette étape vers la privatisation était prévue, annoncée. Le spécialiste ferroviaire de la droite, le sénateur Haënel qui a rédigé les rapports sur les TER, un sur le bilan de RFF remis en 2008 au Premier ministre préconisant de ne pas créer de suite la Direction de la Circulation Ferroviaire (DCF), car la « réforme » du système ferroviaire nécessitait des étapes. La suite est connue : étape intermédiaire en 2009 de la création de la DCF à l’intérieur de la SNCF (ce qui limite les réactions syndicales), puis sortie de la DCF de la SNCF par la loi 2014 en créant SNCF Réseau regroupant RFF, SNCF Infra et DCF.
La prochaine étape est connue, elle a été expérimentée en Belgique. Le système ferroviaire se composait de l’opérateur transporteur SNCB, du gestionnaire d’infrastructure Infrabel, et de SNCB holding coiffant l’ensemble. En décembre 2013, ce système est déclaré inefficace, le holding de tête est supprimé, les entités Infrabel et SNCB prennent de la distance.
La droite française rêve d’un retour au pouvoir et annonce déjà la suppression de l’EPIC de tête et le renforcement de l’indépendance de SNCF Réseau. L’amendement de la loi sur un employeur unique n’y change rien, la Belgique a créé HR Rail pour gérer le personnel qu’il met à disposition d’Infrabel et de la SNCB. L’Allemagne a créé BEV (Bundeseisenbahnvermögen), chargé de gérer le personnel et de prendre à sa charge le surcoût lié au statut, afin de garantir une concurrence équitable avec les opérateurs privés.
Leur prochaine étape est la suppression de l’EPIC de tête et, avant, pendant ou après, la séparation des quelques liens entre SNCF Mobilités et SNCF Réseau.
Ces étapes respectent l’objectif théorique économique libéral. A aucun moment dans un pays, le ferroviaire n’a existé et fonctionné sans une volonté politique et financière des pouvoirs publics. Les infrastructures ferroviaires nécessitent d’importants investissements ne devenant rentables qu’à très long terme, ce qui n’intéresse pas les capitaux privés. L’Angleterre avait laissé ensemble le réseau et l’exploitation, mais en découpant en plusieurs parties, moins chères et plus faciles à vendre au privé, elle a constaté que les capitaux privés ne maintenaient pas en l’état les chères infrastructures ferroviaires dont le délabrement a rapidement provoqué une renationalisation partielle.
Des économistes libéraux ont affiné la théorie pour privatiser partiellement les industries nécessitant un réseau (électricité, gaz, téléphone et ferroviaire) qu’ils préconisent de découper en trois : l’infrastructure (non rentable) conservée par l’État (variante libérale : confier au privé rémunéré la gestion en imposant des normes de renouvellement) ; les opérations de commande et de contrôle des flux/circulations (la DCF) ; les exploitants offrant un service à des clients (l’opérateur ferroviaire qui fait circuler ses trains dans les sillons qu’il a obtenu en payant des péages).
La « libéralisation » ne peut qu’échouer. Le ferroviaire représente un mode de transport particulier représentant un tout indissociable du fait des contraintes des circulations. Une voiture peut choisir sa route, doubler et croiser. Un avion subit de fortes contraintes pour décoller et atterrir, mais peut (à une hauteur différente…) doubler et croiser. Le train nécessite une délicate programmation des sillons de trains se succédant, le moindre retard d’un train nécessite de nombreuses modifications sur les suivants, assurant des correspondances. Le lent train fret doit passer lorsqu’il ne ralentit pas le rapide voyageur…
Pour augmenter la qualité d’une relation en réduisant le temps de parcours, il faut agir en même temps sur le matériel, la voie et la signalisation, les sillons gérant le nombre d’arrêts… ce qui s’effectue bien plus facilement au sein de la même entreprise.
