Éléments de réflexion pour une Sécurité sociale de l’alimentation (SSA)

La Sécurité sociale de l’alimentation consiste à créer de nouveaux droits sociaux visant à assurer conjointement un droit à l’alimentation, des droits aux producteurs d’alimentation et la protection de l’environnement. Vu l’importance des enjeux, le débat continue avec cet article

Par Jean-Claude Mamet – Le 8 août 2023

Le débat sur une SSA a débuté dans ENSEMBLE! et c’est une bonne chose.

Il met en jeu des bouleversements gigantesques dans la société, en articulant agriculture (y compris mondialisée), nourriture et nature (vivante ou non), transition écologique et prise de contrôle accru sur la valeur économique produite par le travail humain sous domination capitaliste.

Il s’agit ci-dessous d’une esquisse pour une élaboration collective, qui demandera forcément un certain pragmatisme et des expériences dans les solutions apportées.

Tout le débat proprement agricole de cette question est à peine esquissé ici (par non-compétence) et doit être complété par les apports d’autres camarades, notamment Danièle Mauduit.

1- Actualité du projet

L’idée d’une SSA s’est renforcée récemment par le croisement de plusieurs faits sociaux et de plusieurs critiques sociales jusqu’ici non articulées entre elles :

  • Le COVID a indirectement mis en évidence l’insécurité alimentaire de pans entiers de la population dans des pays dits « développés ». On a pu même parler d’une réapparition de la faim dans certains quartiers, quand les ressources venaient à manquer. La jeunesse a été touchée (par exemple les étudiant·es). Après le COVID, la montée de l’inflation pour les produits essentiels a prolongé et aggravé le problème. On parle de plus 5 millions de personnes en insécurité alimentaire et de « pauvres » solutions existent : associations caritatives, restos du cœur, banques alimentaires. « Pauvres » solutions, car adaptées aux situations de pauvreté sans solution pérenne.
  • D’une manière plus générale, une critique sociale de la mauvaise qualité de l’alimentation progresse aussi. Certains aliments peu coûteux sont nocifs. Certains enfants de familles pauvres sont très mal nourris avec des expédients. La critique écologique de l’alimentation industrialisée progresse, débouchant depuis assez longtemps sur une certaine forme d’auto-organisation autour de nouveaux circuits entre paysannerie et besoins sociaux : développement des AMAP ou d’autres formes associatives nombreuses. Les collectivités territoriales s’y mettent aussi. Des cantines scolaires innovent avec des circuits agricoles, mais il n’y a pas encore de coordination nationale. Ces expériences sont précieuses parce qu’elles indiquent comment des germes de socialisation pourraient se développer. Mais elles s’adressent (ex : AMAP) surtout à des ménages ayant des ressources suffisantes.
  • Enfin, le débat monte aussi fortement dans la communauté paysanne qui voit son avenir menacé, réduit à peau de chagrin (chute du nombre d’exploitations), soumis à l’agro-business et aux multinationales comme aux accords de libre-échange, etc. L’industrialisation agricole mondiale détruit l’autonomie alimentaires de pays émergents, et détruit le rapport au monde vivant, humain et non humain.
2- La socialisation des besoins essentiels est « déjà-là » : il faut la prolonger

La Sécurité sociale historique est une invention sociale fondamentale pour la réflexion sur l’émancipation.

Elle n’est pas la seule : le mouvement coopératif (dès le 19ᵉ siècle), pour la consommation ou pour la production, les expériences d’autogestion économique dans certains pays du Sud global, sont également des points d’appui précieux.

Toutes ces inventions sont la preuve qu’une autre économie est possible. Cela ne date pas d’aujourd’hui. Marx l’appelait « l’économie des travailleurs », capable de surpasser celle des capitalistes. C’est ainsi qu’il la formulait dans l’Adresse inaugurale fondatrice de la Première internationale.

L’historien JP Thomson parlait d’économie « morale » dans sa fresque sur l’histoire de la classe ouvrière d’Angleterre, terme qui réapparait aujourd’hui, notamment à la faveur d’une partie du mouvement des Gilets jaunes.

