Le vendredi 11 août, les bikers (livreurs cyclistes de repas) de la plate-forme en ligne Déliveroo France étaient en grève nationale contre les méthodes du « patron ». C’est en effet par un SMS fin juillet que les bikers livreurs apprennent que leurs « revenus » seront abaissés du jour au lendemain.
Le mouvement a en fait démarré à Bordeaux où un syndicat CGT des livreurs s’est construit en mars 2017. Mais il existe d’autres formes d’organisations associatives : la Flèche Verte à Lyon et à Paris le Collectif des livreurs autonomes (CLAP), qui a déjà participé aux manifestations de Front social. A Paris le 11 août, 150 livreurs, soutenus par Front social, par l’UD CGT 75, par l’Union syndicale Solidaires, se sont rassemblés place de la République. Puis ils et elles sont partis en manifestation devant les vitrines de quelques restaurants « clients » de Deliveroo et donc « clients » aussi des livreurs qui ont le statut d’auto-entrepreneurs. Après Uber, c’est donc une nouvelle preuve que les méthodes des plates-formes en ligne engendrent assez vite une nouvelle forme de conflictualité. Celle-ci parait déroutante car ce ne sont pas (encore) des salarié-es (et on verra que cette question fait débat), mais il n’est pas impossible que la volonté de « maîtriser son travail » engendre des innovations dans la lutte.
Fin juillet 2017 donc, c’est par SMS que près d’un millier de livreurs apprennent qu’au lieu d’être payés 7,5 euros de l’heure, ils seront dès le 28 août payés 5 euros à la course, soit une perte de revenu qui peut atteindre 33%. Ceux ou celles qui refusent seront bien entendu « déréférencés » (attention on ne parle pas de licenciement !), comme cela peut d’ailleurs être le cas lorsque le patron reçoit des plaintes de certains restaurants ou clients final (petits retards, problèmes de politesse, etc.). 7500 livreurs (on dit « partenaires » dans la maison !) sont rattachés en France à Déliveroo, mais il y a deux formes de rémunérations. Ceux qui sont payés à la course (recrutés après août 2016) et ceux qui sont à l’heure (avant août 2016). Deliveroo estime en effet « plus juste » (annonce faite à l’agence Reuters) de mettre tout le monde dans le même statut : mais attention, Deliveroo n’est nullement un patron qui décide pour ses subordonnés. Il ne fait que mettre des entrepreneurs en relation « libre » !
Travail au sifflet
Pourquoi alors deux types de contrats ? En août 2016, un concurrent belge de Deliveroo (Take Eat Easy) est en faillite du jour au lendemain. 2500 personnes « référencées » se retrouvent sans boulot (et même avec des courses faites mais non payées). Beaucoup s’embauchent chez Deliveroo. Or, il faut comprendre qu’une telle plate-forme a intérêt, au bout d’un moment, à avoir le maximum de personnes rattachées. Cela lui permet de mieux faire face aux heures de pointe (midi et soirée) et donc d’encaisser plus de profits. Mais cela lui permet aussi de mettre la pression maximale sur ses bikers : répondre au maximum d’appels en un temps donné (productivité). Il vaut mieux donc ne pas les payer au temps, car il y a trop de monde en attente sur le logiciel aux heures de pointe. D’où la rémunération à la course : que celui qui pédale le plus vite gagne plus !, et tant pis pour les accidents de la route. De toute manière, c’est le livreur qui paye son assurance… (40% de son chiffre d’affaires va à « sa » protection sociale privée). On appelle aussi cela le « travail au sifflet », comme quand on siffle son chien qui va chercher l’os à ronger.
Deliveroo a donc décidé en août 2016 de lancer le contrat à la course et en juillet 2017, il décide de passer tout le monde sur ce statut.
« La rue est notre usine »
Au début du conflit, la revendication était de maintenir la rémunération horaire. Mais le 11 août, le tract commun signé CLAP, CGT commerce, SUD Commerce réclame en fait un paiement à la course de 7,5 euros, au lieu de 5. Cela permet sans doute d’unifier tous les bikers de tous statuts dans les 20 villes de France où Deliveroo est implanté. Et aussi d’exercer une attraction envers « ceux qui ne travaillent pas chez Deliveroo » (Foodora, UberEats…) pour les inciter à exiger davantage par course.