Cette libéralisation de 2014 échouera rapidement car elle ne règle aucun des problèmes créés en 1997 :
la dette reste et incitera toujours à des économies sur un entretien minimum, à des recettes maximum par une inflation des péages qui représentent déjà plus du tiers des billets ;
la séparation entre la gestion des infrastructures et l’exploitation engendrera toujours des dysfonctionnements et des coûts de transaction (1,5 milliard d’euros par an aujourd’hui) ;
Ce échec de la loi 2014 servira de prétexte à une nouvelle « réforme », non pas en corrigeant l’erreur d’avoir trop divisé le système ferroviaire, mais en fonçant tête baissée dans toujours plus de division.
La responsabilité de la gauche
C’est la droite qui théorise les étapes de la privatisation, c’est la gauche qui a mis en place. En 1997, le ministre des transports Gayssot, avec les autres ministres issus du PCF, se trouve à l’aise dans le gouvernement qui a le plus privatisé, il a soutenu les privatisations de France Telecom et de la moitié des Autoroutes du sud, il a supprimé le verrou de la spécialité géographique de la RATP pour permettre la mise en concurrence du réseau. A la SNCF, il a appliqué la loi Pons que le PCF avait contesté, il crée RFF, avec une minuscule différence, la mise en place du CSSPF, Conseil Supérieur du Service Public Ferroviaire, censé coordonner SNCF et RFF, mais qui n’a jamais imposé une politique et a disparu dans l’indifférence générale en 2008. Gayssot, avant de partir, a fait passer le « 1er paquet ferroviaire » européen programmant la mise en concurrence du fret.
Les socialistes aiment bien donner à un responsable PCF (Fiterman avant Gayssot) le titre de ministre des transports, pensant ainsi, visiblement à juste raison, que l’influence du PCF à la SNCF, et sur une partie de la CGT, aide à faire avaler les mauvais coups. En 1997, cette stratégie a réussi au delà de tout espoir, en faisant changer d’avis le PCF sur le fond de la loi et en ne mettant pas la CGT dans la rue.
L’année 2014 a connu une différence. Le PCF qui n’est pas au gouvernement n’a pas appuyé la loi, il l’a même ouvertement contestée, mais non sans de grandes ambiguïtés notamment avec son groupe parlementaire qui avait anticipé cette bataille (et probablement l’impossibilité d’une victoire sur le fond), et avec également une partie de ses militants investis dans la lutte et exerçant des responsabilités importantes sur le plan syndical (eux-mêmes probablement persuadés qu’un vrai recul de ce gouvernement favorable à la concurrence, serait très difficile).
Le président du groupe GDR, gauche démocratique et républicaine, André Chassaigne, n’a pas voté contre la dissolution de la SNCF, contre l’ensemble de la loi en commission, a pensé que les grévistes pouvait arrêter la lutte qui a permis de faire voter son amendement social, pourtant considéré comme négligeable par la CGT et SUD-Rail. Il ne semble pas avoir compris l’enjeu en affirmant que la gestion commune du personnel des 3 EPIC était satisfaisante et suffisante pour cesser la grève (y compris sur la base de son analyse erronée, il aurait pu regarder du côté de la Poste et des Télécoms ou la gestion unique n’a pas empêché de rendre minoritaires les emplois à statut). Mais finalement, le groupe a voté contre le projet de loi, ce qui est décisif, mais dû au rapport de force politique porté par la grève : une autre attitude aurait déclenché une crise syndicale très grave.
Le bilan de l’action
L’unité syndicale
Elle était très majoritaire au début avec un axe CGT, SUD-Rail et UNSA représentant les ¾ des cheminot-es et des organisations syndicales représentatives (il ne manque que la CFDT), qui a rédigé une plateforme commune de compromis mais intéressante et juste, revendiquant :
une réelle réunification du système ferroviaire public autour de la SNCF et un seul contrat Etat/Système Ferroviaire Public de 10 ans,
une seule Direction Générale gérant la stratégie et les finances, les systèmes d’information, la sécurité, le recrutement et la gestion du personnel,
la reprise de la dette, et le financement des travaux de régénération par des ressources nouvelles,
un programme législatif pour un report modal massif des transports de marchandises et de voyageurs de la route vers des modes alternatifs plus propres comme le rail,
la précision dans la loi que les embauches à statut sont la règle,
un décret socle afin que la future convention collective reprenne la réglementation du travail de la SNCF.