Malheureusement, Marx n’a pas systématisé cette piste féconde et, en conclusion de l’Adresse inaugurale – donc dans le même texte – il exhorte les travailleurs à agir pour la « prise du pouvoir politique ». Il n’a pas tort, mais le problème est que le mouvement ouvrier socialiste ou communiste n’a souvent retenu que cette idée dans le siècle suivant : la prise du pouvoir, comme préalable à la socialisation.

Il serait trop long ici de revenir en détail sur ces questions. Je pense évidemment que la question du pouvoir politique est très importante.

Ce qu’il faut surtout noter, c’est que l’invention sociale multiforme ne s’est pas contentée de cette conception stratégique. Elle s’est frayé un chemin dans la diversité des luttes et a produit un « déjà-là » de la socialisation, expérience fondamentale pour montrer au monde qu’une autre manière de « faire société » existe. Une manière de socialiser la valeur économique, alternativement à celle du capitalisme, est possible (avec des limites bien sûr). Il faut y ajouter la nécessité d’une prise de contrôle sur le travail concret (ou réel), lui-même en partie socialisé historiquement et juridiquement dans la Codification du travail. Celle-ci est bien sûr un compromis mouvant, aujourd’hui attaqué férocement.

Au total, ce sont ces acquis fragiles et ces innovations stratégiques fondamentales (non réduites à la prise du pouvoir) que la brochure d’ENSEMBLE! sur les « Matériaux pour l’émancipation » avait explorés (2014-15). Il faut donc continuer à creuser ce sillon.

3- Une extension (de portée anticapitaliste) de la Sécurité sociale est-elle possible ?

La Sécurité sociale a pris en charge, par auto-organisation progressive (et sous diverses formes historiques), des besoins humains fondamentaux. Le mutuellisme en est la première forme, notamment lorsqu’il s’organisait comme proto-syndicat contre l’interdiction de tout groupement collectif des travailleurs (illégal depuis la loi Le Chapelier de 1791).

Sans refaire l’histoire conflictuelle de cette construction historique, il est certain que les années 1945-46 ont innové sur deux plans :

  • D’une part un projet universel (issu du Conseil national de la résistance) et pas seulement pour les « ouvriers », même si des corporations entières (les indépendants notamment) ont résisté fortement à leur intégration à des conquêtes imprégnées par la gauche et le mouvement communiste. Mais cet « universalisme » était pensé sous l’hégémonie des mutuelles d’obédience patronales ou philanthropiques généralisées depuis la fin du 19ᵉ siècle, puis étendues par les lois de 1930-32 (assurances sociales).
  • Mais d’autre part en 1946, il y a eu une rupture conflictuelle (grâce au rapport de force de l’après-guerre) avec le mutuellisme dominant avec la mise en place du Régime général (englobant tous les « risques »), donc d’une vraie socialisation nationale, avec une cotisation interprofessionnelle globale (sauf pour la famille !), l’unification des caisses, leur gestion commune par les syndicats. Il y a eu cependant deux compromis importants : le montant des cotisations est resté une prérogative de l’Etat, ce qui bien sûr est décisif. L’autre compromis a été l’acceptation d’une double cotisation sur le salaire brut : cotisations salariales et patronales. Ce qui obscurcit la signification sociale et économique de l’institution. Il s’agit bien d’une cotisation socialisée (dédoublée en quelque sorte) sur la valeur ajoutée globale, et d’une tendance à augmenter la part socialisée des salaires dans la valeur ajoutée. Ce qui a duré quelques décennies.

Aujourd’hui, le néolibéralisme veut tout déconstruire et faire le chemin inverse depuis la fin des années 1980 : détruire tout ce qui s’apparente à cette socialisation, à ce statut potentiel du travail salarié. Macron en est l’archétype : il ne veut plus de société « statutaire ». Ce qu’il appelle « l’universel » (car il surfe souvent sur le langage de la gauche) ou même « l’émancipation », c’est l’universalisme libéral où chacun et chacune vend, comme entrepreneur de lui-même (ou comme micro-entrepreneur), sa compétence sur le marché de l’emploi ou l’industrie du numérique (cf. : le lobbying de UBER auprès de Macron).

