Le rôle des armes américaines dans l’offensive de Nétanyahou à Gaza attire l’attention sur ce qui détermine la politique étrangère américaine au Moyen-Orient. Celle-ci s’appuie depuis longtemps sur plusieurs acteurs locaux : les politiciens israéliens qui acceptent de faire de leur État un pion dans le jeu impérialiste, mais aussi les bourgeoisies arabes et voisines. Les juifs américains se retrouvent de moins en moins dans ce jeu.
Les juifs et juives aux États-Unis à l’heure de la guerre à Gaza
Entretien avec Warren Montag1Warren Montag est professeur des Humanités à Occidental College, une université de la région de Los Angeles. Ses études portent notamment sur la pensée de Spinoza et d’Althusser.. Propos recueillis par John Barzman. Article publié dans la revue trimestrielle ContreTemps, n°61 (avril 2024).
ContreTemps : Une partie de l’opinion publique française pense, soit par ignorance, soit dans la logique d’idées antisémites, que le soutien américain à Israël est dû au poids énorme de ce qu’ils appellent le « lobby juif » aux États-Unis. Or, tout le monde a remarqué que l’état d’esprit de la population juive des États-Unis à l’égard d’Israël est en pleine évolution. De quand date ce changement ?
Warren Montag :
C’est une histoire compliquée, mais avant de l’aborder, une clarification sur la question du « lobby juif » et du contrôle juif de la politique étrangère américaine s’impose.
L’explication de la politique étrangère américaine en tant qu’instrument d’un pouvoir juif est une conception erronée à tous points de vue.
L’idée que les nations impérialistes sont dirigées par de petites entités essentiellement étrangères agissant en secret est non seulement absurde d’un point de vue empirique, mais incarne aussi une approche grossièrement réductrice de la politique, le plus souvent liée à l’une des nombreuses théories du complot qui confèrent aux juifs des pouvoirs surnaturels de tromperie et de manipulation.
Lorsque, comme cela n’est que trop prévisible, « l’entité étrangère » ou « l’ennemi de l’intérieur » se trouve être la communauté juive ou simplement « les juifs », l’erreur théorique relève de l’antisémitisme, pour la satisfaction de forces très différentes et souvent opposées.
Pour que les juifs jouent le rôle que leur assignent ces théories, ils devraient être capables de penser (élaborer des stratégies, conspirer et comploter) et d’agir comme un seul homme. Dans cette perspective, les apparentes différences politiques et culturelles internes à la communauté juive seraient expliquées comme des épiphénomènes au regard d’une communauté unie par le sang et façonnée par deux millénaires de haine implacable du monde non-juif.
L’unité supposée de la communauté juive américaine n’a jamais existé ; la population juive a toujours été extrêmement hétérogène, linguistiquement, culturellement et politiquement. Même les formes d’observance religieuse variaient de manière significative.
Par apport à cette diversité, le sionisme a consisté en une tentative d’homogénéisation, militant pour que les langues et les cultures du « ghetto », et surtout des juifs parlant le yiddish, la majorité (avant la Seconde Guerre mondiale), tout comme les diverses cultures des juifs iraniens, marocains, d’Asie centrale, soient abandonnées en faveur de l’hébreu et laisse la place à une nouvelle culture israélienne qui se présentait comme un retour à un passé mythique. Ces efforts sionistes se sont heurtés à une forte résistance ; même la question de savoir ce qui fait d’un juif un juif, et quelles formes d’observance devaient être intégrées dans le droit civil, n’a pas été résolue.
Mais le fantasme d’un parti des juifs, secret homogène, uni et discipliné, n’est pas seulement faux et invoqué au service de la haine, il aboutit aussi à absoudre l’impérialisme américain (et tous les autres impérialismes) de toute responsabilité pour ses guerres, son pillage des ressources mondiales et la richesse qu’il a accumulée au prix de la misère de la classe ouvrière internationale, toutes choses qui sont maintenant attribuées aux juifs.
Les conséquences de cette position sont assez claires : la dernière décennie a vu un renouveau rapide et généralisé des déclarations exterminationnistes, telles que celles qui figurent sur les teeshirts portés par un certain nombre de partisans de Trump lors de l’occupation du Capitole à Washington le 6 janvier 2021 : « 6MWE », acronyme de « six millions, ce n’était pas assez ».
Aux États-Unis, la population juive n’a jamais été aussi divisée politiquement qu’aujourd’hui, et au centre de cette division se trouve non seulement la conduite d’Israël dans la guerre actuelle contre Gaza, mais plus fondamentalement la question du sionisme.
Une minorité significative de juifs (principalement ceux âgés de moins de quarante ans) constate une différence notable entre le sionisme qui leur a été enseigné et le sionisme réellement existant de l’État israélien.
