Le contexte
Areva attend que l’Etat la sauve de la faillite
Les difficultés financières d’Areva, qui couvaient depuis plusieurs années, éclatent en 2014. La survie du groupe est en jeu. À l’origine de ces difficultés, il y a bien sûr l’impact de Fukushima, mais aussi un certain nombre d’opérations désastreuses, dont la construction de réacteurs de troisième génération, les réacteurs pressurisés européens (EPR).
La recapitalisation d’Areva par l’Etat serait très coûteuse, et pour l’alléger, la branche « réacteurs » doit être cédée à EDF, avec l’entrée de groupes chinois et japonais au capital.

EDF : la fuite en avant dans le nucléaire
La situation financière d’EDF est également très délicate. Bénéfice net pour 2015 divisé par trois, suppressions d’emplois, dette de 37 milliards d’euros, liée à une politique d’acquisitions de sociétés à l’international.
La loi sur la transition énergétique prévoit de faire passer à 50 % la part du nucléaire dans la production d’électricité en France, contre 77 % actuellement. Par ailleurs, la durée de vie prévue des centrales est de 40 ans. Le démantèlement de ces centrales générerait des coûts importants.
En contradiction avec la loi, le PDG d’EDF a déclaré le 16 février: « A moyen terme, l’État nous a donné son accord pour que nous modernisions le parc  actuel de façon à ce que la durée de vie qui a été conçue pour 40 ans, nous la montions à 50 et 60 ans. » Il n’y aura pas de fermetures de centrales de prévues dans les dix ans à venir, à l’exception de Fessenheim… quand l’EPR de Flamanville entrera en service. Position confirmée par Ségolène Royal, qui ajoute tout de même que l’Autorité de sûreté nucléaire doit valider ces décisions de prolongation.
Pour justifier cette mesure, et pour faire face aux préconisations de sécurité renforcées depuis Fukushima, EDF lance un programme de « grand carénage », estimé à 55 milliards d’euros, (et  au double selon la Cour des comptes), afin de « faire durer » les centrales anciennes en attendant le relais par les réacteurs EPR de nouvelle génération. Le coût financier  du maintien d’un secteur nucléaire prédominant est faramineux, et EDF plaide pour un relèvement très substantiel du prix de l’électricité. Sur le plan de la sécurité, ce « grand carénage » ne peut prendre en compte ni la cuve où s’opère la fusion ni l’enceinte de confinement, qui sont pourtant des pièces essentielles de la sûreté des installations.
L’inquiétude sur la « fuite en avant » d’EDF est d’autant plus vive qu’elle se prépare à construire deux EPR à Hinkley Point, en Grande-Bretagne, alors qu’elle n’a pas réussi à mener à terme les chantiers en cours où elle est empêtrée, dont celui de Flamanville. Les fédérations CGT, FO et CFE-CGC ont demandé que le projet soit différé, estimant qu’il représente un danger pour la survie de l’entreprise.

L’Autorité de sûreté nucléaire : une indépendance de principe
L’autorité de sûreté nucléaire est une agence, en principe indépendante,  chargée du contrôle de la sûreté des installations nucléaires, de la radioprotection (travailleurs du nucléaire, environnement, populations locales) et de l’information des citoyens. Elle est dirigée par un collège de cinq commissaires, dont trois sont nommés par le président de la République, un par le président du Sénat et un par celui de l’Assemblée nationale. Leur mandat est de six ans et non renouvelable. Ils ne sont censés ne recevoir d’instructions de qui que ce soit. L’ASN s’appuie sur les expertises de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN).
L’ASN se plaint de ne pas avoir les moyens humains nécessaires pour faire face à l’ensemble de ses missions. Les 170 postes manquants représenteraient un coût de 50 millions d’euros, somme à mette en regard avec les 55 milliards envisagés par EDF pour le grand carénage de ses centrales.
Le chantier de l’EPR  de Flamanville : un enjeu crucial pour la politique nucléaire de la France