Dans une perspective de stratégie alternative, le mouvement syndical (et le mouvement ouvrier au sens large), la gauche et l’écologie antilibérales, devraient reprendre, défendre et étendre l’imaginaire de la socialisation effective et universelle de la valeur économique.

Par exemple, il était absurde de défendre (comme l’ont fait la CGT, FO et d’autres) l’acceptation de principe de la diversité des régimes de retraite contre le projet soi-disant « universel » Macron de 2019.

Il convient donc de défendre l’extension de la logique de la sécurité sociale comme « économie politique des travailleurs et travailleuses » (au sens de Marx cité plus haut) : extension au travail (sécurité sociale professionnelle), à la retraite à 60 ans, au 100% sécu en maladie, à la dépendance, et même à la petite enfance.

La même logique peut se défendre pour l’économie autogérée des SCOP ou des sociétés coopératives d’intérêts collectifs (SCIC) impliquant aussi des collectivités territoriales. Ou encore pour un droit du travail réécrit et étendu qui ferait obligation, à chaque crise économique d’entreprise, de prévoir une expression collective des salarié·es pour des solutions alternatives (notamment écologiques, comme cela a été ébauché chez TotalEnergie de Seine-et-Marne avec Plus jamais ça, ou avec la papeterie de la Chapelle Darblay).

La question posée est évidemment celle du rapport de forces. Jusqu’où peut-on aller dans la socialisation et quelles priorités faut-il privilégier ?

Depuis la fin du 20ᵉ siècle, dans le mouvement social et « la gauche de gauche », il est coutumier d’analyser le recul de la part globale des salaires dans la valeur ajoutée produite.

Selon les conjonctures et les rapports de force, ce recul a varié entre 10%, avec une chute rapide dans la décennie 1980, puis une stabilisation autour de 5 ou 6% jusqu’à aujourd’hui. Mais il n’y a pas eu de reconquête parce que le rapport des forces est globalement fortement dégradé. Ce diagnostic général fait (je crois) consensus.

Une question est néanmoins posée sur l’alternative sociale et économique face à cette situation. Il est coutumier de constater que la « répartition des richesses » (ou des « valeurs » en fait) s’est faite au détriment du travail. Il est donc légitime de lutter pour une inversion de ce processus : une meilleure « répartition ». Mais ce mot de « répartition » comporte des ambiguïtés. Il semble entériner un « partage » des résultats du travail social.

Or, il me semble que – si nous nous plaçons dans une logique d’alternative stratégique – il convient de défendre une appropriation globale et démocratique des résultats du travail général. Certes, tout n’est pas possible en économie. Même dans une transition de socialisation, il faut faire des arbitrages, et notamment en matière d’investissements (et amortissements), et pas seulement pour les besoins sociaux réels. Néanmoins, une extension de la socialisation n’est pas une « perte » (comme on veut nous le faire croire), mais un ajout.

On peut de ce point de vue s’appuyer sur deux constats méthodologiques faits par le document des Économistes atterrés du 29 juin 2023 (Thomas Dallery, Jean-Marie Harribey, Esther Jeffers, Dany Lang, Stéphanie Treillet) et portant sur une analyse de la « répartition de la valeur ajoutée » depuis les années 1970 :

  • Le premier constat est que le travail réalisé dans les services publics issus de la socialisation (aussi bien par l’impôt que par la socialisation salariale) est « producteur de valeur monétaire », qui « s’ajoute à la valeur marchande » (pour le PIB), et ne s’y soustrait pas, comme une certaine conception (certes d’obédience marxiste) le pensait autrefois. Je mets ici la citation entière : « Ces travailleurs [des services publics] sont productifs de services utiles, c’est-à-dire de valeurs d’usages, mais aussi de valeur monétaire non marchande qui s’ajoute à la valeur marchande, et non pas soustraite à cette dernière » (et il est ajouté que la comptabilité nationale fait bien cette addition pour calculer le produit économique global).
  • Le deuxième constat de ce document est le même que celui énoncé un peu plus haut : la part des salaires dans la Valeur ajoutée (VA) brute comprend toutes les cotisations (salariales et patronales). Cette part a donc reculé d’environ 5% dans le secteur marchand productif, mais une autre part est drainée dans les dividendes et la financiarisation « pure » (et des inégalités astronomiques de revenus).

