La grève du 5 décembre contre la réforme des retraites imposée par Macron s’annonce comme massive. Les manifestations seront aussi importantes. Le nombre d’appels syndicaux et même intersyndicaux à prolonger et reconduire la grève, dans les régions et les professions, est important.
L’appel intersyndical national pour le 5 décembre comprend CGT, FO, FSU, Solidaires, UNEF, UNL. La confédération CFDT n’appelle pas à mobiliser contre la réforme à points, dont elle approuve le principe depuis longtemps, mais annonce qu’elle mobilisera si le gouvernement ajoute à son projet des mesures dites « paramétriques », c’est-à-dire faisant bouger l’âge de départ ou la durée de cotisation. Le but gouvernemental serait que le « système soit à l’équilibre » en 2025, date présumée du démarrage du système à points. Mais bizarrement, l’augmentation « paramétrique » des cotisations, même faible, n’est pas envisagée ! alors que le Conseil d’orientation des retraites, sollicité par Matigon, l’a calculée…
En plus de l’Union syndicale Solidaires, le Comité confédéral national (CCN), qui regroupe unions départementales et fédérations, a lancé un appel libellé ainsi : « …le CCN de la CGT appelle à poursuivre la construction de l’action par la tenue d’Assemblées Générales […] pour que les salarié-e-s et agent-e-s décident, sur la base de leurs revendications et dans l’unité, des modalités des actions, de la grève, de sa reconduction pour un mouvement qui s’inscrit dans la durée afin de gagner le progrès social ». Une intersyndicale nationale se réunira le 6 décembre pour envisager la suite. La CFE-CGC appelle à mobiliser le 5 décembre, et dénonce un gouvernement « du mensonge et de la manipulation » (François Hommeril, président de la CGC, dans l’Humanité du 3 décembre). La branche des cheminots de la CFDT, qui faisait partie de l’intersyndicale de 2018 contre le démantèlement de la SNCF, appelle à la grève et à reconduire si ses revendications ne sont pas entendues.
ocalement, d’autres structures CFDT ou UNSA se joignent aussi à l’action. On sait que c’est l’UNSA RATP, première organisation dans l’entreprise, qui a mis dans le débat public dès septembre la grève du 5 décembre et sa reconduction. Des collectifs de lutte para-syndicaux (« La Base ») se sont formés parmi les salarié-es de la RATP, tandis que chez les cheminots, la grève qui a paralysé plusieurs jours un centre de réparation des trains était quasiment autogérée sans participation directe des syndicats nationaux, pourtant encore puissants à la SNCF.
Réunis à Montpellier le 1er novembre, les groupes de Gilets jaunes de la 4ème Assemblée des assemblées, ont adopté un appel à rejoindre le mouvement gréviste : « Tous ensemble, tous unis et cette fois, en même temps ! ». Une tribune publiée dans Le Monde du 28 novembre, signée par un collectif de seize femmes – syndicalistes, féministes et économistes s’indigne des nouveaux reculs pour les droits des femmes qui résulteraient de la réforme, alors qu’en moyenne la pension des femmes est déjà de 40% inférieure à celle des hommes. D’autres initiatives publiques sont en préparation, notamment des prises de position d’intellectuels comme en 1995.
Par ailleurs, les forces de gauche et écologistes (EELV, Ensemble !, GDS, Génération.s, Diem 25, NPA, Nouvelle Donne, PCF, PCOF, PG, PEPS, RS, et des député-es de la France Insoumise : Clémentine Autain, Eric Coquerel, François Ruffin) ont signé une tribune commune parue dans Libération et Médiapart, et organisé une conférence de presse. Ce début de rassemblement a été initié par le mouvement Ensemble !
Pendant ce temps, l’appel à exiger un référendum sur la privatisation de Aéroport de Paris vient de franchir la barre du million. Et la mobilisation dans les hôpitaux, coorganisée par le Collectif inter-urgences, puis inter-hôpitaux (CIH), et les syndicats, après la très grande journée du 14 novembre, ne faiblit pas. Les médecins hospitaliers n’hésitent pas à critiquer frontalement le gouvernement et même à réclamer des augmentations de salaire pour les personnels para-médicaux.
Au total, le gouvernement a donc quelque raison de penser qu’un « mur », comme il le dit lui-même, s’est dressé contre son projet et sa politique.
Bien au-delà des retraites
Tout indique que ce qui se prépare autour du 5 décembre recèle une portée globale qui dépasse l’enjeu des seules retraites. Celles-ci sont bien sûr au cœur de la situation : E. Macron a assez dit que sa réforme visait un « nouveau contrat social » pour le 21ème siècle (discours au Conseil économique, sociale, et environnemental), faisant la comparaison avec ce qui s’était institué en 1946 pour la Sécurité sociale. C’est donc bien autour du projet de société que tourne le conflit.
Dès son élection, Macron ne l’avait pas caché : il commençait son quinquennat avec trois grands chantiers de démolition : le Code du travail, l’assurance-chômage, et la retraite par points. Celle-ci est en quelques sorte le point d’orgue de toutes les contre-réformes engagées contre les droits, quasi universels, établis au fil des luttes et du rapport des forces entre 1946 et les années 1980. A partir de 1987-1993 (désindexation des pensions sur les salaires notamment), salarié-es du privé, du public, âge de départ, durée de cotisation, indexation des pensions, régimes spéciaux, décotes, tous les secteurs ont subi des reculs, tous les paramètres ont bougé en négatif. Macron voulait donc conclure par un bouleversement « systémique », baptisé « universel ». Mais cette universalité n’est pas autre chose que l’universalité des règles libérales et capitalistes :  j’accumule des points, et j’ai droit à une retraite à proportion de mon effort « contributif » (voir le bulletin 4 pages retraites sur le site d’Ensemble !).