En même temps, il y a une certaine ambiguïté : admettre d’être payé à la course. On touche là au cœur même du travail en plate-forme, qui contient cette ambiguïté dans la tête de ceux et celles qui s’y accrochent faute de mieux. Arthur Hay, secrétaire CGT des coursiers à vélo de Gironde, interviewé dans l’Humanité (3 août), répond à la question sur un statut salarié : « Ce n’est pas l’objectif. On veut se réunit en association professionnelle et pouvoir être reconnus comme négociateurs…Le statut d’indépendant nous arrange. Il permet de travailler 60 heures une semaine et seulement 3 la suivante. Il y a peu de possibilités de le faire dans le cadre du salariat ». En effet la plupart des coursiers sont étudiants, ajoute-t-il.
Le fondateur du CLAP à Paris, Jérôme Pimot, est ancien coursier chez TokTokTok. Prenant la parole place de la République le 11 août, son discours semble jouer sur cette ambiguïté, ou une sorte de double statut : à la fois « patron » et « salarié » : « Nous sommes des patrons car on veut s’approprier les méthodes de travail. Si on fait masse, on peut commander. Mais on veut des garanties horaires qui ressemblent à des salaires. En fait, on est des salariés. Mais on veut construire notre travail, on veut reprendre le contrôle. Nous recevons des soutiens d’Angleterre, d’Allemagne. Il fait faire un front européen ».
Un autre livreur prend la parole pour expliquer : « On peut faire deux commandes sur chaque créneau horaire avec 7,5 euros la course ». On peut comprendre que cela revient à être payé plus cher par heure ! Aux heures de pointe, tout le monde est connecté, et parfois il y a des pannes informatiques, donc du temps non rémunéré. Comme le dit un livreur : « On est connectés, on devrait être payés » (Rue89, Bordeaux).
En réalité, c’est bien un mouvement revendicatif de type « tradition ouvrière » qui semble se construire. Ainsi sur la banderole du CLAP on lit : « La rue est notre usine ».
Bataille juridique et projet coopératif
Parmi les ex-livreurs de Take Eat Easy, quelques-uns ont fait la démarche d’aller aux prudhommes pour exiger la reconnaissance de leur ancien contrat en contrat salarial. Une jurisprudence positive a déjà été jugée dans un cas semblable en Grande Bretagne (L’Humanité du 18 novembre 2016). L’affaire a été délibérée en mai 2017, mais le jugement sera prononcé en septembre. L’avocat des livreurs, maitre Gilles Joureau, soutenu par le CLAP et Jérôme Pimot, ne manque pas d’arguments pour montrer le lien de subordination évident. Ainsi dit-il, « un commerçant n’a pas à recevoir de directive » sur sa méthode de travail, mais ce n’est nullement le cas dans les plates-formes où les coursiers sont pistés et même fliqués. Les avocats adverses plaident « la liberté » pour chaque coursier de changer de plate-forme à tout moment, et estiment que le litige relève non des prudhommes mais du tribunal de commerce.
Quant à Jérôme Pimot, il envisage carrément d’associer la liberté de décider dans son travail en sortant du statut d’auto-entrepreneur. Comment ? En devenant sociétaire d’une Société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) de livraisons de repas. La SCIC est une sorte de SCOP qui permet à une collectivité publique de participer au capital. Pas certain que tous les bikers acceptent cependant cette alternative, notamment les étudiant-es, dont les statuts sont transitoires par définition. En 2016, ce projet était néanmoins soutenu par Danièle Simonet, conseillère municipale Parti de gauche : « La ville de Paris, qui veut valoriser le vélo et l’économie sociale et solidaire, pourrait s’associer à ce projet en tant que collectivité » (L’Humanité du 18 novembre 2016 et 20minutes le 26 septembre). Un vœu d’étude du projet a d’ailleurs été adopté sur proposition de l’élue et du groupe communiste Front de gauche au Conseil de Paris en septembre 2016.
Prochaine étape de cette vraie grève nationale de l’ubérisation : le 28 août (jour d’application du contrat par course).
Jean-Claude Mamet