Mais si ces analyses de répartition des valeurs produites dans l’économie générale font consensus, elles devraient aussi indiquer deux objectifs, complémentaires, mais distincts et pondérés par la vision globale que l’on peut avoir d’un projet d’émancipation collective, et aussi des rapports de force bien sûr.

D’une part, il est possible d’argumenter sur la nécessaire « récupération » de ce qui a été perdu. C’est généralement ce qui est fait, par exemple lorsqu’on démontre qu’un faible accroissement des cotisations sociales étalé sur 20 ou 30 ans permettrait sans dommage de financer un droit à la retraite en refusant les « contre-réformes » imposées depuis 1993. C’est d’ailleurs ce qui s’est produit de 1946 à la fin des années 1970 : une part de cotisations en hausse.

Mais d’autre part, notre objectif stratégique n’est pas seulement la répartition. Il est de s’appuyer sur le « déjà-là » de la socialisation pour l’étendre à toute la valeur produite par le seul travail. Toute valeur vient du travail général abstrait. Il n’y a aucun miracle du capital qui viendrait « aider » ou accélérer le volume global de la valeur. C’est pourquoi, quand on argumente pour augmenter les salaires, cela ne doit pas seulement être entendu comme « protection du pouvoir d’achat », mais aussi comme une reprise du pouvoir sur la valeur produite par le monde du travail. Cette logique aboutit par exemple à l’échelle mobile : une hausse automatisée, donc un droit du travail, opposé au système de valeur dominé par le capital et ses fonctionnaires zélés (hantés par la boucle prix/salaires qui génèrerait l’inflation).

Mais évidemment, tout n’est pas possible à tout moment ! C’est pourquoi il faut convaincre avec un projet adapté à la conjoncture du moment. Et il est nécessaire qu’un débat démocratique se développe pour déterminer des arbitrages de choix dans la valeur socialisée : salaire, sécurité sociale étendue, RTT, investissements écologiques, services publics, etc.

Je n’exclus pas non plus l’outil des impôts, même s’ils obscurcissent la formation de la valeur « primaire », ancrée dans le processus de travail.  Une réforme fiscale peut être un moyen rapide pour récupérer une capacité de gouverner autrement.

4- Une Sécurité sociale de l’alimentation (SSA) : comment avancer ?

Il convient d’abord de se mettre d’accord sur un constat d’évidence : l’accès à une alimentation de qualité est un besoin humain décisif et il doit être universel. Peut-on y parvenir ?

Les dépenses globales d’alimentation tournent autour de 230 milliards (chiffres 2014). Sur ce total, la part du « bio » est minuscule : environ 12 milliards. Je n’ai pas réussi à trouver les chiffres de l’agroécologie, qui n’est pas bio, mais s’en rapproche.

Il convient de redonner quelques ordres de grandeur (à préciser) :

  • Le PIB (ou somme des Valeurs ajoutées VA) : 2650 milliards d’euros.
  • Dépenses de santé : un peu moins de 300 milliards
  • Dépenses de retraites : 345 milliards.
  • Total protection sociale : 740 milliards (en 2018).
  • Dépenses de l’État : 340 milliards (en 2020). Recettes : 250. Donc déficit public !

