Elle est de la devise républicaine la notion qui lui élève l’esprit. Si la liberté et l’égalité s’entendent en droit juridique, la fraternité est la somme morale commune qui découle de l’équation de cette devise. Elle est la valeur ajoutée. Disputée, malmenée, manipulée ou reniée, elle fut tout au long du processus révolutionnaire tantôt rejetée, tantôt affirmée. Mais au fond, qu’est-ce qu’une devise si ce n’est un chemin de conscience collective pour lequel on accepte que le droit, les règlements, le vivre-ensemble s’articulent ?

La solidarité est le prisme concret par lequel elle se réalise. Quel que soit l’idéal démocratique ou acratique que chacun d’entre nous porte en lui, il n’est vivable que dans une nécessité solidaire sans condition ni réserve. C’est bien de ça dont on débat sous l’arbre à palabres, le palais du peuple ou encore autour du repas de misère ou de bombance que l’on partage. C’est bien de ça dont est forgée l’éducation première qui accompagne l’apprentissage de l’enfant pour qu’il devienne enfin libre. Et c’est bien de ça dont il est question dans le prétoire lorsqu’on emprisonne quelqu’un pour avoir juste agit en conscience de ce fondement qui rend l’humanité possible.

Ce jeudi 31 mai dans la salle d’audience du tribunal de Gap, le procureur de la République est dépassé. Il dit ne pas se reconnaître dans les débats engagés par les avocats d’Eleonora, Théo et Bastien. Pour lui, il ne s’agit que d’un fait divers relevant uniquement du droit commun, entendu qu’il accepte l’idée qu’une question prioritaire de constitutionnalité puisse bousculer, voire, remettre en cause ce droit commun. Étrange posture que de vouloir dépolitiser un procès tout en le remettant dans les mains d’un Conseil constitutionnel qui devra délimiter les contours juridiques d’une notion infiniment politique.

Il réclame de la sérénité, mais continue de plaider pour le contrôle judiciaire des « Trois de Briançon » dont il est à l’origine de l’emprisonnement. Il se place en victime d’une pression médiatique qu’il a pourtant initiée en poursuivant trois personnes prises au hasard dans une  manifestation légitime sans raison particulière. Pourquoi ces trois là et pourquoi pas d’autres ? La manifestation fut pacifique et touchait à sa fin. (cf articles https://alpternatives.org/2018/04/24/tribunal-de-gap-05-un-petit-air-de-… : )
Maitre Henri Leclerc, l’un des avocats des accusés, déclarera « quelle que soit la décision du Conseil constitutionnel, il faudra revenir devant cette cour et plaider du fait que rien dans l’état actuel de la loi ne permet de les condamner ». Eleonora n’attend rien et ne croit pas que la loi changera. Son avocat ne demande pas de report. Les « trois de Briançon » ne sont pas à l’origine de la QPC. Rien, aujourd’hui, ne permet d’augurer que le Conseil ira dans le sens des demandeurs (cf articles :  https://alpternatives.org/2018/05/30/3deb-laudience-et-le-mobilisation-a… ). La question de l’opportunité du report se pose donc. Dans l’état actuel de la loi, le non-lieu était hautement probable. Qu’en sera-t-il le 8 novembre date du nouveau procès, si les « sages » pas toujours bien nommés, considèrent que le droit actuel est conforme à l’idée qu’ils se font de la fraternité et au principe d’égalité remis en cause dans la QPC ? Le procureur si frêle dans son habit de circonstance pourrait alors avoir du grain de jurisprudence à moudre…

Dehors, la solidarité bat son plein devant un escadron de CRS impassible. De 400 à 600 personnes (comptant les allées et venues tout au long de la matinée) venant de Genève, Clavières, des Cévennes, de la Drôme ou de Paris,  sont réunies pour soutenir à la fois Eleonora, Théo et Bastien, mais aussi rappeler les tragédies de Blessing, Mamadou, Alpha et combien d’autres encore ? La veille, c’était à la Roche de rame en compagnie du chanteur HK et des Têtes de linettes, qu’entre 400 et 500 personnes s’étaient retrouvés dans une ambiance fraternelle au sens encore noble que ne se laissent pas en départir les habitants de la Haute vallée de la Durance toujours en résistance.
Tous migrants, SOS Alpes solidaires, Chez Jésus, Chez Marcel, le Refuge solidaire,  le Chum de Veynes, les comités de soutiens des « Trois de Briançon » (de France et de Suisse), Un toit un droit, le réseau Hospitalité (et toutes les associations qu’il regroupe) et aussi des forces politiques et syndicales : La CGT, Sud/Solidaires, Ensemble 05, La Convergence citoyenne 05, le PCF 05 ont apporté leur contribution et leur soutien.

A 12h10, après 4 heures d’attentes, et au terme d’un délibéré relativement court, la joie explose : Eleonora, Théo et Bastien sont libérés sans contrôle judiciaire et peuvent rentrer dans leur famille, auprès de leurs proches. Le procès est, quant à lui, remis au 8 novembre. Le Conseil constitutionnel a jusqu’au 9 août pour se prononcer sur la QPC. Jusque-là, la fraternité reste sur le banc des accusés, présumée innocente, mais en sortira-t-elle indemne, grandie ou pire… remisée au grenier des belles idées poussiéreuses qui n’ont plus cours face au principe de réalité répressive que le pouvoir actuel tient plus raide qu’un bâton de maréchal.

En attendant… Il y a encore une frontière policière, administrative, économique, qui tue. En attendant… Il y a toujours des procureurs, des préfets, des ministres et toujours si peu de « Jean Moulin ». En attendant… Il y a toujours des délinquants solidaires en bande organisée pour enrayer la machine à broyer de l’humain.

Leo Artaud