Un délai juridique de 10 ans pour construire l’EPR
La décision de construire ce réacteur de 3ème génération avait suscité une importante mobilisation, à l’initiative notamment de Greenpeace et du « Collectif stop EPR ». L’enquête publique est menée en pleine période estivale en 2006. Le 11 avril 2007, après avis du préfet et de l’Autorité de sûreté nucléaire, EDF est autorisée par décret à créer l’installation nucléaire de base. Ce décret donne un délai de 10 ans pour réaliser le premier chargement en combustible nucléaire.

La construction de l’EPR : infractions, chantiers bâclés, failles continuelles dans la sécurité
L’ASN a consigné ces failles, par centaines, dans ses rapports d’inspection. En 2008, l’ASN constate que « des fissures » sont apparues « à la coulée d’un bloc de béton composant la plate-forme (le radier) de l’îlot nucléaire de l’EPR ». Le chantier est interrompu pour un mois et EDF est sommée  de proposer  des procédures de contrôle satisfaisantes avant toute reprise des travaux.  En 2011, l’ASN relève treize constats d’infractions dont certains concernent du matériel et des équipements de secours de mauvaise qualité. Le gendarme du nucléaire pointe en 2011 et 2012 des « malfaçons » et des « anomalies » dans les opérations de bétonnage, de ferraillage et de soudage pouvant« porter préjudice à la qualité finale des structures ». Le bétonnage du bâtiment réacteur a été plusieurs fois suspendu (durant un an en 2012 !) En 2014, Médiapart révèle un rapport de de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) concernant des problèmes dans des soupapes de sécurité du circuit primaire. Des fissures réparties sur trois zones de l’enceinte interne du bâtiment réacteur ont pris trois mois pour être réparées.

Sous-traitance et exploitation de la main-d’œuvre
Un accident mortel du travail a lieu en janvier 2011 : un intérimaire fait une chute de 15 mètres. La passerelle sur laquelle il se trouvait avait été heurtée par le chargement d’une grue.
Le 11 janvier, le journal France-Soir révèle que sur le chantier un salarié de Bouygues sur trois vient des « pays de l’Est » et se fait le relais du syndicat CGT qui dénonce leurs mauvaises conditions de travail, en particulier pour les horaires (10 à 15 heures par jour). L’ASN, qui se doit de réaliser des missions d’inspection dans ce domaine, dénonce  « un manque de compétences, de formation à la culture de sûreté des intervenants » et des « lacunes d’EDF dans la surveillance des sous-traitants. » Elle établit des infractions de travail dissimulé et de sous-déclaration d’accidents du travail.
A la suite du rapport de l’ASN, un certain nombre de travailleurs « semblent » avoir été rapatriés d’urgence en Pologne.

Un autre accident mortel a lieu au mois de juin de cette même année. 
Une délégation de parlementaires européens visitent le site, s’indignent, parlent d’esclavage moderne et exigent des garanties de responsabilité sociale des entreprises.
Le procès a lieu en 2014 ; le tribunal correctionnel de Cherbourg condamne Bouygues Travaux publics, responsable de la coordination de la sécurité du génie civil sur le chantier, à 75 000 euros d’amende. Très dissuasif ! En revanche,  celui qui écope d’une peine prison ferme –trois mois-, c’est le lampiste, à savoir le grutier dont la grue en cours de chargement a malencontreusement heurté la passerelle, occasionnant ainsi la chute mortelle.
Bouygue est de nouveau condamné en juillet 2015, à 25 000  € d’amende  pour avoir eu recours aux services de sociétés pratiquant le travail dissimulé et le prêt de main-d’œuvre illicite sur le chantier de l’EPR de Flamanville. Les sociétés en question ont aussi été condamnées, à savoir la filiale de Bouyghe Quille Construction et le sous-traitant Welbond Armatures, lesquelles ont confié à l’agence d’intérim Atlanco Limited, basée à Chypre, et à la société roumaine de BTP Elco le soin de trouver des travailleurs. Les amendes infligées sont là aussi dérisoires. La société Atlanco  Limited est devenue introuvable. Cette société irlandaise basée à Nicosie y signait des contrats en langue anglaise avec des travailleurs n’ayant jamais mis les pieds à Chypre.
D’après la CGT, « L’avocat de Bouygues TP a souligné qu’une amende de 30 000 euros impliquerait automatiquement l’interdiction pour la société d’accéder à des marchés publics. Ce qui aurait conduit à des licenciements. » Où comment une multinationale sait se mettre au-dessus des lois…  Malgré la sanction dérisoire encourue, Bouygues et Quille vont faire appel. Pour le principe.