La proposition mise dans le débat public d’une Sécurité sociale de l’alimentation (SSA) est celle-ci : attribuer une somme forfaitaire de 150 euros mensuels par personne (et universelle) pour accéder à des produits de consommation de qualité, soit un montant global calculé de 120 milliards d’euros (soit environ 50% du marché, me semble-t-il). Ce sont les chiffres du Collectif SSA comprenant un panel d’associations qui travaillent sur cette proposition depuis quelque temps (au moins la période COVID) : Ingénieurs sans frontières (ISF) AGRISTA – des agronomes – Réseau salariat, la Confédération paysanne, et d’autres. L’accès aux produits se ferait par une carte de type « carte d’assurance-maladie ». Les produits seraient mis dans un circuit de conventionnement de la qualité avec des producteurs adhérents au système (et des magasins). On voit tout de suite que cette institutionnalisation implique un bouleversement total du marché de l’alimentation.

Avant d’en venir à des objections de faisabilité ou de rapport de force, il me semble qu’il n’y a aucune raison de ne pas défendre un projet de société où 50% du volume total de consommation alimentaire seraient socialisée. De telle sorte qu’elle satisfasse un besoin fondamental et potentiellement universel, et que cela soit effectué sur la base d’une agriculture bio ou agroécologie permettant une qualité et un développement nouveau du travail agricole, aujourd’hui déshumanisé, dévalorisé et en chute libre à cause de l’industrialisation à outrance.

La transition écologique nécessite un développement du rapport à la terre et au vivant, partagé avec le monde du travail dans son ensemble, des restaurants collectifs, des cantines, la vie de quartier, des jardins ouvriers urbains et des ceintures maraichères, etc.

Bien évidemment, tout cela implique un affrontement de grande intensité avec l’agro-business, la FNSEA, la grande distribution, etc. Les dépenses d’alimentation sont sous la coupe d’entreprises (et d’accords internationaux), mais c’est aussi le cas pour l’industrie pharmaceutique qui profite du marché des soins.

L’affrontement a besoin d’être construit à large échelle, donc d’impliquer la société, les groupes sociaux, les habitant·es. C’est une quasi-banalité de le dire, pour cette question comme pour toute la transition écologique. Mais, sur cette question comme sur d’autres, il ne peut s’agir d’un « grand soir » de la révolution écologique et sociale. Il faut du temps pour renverser l’imaginaire qui a dominé jusqu’ici, pas seulement sur l’économie, mais sur le rapport à la matière, la nature et le vivant. Donc il faut expérimenter des solutions partielles, les corriger si nécessaire, les faire converger, ébaucher des institutions, montrer que cela marche, créer un désir et un plaisir de « faire autrement », sur la bouffe comme tout le reste.

Il faut donc amorcer le débat et sans doute ne pas plaquer une solution prétendument globale sans étapes à franchir. Dans le débat qui a émergé notamment avec Pierre Khalfa, suite à la visio-conférence de cet été, plusieurs sujets ont été évoqués, et pour certains sont (peut-être) facteurs de malentendus.