Macron avait bien avancé dans son entreprise réactionnaire de 2017 à l’été 2018, mais une surprise s’est mise en travers de sa route : le mouvement des Gilets jaunes et la crise sociale et politique qu’il a déclenché. Ce mouvement avait commencé par le refus d’une taxe, mais sa portée a été bien au-delà. Jusqu’à interrompre l’agenda du gouvernement pendant plus de six mois. Et forcer celui-ci à lâcher du lest, certes sur des questions non décisives, mais dont la portée symbolique a modifié les coordonnées de la résistance sociale et (peut-être) politique. Les portes closes du libéralisme ont cédé sur un coup d’épaule. Une énergie de lutte nouvelle s’est propagée dans la société : hôpitaux, RATP, finances publiques. La journée du 5 décembre ne résulte pas d’une décision des organisations et confédérations syndicales nationales, mais d’une combativité sectorielle qui a essaimé (RATP) et a imposé cette date incontournable. Le mouvement « climat » a également renouvelé les termes du conflit social. L’audace de la jeunesse (avec Youth for Climate, Extinction Rebellion…) insuffle une envie générale d’agir. Le mouvement féministe secoue aussi en profondeur les bases de la société patriarcale, et les femmes sont de plus en plus souvent en pointe dans les luttes de toute nature. Nous sommes en train de participer à une reconstruction en acte des organisations sociales de lutte, bousculant les traditions, pouvant déboucher sur une Alliance offensive : le système Macron a trop duré.
Un pouvoir d’agir
Le 5 décembre va donc être le thermomètre d’un nouveau pouvoir d’agir qui parcourt le monde du travail dans ses profondeurs, malgré son hétérogénéité, malgré un climat idéologique par ailleurs nauséabond et voulu par le duopole Macron-LePen. Tous deux en effet sont en accord parfait pour se choisir comme meilleurs ennemis sur le dos des « immigrés », de « l’islamisme » (Castaner brandit cet étendard), au risque d’aggraver considérablement le délitement du socle démocratique qui tient la société.
* Que peut la grève ? Elle peut ouvrir une page nouvelle dans le rapport qui articule les aspirations populaires, très politiques au sens profond du terme (la Cité commune), et le bloc idéologique réactionnaire qui prétend diriger la société sous couvert de « modernisme ». Les Gilets jaunes ont ouvert une porte, il est maintenant possible qu’un courant impétueux s’y engouffre.
Cependant, la construction d’un projet commun qui fasse sens reste un défi. Il y a d’abord l’appui sur un « déjà-là » : la demande d’égalité des droits (femmes/hommes, privé/public, jeunes, actifs et retraités), les conquis sociaux. Mais prenons de l’avance ! Nous avons besoin d’une vraie plate-forme commune autour d’une alternative visant une Sécurité sociale universelle, basée sur la socialisation de la richesse. Elle peut émerger de la grève qui démarre, mais elle aura besoin pour s’écrire de moments de respiration, de débats, de circulation des propositions. Cela pourrait prendre la forme de Forum communs entre syndicats, féministes, gilets jaunes, organisations de jeunesse. Les universitaires pourraient en être.
Pour aller de l’avant, la soif de démocratie et d’auto-organisation est un moteur précieux. C’est vraiment la très bonne nouvelle des derniers mois, partout présente sous des formes tâtonnantes, mais déterminées. Le monde des puissants est…repoussant : le personnage Jupiter, les institutions vermoulues de la 5ème République, le mépris de classe. La violence étatique de « leur monde » se déchaine contre le monde populaire, doublée d’entreprise de séductions sur le modèle des marques de publicité.
Comme l’ont tenté et partiellement construit les Gilets jaunes, il serait bienvenu que les mouvements grévistes se dotent « d’assemblées des assemblées » interprofessionnelles et de collectifs d’action pluralistes avec les syndicats, d’abord localement. Les organisations syndicales nationales devraient encourager un tel processus, qui ne pourrait que servir le rapport de force.
Que peut la grève ? Si une vraie grève générale le 5 décembre prend une dimension interprofessionnelle, elle peut peut-être faire boule de neige. La grande inconnue est le secteur privé, où la grève interprofessionnelle prolongée reste un défi considérable. La bataille du soutien populaire est décisive, elle semble acquise, mais une manœuvre du gouvernement peut l’effriter. C’est pourquoi des moments de contre-offensive sur le terrain politique seront nécessaires. La « grève de mouvement » pourra alors devenir une lutte de classe directement politique : projet contre projet. Un bloc social et politique rassemblé sur un horizon d’émancipation collective contre le bloc capitaliste Macron-LR-Medef et contre la concurrence mortifère des discours racisant Macron-Le Pen.
Dans cette lutte des classes pleinement déployée, l’action commune des forces politiques de gauche et écologistes peut aider à isoler le camp du gouvernement, ne serait-ce qu’en proclamant : assez de discours sur la fin du clivage droite/gauche ! La gauche et l’écologie se rassemblent. Non pas pour dire l’avenir, pour dicter des plans sur la comète, mais pour prendre part au débat partagé avec les luttes, elles-mêmes chargées d’espoir et de désir politique.
Jean-Claude Mamet