Il ne s’agit plus (en fait, il ne s’est jamais agi) d’un sionisme fondé sur l’Exode et la Délivrance de la Maison de servitude, mais d’un sionisme, comme Netanyahou nous l’a récemment rappelé, dont l’inspiration est tirée de l’histoire des Amaléchites du Livre I Samuel 15 : 3 : « Maintenant, allez frapper Amalech, et détruisez tout ce qu’ils ont, sans les épargner ; tuez hommes et femmes, enfants et nourrissons, bœufs et moutons, chameaux et ânes ».
Cela a conduit une nouvelle génération de juifs à déclarer leur soutien à la cause palestinienne non pas en dépit de leur judéité, mais à cause d’elle.
C.T. : Comment voyez-vous les évolutions qui se sont produites ces dernières années ?
W. M. : Comme beaucoup de gens de gauche de mon âge, juifs ou non, ma première expérience de construction d’un mouvement de soutien au peuple palestinien remonte à 1982, en réponse à l’invasion israélienne du Liban.
À Los Angeles, ville à forte population juive, mes camarades et moi-même, ainsi qu’un certain nombre d’activistes issus de différents secteurs de la gauche, ainsi que des membres de plusieurs organisations palestiniennes, avons formé une sorte de coalition informelle contre la guerre. Notre travail a été facilité par les critiques formulées à l’encontre de la guerre au sein même d’Israël. Nous avons pu faire venir d’anciens soldats des FDI (Forces de Défense Israéliennes) qui venaient de terminer leur mission au Liban et qui ont parlé ouvertement de la guerre et des raisons de leur opposition. Nous avons organisé des visites de synagogues et de centres communautaires juifs à Los Angeles qui ont connu un grand succès.
L’émergence de « La Paix Maintenant » en Israël a légitimé l’opposition à la guerre et a conduit une partie de la population juive des États-Unis à remettre en question le soutien inconditionnel à Israël qui avait été plus ou moins la norme.
Bien qu’il s’agisse d’une minorité composée principalement de juifs « laïques » ou de la mouvance du judaïsme réformé, cette organisation a représenté une évolution importante parmi les juifs des États-Unis.
Auparavant, les organisations juives traditionnelles soutenaient fermement Israël et affirmaient que les critiques à l’encontre d’Israël ou du sionisme n’étaient que l’expression d’un antisémitisme déguisé ; la présence de soldats anti-guerre et l’existence d’un grand mouvement pacifiste en Israël les ont choquées.
Pendant un certain temps, il n’a plus été possible de qualifier d’antisémitisme les critiques formulées à l’encontre de la conduite de plus en plus belliqueuse d’Israël.
Ce fut, à ma connaissance, la première véritable division au sein de la communauté juive à propos d’Israël. 1982 a marqué le début d’un véritable réexamen du sionisme et de la diffusion du racisme anti-arabe dans la société civile israélienne.
Les travaux des Nouveaux Historiens en Israël ont brisé une série de mythes sionistes, en particulier celui de la fondation de l’État-nation d’Israël, aujourd’hui généralement connu sous le nom de Nakba.
Ces jeunes chercheurs ont examiné les archives des Forces de défense israéliennes et ont trouvé des descriptions détaillées du déplacement violent de la population palestinienne. Ces descriptions ont rapidement été traduites en anglais et ont contribué à susciter une critique plus générale du projet sioniste parmi les juifs des États-Unis et d’Israël. La gauche américaine a pris conscience de la riche tradition révolutionnaire de l’antisionisme en Israël même, dont la plupart des tendances sont nées dans le Matzpen (1962 à environ 1975). Le consensus qui existait jusqu’alors, du moins dans le monde universitaire, était rompu…
Je ne peux pas examiner chaque moment de l’histoire qui a suivi, mais à chaque révolte lancée par les Palestiniens dans les territoires occupés et à chaque guerre initiée par Israël, en particulier les guerres contre Gaza (2007, 2014, 2023), et face à la réponse violente d’Israël à la Grande Marche du Retour 2018-2019, il y a eu des protestations significatives au sein de la communauté juive américaine.
Cela a provoqué la colère des principales organisations, comme l’AIPAC (American Israeli Political Action Committee), qui est une organisation de lobbying, c’est-à-dire de démarchage des parlementaires, ou comme les Fédérations juives, l’organisation qui chapeaute les institutions religieuses et sociales de la communauté juive.
En outre, l’État israélien lui-même était de plus en plus préoccupé par l’érosion du soutien des juifs aux États-Unis. Cela a conduit à une campagne de relations publiques et de contre-espionnage en constante expansion, connue sous le nom de programme Hasbara, avec l’entière coopération et le soutien financier des organisations susmentionnées.
Mais le tournant décisif pour la communauté juive des États-Unis s’est produit avec la guerre de Gaza de 2014.
La question d’Israël (et dans une moindre mesure du sionisme) est devenue la principale ligne de démarcation, déplaçant les divisions au sein des trois principaux mouvements religieux juifs, à savoir les orthodoxes, les conservateurs et, dans une moindre mesure, les réformés, dont les directions ont toutes tendance à soutenir la guerre actuelle d’Israël.