  • La question d’un forfait universel à 150 euros mensuel. Comme le dit Pierre, « on retrouve là les débats autour du revenu universel ». Mais à mon avis ce n’est pas le cas. Cette somme de 150 euros apparait comme une sorte « d’allocation universelle » dans sa forme, mais le collectif ISF-Agrista défend fortement l’idée d’une socialisation étendue du salaire pour la financer (y compris avec une hypothèse de financement exclusif par cotisation patronale). Cependant, ce procédé du forfait peut engendrer des malentendus sur la différence entre la logique de « revenu universel » (qui s’est renforcée après le COVID) et celle de socialisation salariale. Historiquement, la Sécurité sociale pour la maladie (par exemple) ne s’est jamais construite comme une allocation forfaitaire de soins. Elle est une caisse collective financée à partir d’un pourcentage du salaire brut, pourcentage ayant évolué en fonction des besoins et du rapport des forces. De telle sorte que chacun cotise à proportion de son salaire et reçoit les soins nécessaires non proportionnés à la cotisation.
    Mais il convient sans doute de faire une différence sur les types de prestation issues de la Sécurité sociale historique. Selon les « risques » (ou plutôt les droits), ils ne répondent pas aux mêmes types de problème.
    Ainsi les dépenses de santé peuvent varier (parfois brusquement) de manière très importante selon les pathologies subies, notamment au-delà d’un certain âge. Les dépenses d’alimentation peuvent varier aussi, mais pas avec les mêmes écarts. L’autre différence est que la dépense d’alimentation est quotidienne, et doit donc être « évaluée » à priori, alors que les dépenses de type santé sont en quelque sorte « accidentelles ».
    Ainsi le chiffre de 150 euros pour la SSA semble avoir été choisi comme une sorte de « moyenne » entre 200 euros (correspondant au budget d’un salaire « correct ») et 100 euros (pour une personne « précaire »). Il est donc quelque peu arbitraire et doit être discuté.
    Une fois ces précisions faites, il est clair, à mon avis, que le forfait de 150 euros pour la SSA relève d’une approche qui n’a rien à voir avec la problématique du « revenu universel » que nous sommes nombreux·euses à critiquer. Par ailleurs, la problématique du « revenu universel » ne doit pas être assimilée avec la lutte pour des « droits universels », mais je crois que nous sommes d’accord sur ce point évident.
    Tout autre chose est de savoir si la SSA doit être universalisée d’emblée, donc y compris pour des ménages « riches ». Sur ce point, Pierre a raison : il ne faut pas le faire (même si la santé est universalisée à juste titre), en tout cas ne pas commencer de cette façon. Car il s’agit de créer un nouveau droit, et donc d’installer un rapport de force favorable dans le débat public. Si on admet les ménages riches, nous n’avons aucune chance d’avancer.
  • Est-ce que la SSA c’est 120 milliards pris sur la Valeur ajoutée (VA) ? Pas totalement à mon avis. Pierre explique que si c’était le cas, il y aurait un problème de « faisabilité financière ». Il met en avant la nécessité de renforcer la Sécurité sociale actuelle, « en matière de santé, de dépendance, de prise en charge de la petite enfance », et bien entendu la lutte sur les régimes de retraite. À juste titre : ces exigences doivent être financées. Il s’appuie sur la note des Économistes atterrés déjà évoquée plus haut. Si la VA brute perdue par le monde du travail est d’environ 5 ou 6%, cela semble assez proche (sauf erreur de ma part) des 120 milliards de financement évoqués de la SSA.
    Cependant, à mon avis, les 120 milliards (si cet objectif était maintenu) ne seraient pas en totalité implémentés sur la VA. En effet, une cotisation sur le salaire brut, comme c’est le cas pour la Sécurité sociale historique, diminue le salaire net. Donc il ne s’agit pas d’emblée d’un nouveau prélèvement sur la valeur ajoutée. À moins, bien sûr, de lutter pour une augmentation générale du salaire total. Le réseau ISF-Agrista se prononce pour un taux de cotisation assis sur le salaire « super-brut », c’est-à-dire incluant les deux cotisations (salariale et patronale). Mais là encore, je ne suis pas certain que ce soit une bonne idée pour faire démarrer le projet, même si le financement devra aussi impliquer les entreprises et les hauts revenus. Or justement, il faut faire démarrer le projet.