L’UNSA n’a pas appelé à la grève le 10 juin. Elle a privilégié le travail avec des parlementaires en leur proposant des amendements permettant certaines garanties. Elle a démobilisé en affirmant qu’il était trop tôt pour peser sur les débats parlementaires, qu’il fallait déposer un préavis de grève pour le 17 juin au moment des débats, ce qu’elle a fait avant de le retirer, affirmant que « ses » amendements amélioraient suffisamment la loi (elle se dispute le titre de syndicat réformiste et réaliste avec la CFDT). Néanmoins, des adhérents UNSA, sur la base de la plateforme commune, ont participé à la grève.
La CFDT a choisi son camp très tôt, elle a diffusé plusieurs tracts reprenant les arguments de la direction et du gouvernement expliquant que la loi était nécessaire et bonne, démontant les revendications de la plateforme CGT, SUD-Rail et UNSA.
FO, là où elle est présente, a appelé et participé à la grève. Elle a demandé à rejoindre l’interfédérale, SUD-Rail a dit oui, la CGT n’a pas répondu.
La forte unité syndicale CGT et SUD-Rail
La réussite de la mobilisation doit beaucoup à une évolution unitaire de la CGT : signature pour la première fois d’un préavis de grève commun CGT et SUD-Rail ; volonté de faire vivre cette unité au niveau national et dans la plupart des régions ; refus de répondre à l’invitation d’une bilatérale avec le président Pépy et demande d’être reçue en même temps que SUD-Rail ; déclarations claires pour maintenir la revendication de l’unicité du système ferroviaire et la grève lorsque les déclarations de Lepaon puis Chassaigne voyaient des avancées ; maintien de cette unité jusqu’au bout. Cette réelle unité inédite a provoqué une bonne ambiance générale, une confiance entre les équipes syndicales qui ont conservé toute leur combativité après l’arrêt de la grève. Cette pratique unitaire nouvelle doit être saluée, car elle portera des fruits dans le corps militant, mais en même temps, la CGT était contrainte à cette unité pour ne pas rester seule en première ligne, dans un conflit dont l’évolution a été en partie imprévisible.
Les prochaines actions devraient intégrer deux acquis de ce mouvement :
les AG qui organisent les actions et décident de la suite de la grève sont un fait positif, ainsi que la coordination nationale assurée par CGT et SUD-Rail ; leur amélioration passe par une véritable prise en main des grévistes qui prennent la parole, discutent, proposent… sans attendre que ce soient les syndicats qui le fassent ;
l’unité confiante de la CGT et SUD-Rail devrait se réaliser bien avant un début de grève, par des confrontations entre militant-es affinant leurs arguments divers avant d’aller les porter ensemble auprès des cheminots, afin de montrer l’efficacité de l’unité d’action dans la mobilisation.
Les faiblesses de l’action
Un texte de loi interprété et une propagande forte du gouvernement
La loi est claire, le passage de 2 à 3 entités ne va pas dans le sens de l’unité, l’article 5 retire à la SNCF l’Infra et la DCF, l’article 13 indique la fin du régime de travail des agents de la SNCF… Les grévistes ont lu le projet de loi dans lequel ils ont puisé leur détermination, ils sont outrés d’entendre la direction SNCF, le gouvernement et les grands médias ignorer le contenu essentiel de la loi et nier ces évolutions.