Il en va de même pour les sectes hassidiques qui ont progressivement abandonné leur opposition historique au sionisme, à l’exception de quelques groupes qui continuent à rejeter le sionisme (pour des raisons religieuses) et qui se font entendre autant, voire plus, aujourd’hui qu’ils ne l’ont jamais fait. Certains ont dénoncé l’islamophobie et participent à des manifestations contre la guerre.
Quelles que soient les déclarations publiques des principales organisations juives, presque toutes, même celles qui se sont le plus engagées à préserver l’image d’Israël, ont été choquées par les meurtres sans retenue de civils, y compris d’enfants, et par le ciblage délibéré d’immeubles d’habitation entiers, d’écoles et d’hôpitaux.
Le tollé international qui a suivi a persuadé l’État israélien de lancer une campagne agressive visant moins à justifier les atrocités qu’à qualifier les critiques d’antisémites. C’est ainsi qu’a commencé l’effort, toujours en cours, visant à repousser les limites de ce qui peut être considéré comme de l’antisémitisme, jusqu’à ce que toute critique d’Israël soit définie comme un discours de haine antisémite et donc punissable par la loi.
La guerre de 2014 a permis d’examiner toute l’histoire d’Israël, à commencer par la Nakba de 1948.
Toute la mythologie du sionisme a été remise en question, surtout par des universitaires israéliens tels que Benny Morris, Ilan Pappe et Avi Shlaim.
Comme pour confirmer l’image de la Nakba qu’ils offraient, la guerre de Gaza de 2014 a affiché un mépris pour la vie des Palestiniens, aggravé par l’affirmation d’Israël selon laquelle les FDI ont tué 2300 civils de plein droit, et par l’affirmation ouverte de responsables gouvernementaux tels qu’Ayelet Shaked selon laquelle tous les Palestiniens, y compris les enfants, devaient être traités comme des combattants ennemis.
Les scènes de mort et de destruction, d’abord niées puis justifiées par le personnel des relations publiques des FDI, un schéma désormais familier, ont mis en lumière la réalité des « guerres justes » d’Israël. Malheureusement, les résultats de l’expérience israélienne visant à déterminer les limites de l’impunité ont préparé le terrain pour l’actuelle guerre de Gaza, en comparaison de laquelle l’année 2014 n’apparaît guère plus que comme une escarmouche.
C’est à cette époque que peut-être la moitié des juifs de moins de 30 ans ont commencé à considérer Israël non pas comme la patrie juive, une lumière parmi les nations, mais comme le site d’une expropriation violente passée sous silence dans les récits historiques sionistes.
Le récent film Israelism (2023) évoque l’expérience de nombreux jeunes juives et juifs qui, lorsqu’ils découvrent la réalité du sionisme existant, éprouvent un choc et une colère qui les poussent souvent à militer pour la solidarité avec la Palestine. Bien sûr, cela ne signifie pas que d’autres ne s’accrochent pas au récit mythologique de l’histoire israélienne. La réalité de l’émergence d’Israël en tant qu’État-nation reste enveloppée d’obscurité ; ils ne savent pas ce qui s’est passé en 1948 et ne veulent pas le savoir.
Quoi qu’il en soit, les événements de 2014 ont transformé certaines des organisations juives existantes que l’on pourrait qualifier de gauche ou de gauche libérale. Alors qu’elles fonctionnaient auparavant principalement comme des groupes d’information et d’éducation, l’afflux de jeunes juifs à l’orientation plus militante a contribué à les transformer en organisations de masse dont l’objectif était de construire un grand mouvement national.
Ceux qui n’étaient pas militants au départ le sont devenus et ont noué des liens étroits avec les groupes palestiniens, planifiant et organisant des marches, des occupations et d’autres formes d’action de masse.
La plus importante d’entre elles, l’organisation Jewish Voice for Peace (JVP), s’est déclarée antisioniste en 2018. Elle travaille en étroite collaboration avec les Students for Justice in Palestine (SJP), qui est également une grande organisation nationale avec des sections sur les campus des écoles et des universités dans tout le pays.
Une autre organisation importante de jeunes juifs opposés aux guerres d’Israël est « If Not Now, When ? », dont le nom vient d’un dicton attribué à Hillel l’Ancien, 1ᵉʳ siècle avant notre ère : « Si je ne suis pas pour moi, qui le sera ? Si je ne suis que pour moi, que suis-je ? Et si pas maintenant, quand ? ». Leur slogan principal est « Pas en mon nom », un défi direct à la prétention de Netanyahou de parler au nom de tous les juifs. Ils ont joué un rôle central dans l’occupation du Capitole à Washington DC et ont organisé un certain nombre d’occupations et de blocages de rues.
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Notes
- 1Warren Montag est professeur des Humanités à Occidental College, une université de la région de Los Angeles. Ses études portent notamment sur la pensée de Spinoza et d’Althusser.