  • L’essentiel est là : amorcer la socialisation pour la faire grandir ensuite. Un certain nombre d’entre nous « cotisent » déjà dans des AMAP ou dans des associations alimentaires fonctionnant en lien avec des agriculteurs bio. Exemple personnel : environ 50 euros mensuels dans un sorte d’AMAP de quartier. On voit qu’avec 150 euros mensuels, on se rapprocherait de la moitié d’un panier nourriture plus « complet ». Mais il n’est guère envisageable de décider par le haut, même après un débat national, un tel bouleversement du marché et du rapport de très longue durée entretenu par chacun et chacune avec l’alimentation. Il faut donc amorcer le processus. Ainsi une proportion, certes très faible, du coût des repas dans le travail est déjà en partie socialisée par les tickets restaurants (7 milliards en 2021), ou dans la restauration collective (11 milliards, chiffres à vérifier). Certes, c’est infime par rapport à une généralisation, mais cela montre que le principe du financement par l’entreprise et la collectivité publique n’est pas un tabou. C’est la même chose pour le transport collectif des salarié·es (et même sur le 1% logement). Et bien évidemment, il y aussi la PAC, qui déplace le problème à une tout autre échelle, mais c’est quand même une sorte de socialisation capitaliste. Autrement dit : le débat public est « déjà-là ». Il est possible de l’amplifier.
  • Un service public serait à créer. Par fiscalisation, il s’agirait d’investir (donc avec une loi) dans la mise en place d’une institution autogérée : Un Service public national de la sécurité sociale alimentaire, cogéré par les agriculteur·trices bio ou agroécolo, les magasins conventionnés, les cotisant·es, les syndicats. La loi Egalim « planifie » en théorie une progression du secteur bio et agroécologique jusqu’à un tiers des besoins en 2030, alors que le bio représente aujourd’hui 13,5 % des exploitations. Il faudrait donc se battre politiquement pour que ce service public se crée et gagne en extension. C’est à partir de là que le conflit avec l’industrie alimentaire capitaliste serait très fort.
  • Faut-il déplacer d’un seul coup 120 milliards d’euros ? A mon avis non. Il faut continuer à défendre la SSA comme projet ambitieux (une « utopie concrète »), mais précédée de transitions. Il faudrait déterminer le taux de cotisation, salariale et patronale, qui permet une expérimentation significative. La part de cotisation socialisée pourrait dans un premier temps ne concerner qu’une partie de l’échelle des salaires (par exemple 3 SMIC ou 5 déciles de revenus). Il y a un vrai défi d’acceptabilité en cas de législation. C’est pourquoi il faut sans doute commencer par valoriser les expérimentations déjà existantes, les coordonner et légiférer sur la généralisation d’avancées concrètes. Les coopératives ont commencé de cette façon (et encore une fois, la sécurité sociale aussi). À ma connaissance, il n’y a pas encore de mise en relation nationale des AMAP, ou des associations de ce type, même si le projet ISF-Agrista semble avoir débuté ce travail. Le collectif Plus jamais ça comportait la SSA dans ses propositions, il pourrait (malgré le refus récent de la CGT) envisager de se poursuivre autour de cette initiative. Par ailleurs, il faudrait envisager une convergence avec les collectivités territoriales, coordonnées entre elles (lesquelles innovent sur les cantines).
    Si se met en place un mouvement social et écologique, et si des expérimentations montrent que le projet est réellement satisfaisant en qualité, la socialisation du salaire serait acceptée, mais c’est évidemment un enjeu très fort. Il faudrait l’associer à une cotisation sur la VA restante, ou sur les dividendes, comme le proposent les Economistes Atterrés. Notamment pour que les revenus en dessous du SMIC aient un droit d’accès automatique (montant à déterminer).
    La carte d’achat de produits pourrait aussi être alimentée à proportion de sa cotisation au départ, puis pourrait atteindre une somme forfaitaire égale pour élargir le droit. Il faudrait sans doute que le « panier » conventionné permette un choix (ce que ne font pas les AMAP).
    Y-a-il un risque de deux systèmes d’alimentation en concurrence ? C’est aussi une objection de Pierre Khalfa. Une partie des ménages continueraient à s’approvisionner dans l’industrie alimentaire classique (ou le luxe pour ceux qui ont les moyens). Mais cette objection est aussi ancienne que la Sécurité sociale. Le système actuel est une construction historique et, pendant longtemps, y compris, on le sait, en 1945-50, des professions ont refusé d’être assimilées aux travailleurs ou au commun des mortels (aux « rouges »). Par exemple les agriculteurs justement, jusqu’au moment où ils ont constaté que leur système indépendant ne leur garantissait rien du tout.

Tout n’est pas à socialiser, mais la socialisation a du bon !


Pour compléter, vous pouvez lire sur notre site :

La vidéo du débat que nous avions organisé au mois de juillet sur le financement de la SSA est toujours disponible :