Les chiens de garde ont joué leur rôle, tous les grands médias se sont bien gardés d’informer sur les raisons de la grève, ont repris les arguments du gouvernement et de la direction de la SNCF. Ils ont mis en avant les clients bloqués puis les bacheliers ratant leur examen (alors que les statistiques des présent-es à l’heure se sont avérées meilleures que l’année précédente), ont relayé des fausses statistiques montrant une baisse de la grève mise en avant par la SNCF (qui pour la première fois a refusé d’en transmettre le détail aux syndicats)…
Le gouvernement de gauche a réussi à faire croire à une longue négociation (inexistante), à une réforme allant dans le bons sens (en réussissant à cacher que c’était pour privatiser le rail), à une grève déjà inutile dès le départ et encore plus depuis le vote de quelques amendements sociaux (en niant l’aspect essentiel de cette grève, contre la privatisation et les reculs sociaux). Le PS et EELV ont réussi à amadouer, voire convaincre, une partie du PCF et se sont faits aider par une partie des organisations syndicales représentatives à la SNCF, la CFDT puis l’UNSA.
L’unité syndicale CGT et SUD-Rail limitée à la SNCF
La direction de la confédération CGT a été bien moins revendicative que la fédération CGT des cheminots. La question principale a notamment été l’attitude de Thierry Lepaon qui, juste avant de devenir secrétaire général de la CGT, a présenté un rapport au CESER sur la concurrence pour les TER, voté par la CGT, défendant clairement la concurrence : « Une concertation devrait être engagée avec l’Association des régions de France pour définir le calendrier et les modalités de l’ouverture à la concurrence des TER et lancer assez rapidement les premières expérimentations qui devraient pouvoir commencer au début de 2015 ». Cet appui de la CGT à la concurrence ne dispense pas le gouvernement de rester prudent : lors des débats au parlement sur la loi 2014, le rapporteur Gilles Savary s’est opposé à ouvrir tout de suite à la concurrence les trains d’équilibre du territoire, bien « qu’il paraît que le privé est beaucoup plus efficace » et qu’il « partage d’ailleurs cette analyse avec M. Lepaon, secrétaire général de la CGT, qui a écrit un excellent rapport sur le sujet au Conseil économique et social et qui nous incite ainsi que le Gouvernement à s’engager dans cette voie. Nous partageons tous deux cette conviction, mais la commission pense que nous ne sommes pas prêts et que la réforme est suffisamment puissante pour ne pas brûler les étapes qui nous seront imposées par l’Union européenne très prochainement, en 2019 ou en 2023. ». C’est clair : inutile de provoquer les cheminots pour gagner quelques années dans la privatisation des trains d’équilibre du territoire.
La forte unité syndicale à la SNCF, contre la concurrence ferroviaire, pouvait difficilement se reproduire au niveau interprofessionnel, par manque de conviction. La confédération CGT n’a préparé aucune campagne interprofessionnelle contre la loi, alors que le sujet le permettait en resituant dans le contexte européen ; par ailleurs, après le congrès de Nantes de 2009, la CGT a montré sa capacité à s’engager dans une campagne « services publics »). Si SUD-Rail a fait circuler les informations et jouer la solidarité dans Solidaires, c’est seulement après le début de la grève, mais de toute façon, le faible poids de Solidaires n’aurait pas permis d’imposer une unité confédérale.
Une cohabitation de deux stratégies contre la loi
La résistance/opposition à la loi a pris deux voies différentes, selon l’acceptation, ou non, de la concurrence et selon la perception, changeante dans le temps, du rapport de forces :
la tentative de limiter la casse est suscitée par le contexte d’un gouvernement appliquant une politique de droite et devançant les désirs non encore obligatoires de l’Europe. Elle a pris la forme d’amendements allant dans le sens d’intégrer le plus possible les trois EPIC, renforçant la force de l’EPIC, obligeant les 2 autres Epic à travailler ensemble le plus étroitement possible… mais cette stratégie aurait été plus crédible en portant aussi des amendements laissant à l’intérieur de SNCF Mobilités, l’Infra(structure) et la DCF (circulation ferroviaire) afin de ne pas franchir une étape importante de la privatisation en transformant ce Epic en simple opérateur ferroviaire ;
la réunification du système ferroviaire dans un seul EPIC, c’est cet objectif qui a motivé les grévistes les plus politisés, décidés à aller jusqu’au bout pour faire céder le gouvernement, conscients que tout compromis mènerait à l’échec, plus ou moins lointain. La grève a été massive de la part de cheminots ayant lu dans la loi la remise en cause du statut actuel, de la réglementation du travail et de quelques acquis sociaux, ce qui justifiait de chercher des amendements à la loi pour préserver ce qui pouvait l’être.