Les défauts de résistance de l’acier de la cuve devrait condamner le réacteur.
En avril 2015, l’Autorité de sûreté nucléaire rend publique  l’existence de défauts dans l’acier du couvercle et du fond de la cuve du réacteur, réduisant leur résistance à la propagation de fissures. Ces « anomalies » sont qualifiées de « sérieuses, voire très sérieuses ». L’ASN dénonce le fait qu’Areva, fournisseur de la cuve, était au courant de ces graves défauts dès 2007. L’ASN demande à Areva de mener de nouveaux essais de qualifications et de prouver que ses matériaux sont sûrs.
Cependant le président de l’ASN se montre sensible au fait que que les industriels chargés de ces installations sont « en grandes difficultés économiques et techniques », ce qui constitue une « une source de préoccupation majeure ». La filière nucléaire française est « en phase transition » et « les capacités financières ne sont pas encore là ».[1]
De ce fait, le démarrage est reporté (au plus tôt) à fin 2018, soit sept ans de retard par rapport au calendrier initial. Or le délai de 10 ans imparti à EDF pour l’achèvement de l’EPR prend fin le 17 avril 2017.
Quant à la facture, au départ prévue de 3 milliards, elle s’élèvera à 10,5 milliards (au moins).
L’ASN a d’ores et déjà demandé à Areva d’étudier la fabrication d’un nouveau couvercle de cuve, au cas où les essais mettraient en évidence la nécessité de le remplacer.
Mais la cuve ? Les défauts constatés entament la résistance d’une cuve destinée à subir d’énormes pressions et des chocs thermiques violents, selon l’ASN. On la croit volontiers. Cette pièce ne peut être changée au cours de la durée de vie d’un EPR, estimée de 60 à 120 ans. Elle doit donc être sans défaut, exigence à laquelle elle doit satisfaire depuis l’arrêté de 2005 sur les équipements sous pression nucléaire, suite à Fukushima.
Pour Greenpeace, la révélation de ces anomalies pourrait condamner le projet : ‘Si les tests en cours confirment l’anomalie –et il y a de fortes probabilités qu’ils la confirment– ces EPR sont condamnés à ne pas démarrer’ car les cuves, dont l’acier fait l’objet de doutes, ‘sont a priori irremplaçables’ une fois posées », selon le chargé des questions nucléaires à Greenpeace France.

Un enjeu considérable pour la filière nucléaire française
Tout ceci tombe très mal pour Areva vis-à-vis de partenaires étrangers qui s’interrogent sur sa fiabilité.
Areva gère sa survie au jour le jour, à coup de prêts relais. Le gouvernement qui s’est engagé à recapitaliser Areva, ne sait où trouver l’argent et repousse le problème après la présidentielle. En tout état de cause, en dehors des 5 milliards qu’il ne sait où trouver, le plan du gouvernement escompte sur la reprise de la branche « réacteurs » d’Areva imposée à EDF (elle-même en situation de grande fragilité). Or la décision de l’ASN attendue fin 2016-début 2017 conditionne la finalisation de la cession de la branche réacteurs d’Areva à EDF.[2] Et cette vente est un préalable à  la recapitalisation du groupe.

