Denis Sieffert – ancien directeur de la publication de Politis, spécialiste du conflit israélo-palestinien, des questions sociales et du monde moyen-oriental – a récemment publié un article dans Politis. Il y interroge quatre mots – terrorisme, colonialisme, génocide et fascisme – relatifs à ce qui se passe depuis le 7 octobre. Nous avons souhaité attirer l’attention sur ce qu’il en dit.

Des mots pour l’innommable

Par Denis Sieffert. Publié le 10 janvier 2024 sur Politis.

Dans la « guerre au Hamas » menée par Israël, quatre mots méritent d’être interrogés pour oser nommer la réalité effroyable à laquelle nous assistons : terrorisme, colonialisme, génocide et fascisme.

Si l’on devait illustrer la fameuse formule de Camus « mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde », il n’y aurait pas plus terrible exemple que Gaza. Trois mots au moins méritent d’être interrogés pour oser nommer la réalité effroyable à laquelle nous assistons : terrorisme, colonialisme, génocide. Depuis le 7 octobre, toute prise de parole à propos du conflit israélo-palestinien doit être précédée d’un droit de passage sémantique. Il faut qualifier le Hamas de « terroriste ». On est là dans l’ordre du constat. Mais ce mot, irréfutable, a fini par saturer l’espace public, et s’en tenir là pour solde de toute analyse, comme nous y invitent le discours officiel israélien et bien des médias français, nous enferme dans un contresens historique.

« Terrorisme » ne peut pas être le dernier mot de l’histoire. La « guerre au Hamas » est, qu’on le veuille ou non, une séquence du conflit israélo-palestinien. Tout est fait pour qu’on l’oublie. On dit « Hamas » et on entend « Daech ». C’est effacer la part peu glorieuse que Netanyahou a prise dans l’histoire de ce mouvement en l’instrumentalisant pour briser l’OLP, quand la centrale présidée par Arafat militait pour une solution à deux États. Si « terrorisme » est le juste mot pour qualifier le Hamas et son action barbare, il ne peut devenir le concept explicatif global du conflit, au risque de sombrer dans l’irrationnel, l’essentialisation et, pour finir, dans le racisme.

« Colonial » est le deuxième mot qu’il faut interroger. Le plus important sans doute, parce qu’il nomme ce conflit comme il convient. Et le plus absent du discours israélien. Le mot était pourtant revendiqué sans fausse pudeur par les fondateurs du sionisme politique. Mais le rappel du caractère colonial d’Israël fait peur aux Israéliens, et à beaucoup de juifs de par le monde. Il est à la fois justifié et exploité de façon extensible par ceux qui veulent la destruction d’Israël. Puisqu’Israël est un « fait colonial », comme l’avait défini le grand orientaliste Maxime Rodinson en 1967, alors le projet décolonial menace l’existence même de l’État hébreu. C’est la grande peur ravivée par l’attaque du 7 octobre. Il est donc nécessaire, si l’on veut être entendu par les Israéliens de bonne volonté, de circonscrire le colonialisme dont nous parlons aujourd’hui dans le temps et dans l’espace.

Notre anticolonialisme vise les territoires conquis militairement par Israël en 1967. Il se réfère à la résolution de l’ONU de novembre de la même année, qui enjoignait à Israël de se retirer de ces territoires, tout en lui assurant, comme à tous les États de la région, « le droit de vivre en paix à l’intérieur de frontières sûres et reconnues ». On ne saurait être plus clair. L’ennui, c’est que ce sont les gouvernements israéliens eux-mêmes, et l’actuel plus encore que les autres, qui refusent cette référence protectrice. La gauche sociologique et culturelle, qui existe toujours en Israël, à défaut de représentation politique, n’est pas innocente de ce refus d’affronter la question coloniale. L’erreur, et même la faute, est de regarder les colons fascistes et racistes, pour lesquels on affiche une franche détestation, comme des excités marginaux, alors que la problématique de l’annexion est, au contraire, au cœur du conflit.

Comment ne pas voir que Ben Gvir et Smotrich profitent du 7 octobre comme d’une aubaine pour hâter leurs conquêtes de territoires ? À cet égard, « l’après-Gaza » imaginé par le ministre de la Défense, Yoav Gallant, confirme, par omission, que l’annexion rampante de la Cisjordanie est bien l’objectif de tout le gouvernement Netanyahou, et pas seulement de son extrême droite. Certes, Gallant met en fureur les « ultras » quand il rejette l’hypothèse d’une recolonisation de Gaza et de l’expulsion des Palestiniens, mais, en excluant toute participation de l’Autorité palestinienne à ce processus, il renvoie dans l’ombre la Cisjordanie livrée ainsi à la violence des colons. Ceux-là ne perdent pas au change… Ils sont assez fanatiques pour ne pas le comprendre.

Interrogeons maintenant le mot « génocide », qui s’impose de plus en plus. Israël menait jusqu’ici une guerre coloniale dont l’objectif est l’expulsion des Palestiniens, mais, a priori, il n’y avait pas de projet d’élimination systématique d’un groupe humain en tant que tel. Mais avec la guerre de Gaza, le projet exterminateur n’est pas loin. Il se rapproche quand les plus hauts responsables israéliens assimilent au Hamas tous les Palestiniens qualifiés « d’animaux », ou promettent de transformer Gaza en « terrain de football ». Parler de dégâts collatéraux n’a plus aucun sens quand on tue des milliers d’enfants avec l’alibi officiel d’avoir la peau d’un seul « terroriste », que l’on détruit crèches, écoles et hôpitaux, que l’on s’attaque aux ONG et aux fonctionnaires de l’ONU.

La qualification de « génocide » bute cependant sur la question de l’intentionnalité. Il ne faut pas « seulement » exterminer, il faut en avoir le projet. Mais que dire quand le gouvernement prive sciemment la population d’eau, et de soins, quand on laisse se propager épidémies et famine, et quand on interdit l’entrée dans le territoire de purificateurs d’eau ? Crimes de guerre, crimes contre l’humanité, cela ne fait aucun doute. Mais la tendance génocidaire est de moins en moins contestable. Dans sa récente plainte pour crime de génocide devant la Cour internationale de justice (CIJ), déposée le 29 décembre, l’Afrique du Sud fait valoir un autre argument : l’obligation de prévenir le génocide. Si celui-ci n’est pas encore établi, il faut l’empêcher.

Il ne fait déjà aucun doute, en tout cas, pour l’historien israélien Raz Segev, spécialiste de l’Holocauste, cité par le politiste franco-libanais Ziad Majed (1). Et le directeur du bureau du Haut-Commissariat des droits de l’homme à New York, le juriste Craig Mokhiber, a démissionné de ses fonctions pour protester contre le silence vis-à-vis de ce qu’il a appelé « un cas typique de génocide ». De son côté, l’ancien procureur général de la CPI, Luis Moreno Ocampo, a estimé que les crimes commis par Israël pourraient constituer « un cas de génocide ».

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