La majorité de la confédération CGT, celle dirigée par Thierry Lepaon qui ne dit pas non à la concurrence, avait dans l’idée de limiter la casse, pensant que la grève durerait quelques jours, aurait le renfort de l’UNSA ayant déposé un préavis le 17, ce qui permettait, tous ensemble, de faire pression pour faire passer les amendements, et valoriser le travail parlementaire dans une stratégie de démonstration limitée dans le temps. C’est cette stratégie qui a incité Thierry Lepaon à rendre public le fond de sa pensée sur le possible arrêt de la grève après le vote d’amendements sociaux.
La fédération des cheminots CGT a réfléchi à la limitation de la casse, a travaillé sur des amendements, a vécu des hésitations parfois ressenties dans la direction de la fédé mais qui ont été balayées par la pression de la base et la forte mobilisation. Elle avait confié de longue date des amendements au groupe parlementaire PCF, mais le rapport de forces étant établi et la combativité s’avérant forte, ce plan théorique et bureaucratique a été laissé de côté et la mobilisation a prévalu de fait. La fédé CGT ne voulait pas porter seule la responsabilité, ni d’un échec certain en cas de division syndicale, ni de l’arrêt de la grève.
Le groupe parlementaire PCF n’a pas compris la dialectique entre confédération et fédération CGT. Son porte parole André Chassaigne, s’est cru lui aussi autorisé à penser que les amendements votés représentaient de bonnes raisons de songer à la reprise du travail… d’autant plus qu’il pensait avoir rempli son contrat en ayant fait passer les amendements qu’on lui avait confiés. Mais autant il était juste de porter des amendements limitant la casse, ou améliorant même modestement les choses, autant il est inadmissible de dire ou laisser entendre que ces amendements sont de nature à arrêter le conflit : ce n’est pas le rôle d’un député. La gifle du communiqué commun des fédérations CGT et SUD-Rail qui « ne partagent pas plus ces amendements aujourd’hui qu’avant la grève ! », qui affirment « qu’aucun amendement ne répond aux exigences et revendications portées dans ce conflit ! » va laisser des traces qu’il faudra examiner, dans la CGT et dans le PCF.
Les organisations syndicales françaises, par opposition au passé ayant subi les courroies de transmission entre partis et syndicats, affichent plus ou moins leur autonomie et indépendance, organisent la lutte en laissant aux politiques le soin d’amender les lois. Paradoxalement, CFDT et UNSA ont fait, mais aucun amendement positif n’est passé, ce qui ne les empêche pas de revendiquer les quelques amendements votés sous la pression de la longue grève. La CGT a travaillé à des amendements sur l’unicité du ferroviaire et à l’amélioration du projet de loi. SUD-Rail n’a pas réfléchi à des amendements d’une loi dont le fond même est inacceptable puisque c’est l’idée même de ces 3 EPIC par la création de super-RFF qui est mauvaise.
Ce qui a manqué pour gagner
La place de l’opinion publique
En 1995, la dernière grande victoire des cheminots a été possible car la grève, plus longue qu’en 2014, avait le soutien de la population, ayant le sentiment que les cheminots se battaient pour eux, par procuration, eux qui ne se sentaient pas capables d’une telle radicalité nécessaire.
Pour réussir en 2014, il aurait fallu trouver une unité politique, sociale et syndicale de forces antilibérales contre la privatisation à l’image de ce que réussissent à construire, dans la durée et en s’appuyant sur l’opinion publique, les intermittentes. La plateforme commune CGT, SUD-Rail, UNSA a permis une mobilisation sur des bases claires contre la loi inamendable (sauf à la transformer totalement), elle n’a pas été portée suffisamment à l’extérieur de l’entreprise. Le drame est que le rapport des forces nécessaire reposait, de façon indissociable, à la fois sur la grève et sur une bataille d’opinion publique. C’est ce qu’il aurait fallu préparer de manière anticipée, ce qui n’a pas été réalisé, ni même pensé.