La décision de l’ASN sera donc particulièrement lourde de conséquences.
Quand l’équipement nucléaire ne satisfait pas aux normes légales, on change la légalité
L’Autorité de sûreté nucléaire « indépendante » ne sacrifie-t-elle pas la sûreté des populations à la sauvegarde des intérêts de la filière nucléaire ?
Un arrêté a été pris le 30 décembre 2015 par le ministère de l’environnement,  visant à assouplir les règles de sécurité des centrales nucléaires définies par une directive européenne de juin 2014. Cet arrêté modifie celui en vigueur depuis 2005.
Cet arrêté constitue du « sur mesure » pour valider en l’état actuel de non-conformité et de dangerosité la cuve de l’EPR qui ne peut être remplacée.
Selon un blog de Médiapart, c’est l’Autorité de Sûreté nucléaire elle-même qui l’a suggérée au gouvernement :
« « Le 21 avril 2015, quelques jours après avoir rendue publique l’affaire de la Cuve de l’EPR, l’ASN prenait un avis (n°2015-AV-0231) sur « le projet d’arrêté relatif aux équipements sous pression nucléaire. » Et dans cet avis, c’est bel et bien l’ASN qui demande au gouvernement de « Ajouter un article ainsi rédigé: « En cas de difficulté particulière et sur demande dûment motivée, l’Autorité de sûreté nucléaire peut, par décision prise après avis de la commission centrale des appareils à pression, autoriser la mise en service d’équipements sous pressions nucléaires et d’ensembles nucléaires n’ayant pas satisfait à l’ensemble des exigences … ». Ce que bien sûr, le gouvernement a accepté, en modifiant les articles 10 et 16 de l’arrêté de 2005… »
Et le blogueur de conclure :
« Autrement dit : déjà en avril 2015, l’ASN savait que les calottes de l’EPR ne pourraient probablement pas être qualifiées. L’ASN, comme AREVA, savait qu’il ne serait pas possible de les remplacer. L’ASN savait aussi que la loi n’est pas rétroactive. L’ASN savait qu’il faudrait bien trouver un tour de passe-passe pour lever la contradiction entre ses obligations et les pressions politiques qui n’allaient pas manquer. Et l’ASN a trouvé. »

La question du délai de 10 ans
La poursuite du chantier au-delà du 11 avril 2017 serait illégale.
L’Observatoire du nucléaire craint une prolongation pure et simple de l’arrêté du 11 avril 2017 prise en toute discrétion et sans débat. Cette solution ne serait pas valable juridiquement. Le processus d’enquête publique et de débat national doit donc être entièrement repris.
La nécessaire mobilisation citoyenne
D’ores et déjà, l’association « Notre affaire à tous » (dont le fondateur est Julien Bayou) annonce le 3 mars 2016 déposer un recours au Conseil d’Etat contre le décret du 30 décembre permettant de passer outre les exigences de sécurité précédemment définies.
L’Observatoire du nucléaire, engagerait une bataille juridique si le chantier se poursuit au-delà du 11 avril 2017 et qu’une nouvelle procédure de débat public et d’enquête publique ne serait pas engagée.
Mais ces démarches juridiques auront d’autant plus de chances d’aboutir, et le chantier EPR d’être abandonné que les citoyens seront informés et mobilisés sur cette question.
Il n’y a pas besoin d’être compétent en physique nucléaire pour comprendre qu’un défaut sérieux dans la cuve où s’effectue la fusion n’est pas un problème mineur de sécurité.
Au-delà de cette question précise (et majeure) de sécurité, c’est de l’ensemble de la question énergétique dont doivent se saisir les citoyens.
Ensemble ! Normandie

[1] Lors des vœux à la presse du président de l’ASN le 20 janvier 2016
[2] D’après le JDD  du 28 février 2016