La Convergence des services publics n’a malheureusement pas eu le réflexe de préparer un appel de soutien, d’envisager des meetings (dans les gares comme en 95)…
Le Front des luttes n’a rien fait, sauf une présence de Le Reste dans certains médias, nous devons en discuter.
Et Ensemble n’a pas anticipé non plus suffisamment ce conflit, même si nous avons informé et nous sommes exprimés à partir de la manifestation cheminote réussie du 22 mai.
L’affirmation d’une alternative politique crédible
Un article du 20 juin dans l’Humanité résume bien la vision du PCF :
choisir entre deux conceptions du système ferroviaire, soit « l’unicité » des syndicats, soit « l’unité » du gouvernement ;
défendre un amendement réunissant toutes les activités dans un seul établissement… « sans grand espoir de le voir adopté car changeant profondément le projet »,
et « en manière de repli », des amendements pour une très forte intégration des trois Epic, avec une forte prééminence de l’établissement de tête.
Le même article informe de la « modification majeure » du projet par l’adoption d’amendements qui « pourraient mettre fin à la situation de crise qui dure depuis dix jours ».
Cette ambigüité du PCF mérite réflexion afin de mesurer s’il a rompu avec la période Gayssot (voir ci-dessus). Elle compliquait l’apparition d’un Front de Gauche porteur d’une alternative politique, moteur d’une campagne de soutien aux grévistes contre la politique libérale du gouvernement, contre toute concurrence dans les transports ferroviaires.
Le groupe parlementaire GDR, vivant une certaine autonomie par rapport au PCF et une pression plus forte à la « responsabilité », ne semble pas avoir rompu avec la période de gestion Gayssot, son président André Chassaigne dans une interview dans l’Elu (revue ANECR) discute avec Cuvillier et Pepy, avant la grève, comme si un accord existait entre tout le monde sur le fond, comme s’il suffisait d’obtenir quelques garanties en plus sur l’aspect social et une meilleure présentation de l’unité de façade du système ferroviaire.
Les seules expressions politiques correctes sur le fond, d’analyse des raisons de la grève et de soutien aux grévistes (Alternative Libertaire, NPA… et bien sûr Ensemble !), n’ont pas touché grand monde, n’ont pas eu les moyens de modifier le message rabâché par les media, jouant jusqu’à la caricature les chiens de garde. La difficulté d’expliquer le fond de la loi a joué. Pourtant, CGT et SUD-Rail ont anticipé en amont en expliquant le contenu de la loi, en formant les militant-es, mais sans sortir du monde cheminot.
Conclusion provisoire
Ce mouvement et l’enjeu de ce conflit, au delà de la loi et de la bataille pour une système ferroviaire unique sont un concentré de ce que nous avons dit sur les européennes : il faudrait désobéir à l’Europe sur l’ouverture à la concurrence du trafic voyageurs envisagée pour dans quelques années. Mais cet axe nécessite un intense travail politique public, qui pourrait être populaire. Nous sommes donc très en retard sur ce qui serait nécessaire pour faire plier le gouvernement.
Des axes de bataille devraient donc combiner plusieurs axes :
la reprise et l’explication des revendications rappelées dans toutes les expressions CGT et SUD-Rail : une réelle réunification du système ferroviaire dans une entreprise unique la SNCF, un traitement de la dette et du financement des travaux indispensables par des ressources nouvelles, une qualité de service par l’exigence d’aucune régression sociale pour les cheminots actifs et retraités, des garanties sur la pérennisation du statut, la titularisation des contractuels et la réintégration des filiales ;
l’affirmation nette : « la France n’acceptera jamais l’ouverture à la concurrence des voyageurs sur le rail » ;
la défense du fret, comme outil écologique de service public, aujourd’hui détruit au profit de la filiale camion de la SNCF (depuis la mise en concurrence sur le rail, le trafic a été divisé par deux).