Thibaut Guilluy, haut-commissaire à l’emploi et à l’engagement des entreprises (HC3E) a remis à Olivier Dussopt, ministre du Travail, du Plein emploi et de l’Insertion, le rapport de la mission de préfiguration de France travail.1France Travail

Loi « France Travail » : Droit au travail ou surveillance du chômage ?
Non à l’embrigadement étatique de la détresse sociale !

Par Étienne Adam et Jean-Claude Mamet – Le 20 septembre 2023

Alerte !  Le gouvernement prépare une nouvelle loi, dite du « plein emploi », avec l’institution nouvelle « France Travail ». Avec la contre-réforme des retraites, le pouvoir Macron a voulu contraindre la population à « travailler plus ». Avec le projet de loi « France travail » cet automne, le pouvoir veut « surveiller plus » les sans-emplois, les personnes touchant le RSA soupçonnées de fraude, les allocataires du chômage soupçonné·es d’en profiter, les jeunes qui galèrent, et même les personnes handicapées.

« France travail » est une gigantesque usine administrative qui aura l’autorité sur toute personne sans emploi. La nouvelle structure est dite de « service public ». Elle comprend :

  • Pôle emploi, lui-même résultant d’une fusion ANPE-UNEDIC en 2018 : c’est l’œuvre de Sarkozy, un ami de Macron. Il l’avait fait en valorisant la catégorie de « service public », mais au service du marché ;
  • Les Missions locales ouvertes aux jeunes ;
  • Les structures de la CAF (allocations familiales) qui gèrent le RSA, et donc aussi les départements qui financent ;
  • Cap emploi, qui organise le lien à l’emploi des personnes handicapées ;
  • Evidemment les DRH d’entreprises ;
  • Des opérateurs privés ou des starts up mettant en relation entreprises et personnes sans emploi ;
  • Des collectivités territoriales organisatrices des crèches pour trouver des solutions aux parents (surtout des femmes) qui peinent à trouver des places à la crèche, ce qui les freine pour travailler ;
  • La réforme des lycées professionnels et des structures d’apprentissages vise aussi à bien adapter main d’œuvre disponible et demande patronale.

C’est donc clairement une étatisation du suivi des personnes éloignées de l’emploi, que ce soit récemment (les fermetures d’entreprises bondissent depuis un an) ou depuis une « longue durée » (RSA), ou les personnes cumulant des petits contrats répétés, et celles qui sont dans les « angles morts » de la vie sociale ou dans l’extrême pauvreté.

La crise financière des associations caritatives, l’alerte des Restos du cœur, l’empressement de la ministre à réagir avec les richissimes patrons (B. Arnault de LMVH) pour médiatiser des micro-gestes (quelques millions) montrent une volonté politique. Il s’agit de répondre à la crise sociale en assignant à chacun·e une place dans la société néolibérale sur la base des « mérites » individuels.

Mettre la France « en emploi » permanent

L’appellation France Travail cache en réalité son but à travers le mot « travail » qui accroche l’attention. Le but n’est pas le « travail » objet de questionnement, mais d’employer celles et ceux qui collent aux compétences demandées par les employeur·euses et les former pour cela. Et pour le temps nécessaire à la demande du marché.

Le « droit au travail » a été une revendication des périodes révolutionnaires, comme en 1848 en France. C’était un élan collectif et subversif pour dépasser la tradition de dépendance hiérarchisée dans les « corporations » et métiers, et la misère du chômage. Cette exigence contenait une aspiration à la dignité du travail et de la personne libre, avec reconnaissance de la qualification, d’un salaire et donc d’un pouvoir du salariat. La subordination aux employeurs s’est bien sûr imposée dans le droit positif (Cour de cassation dans l’entre-deux guerres). Mais les conquêtes sociales qui l’accompagnent sont maintenant rabotées ou détruites. Il ne reste que l’obéissance, que bien des jeunes refusent ! La Sécurité sociale ne cesse d’être attaquée par son « coût » (les « charges » !), mais, en réalité, surtout par son pouvoir de contrôle sur la richesse produite. Les statuts d’emplois morcèlent à l’infini les collectifs salariés, qui se croisent et même se concurrencent sans se connaître sur les zones de production (donneurs d’ordre et sous-traitants). Les jeunes y sont mis en stage ou observation de « compétence » et sans vraie perspective avant 25 ou 30 ans. À l’autre bout, après 50 ans, les personnes sont dévalorisées, et en même temps obligées de trimer des années supplémentaires (64 ans) pour éviter l’appauvrissement. Alors que seules les personnes au travail produisent la richesse ! Le travail concret perd son sens humain sous la tutelle des commis des actionnaires. Les perspectives émancipatrices s’évanouissent.

La domination néolibérale par l’emploi à n’importe quel prix devient ainsi le morne avenir imposé. Ne pas s’y plier conduit à tomber dans la pauvreté, ne plus manger ou se loger correctement, jusqu’à faire la queue dans les associations caritatives. Ces dernières sont débordées par l’afflux provoqué par une inflation qui frappe encore plus les plus fragiles. Dans ces conditions, la réponse macronienne est d’embaucher toutes et tous les Français·es pour satisfaire « l’offre pro-business », comme le résume l’ex-patron du MEDEF Roux de Bézieux, très satisfait de la macro-politique de Macron.

Certes la loi « France Travail » s’appuie officiellement (dans le rapport qui en résume l’inspiration) sur le « droit d’avoir un emploi » inscrit dans la Constitution. Mais Macron, dès 2017, avait mis en avant : « des devoirs avant les droits », inversant l’imaginaire des mobilisations populaires : « pas de devoirs sans droits ». On sait que le droit à l’emploi n’est pas respecté ! Mais les patrons se plaignent surtout de ne pas trouver suffisamment des salarié·es à leur botte, avec des « compétences » adaptées au marché. Les « métiers en tensions » font la une de l’actualité depuis la période COVID qui a bouleversé le rapport personnel au travail, et par conséquence aux types d’emploi acceptés.

« Plein emploi » ou mise en fiche numérique ?

Il y aurait un potentiel inexploité de main-d’œuvre. Le gouvernement veut faire tomber le chiffre du chômage officiel à 5% en 2027 (catégorie A au sens du BIT : être totalement et immédiatement disponible). Mais le « plein emploi » recherché est la mise au travail généralisée de toute la population, de 17 ans (apprenti·es) à 64 ou 67 ans (durée accrue du temps d’emploi). Le gouvernement se félicite que le chômage soit déjà descendu à 7,1%. Mais ce chiffre ne compte pas les personnes en contrats courts, en formation ou inscrites à Pôle emploi. Le nombre de personnes travaillant moins de 20h par semaine a augmenté de 28% en un an, or elles sont inscrites à Pôle emploi. 40% seulement des personnes au RSA sont inscrites, car elles n’y croient plus. Il faut compter aussi la montée en flèche des apprenti·es, multipliée presque par 2 et frisant le million, jeunes ou moins jeunes. D’ailleurs, Macron se démène pour réformer les lycées professionnels, également dans le viseur de la loi France Travail.

Officiellement, 5,3 millions de personnes sont inscrites à Pôle emploi. Mais il pourrait y en avoir plus, car beaucoup baissent les bras, y compris des handicapé·es hors champ, des personnes découragées, des femmes bloquées dans les tâches ménagères. Eh bien : France Travail sera un bureau d’inscription et de recensement, y compris avec des start-up mettant en relation la demande patronale et les inscrit·es au fichier. Ce sera le rôle des agent·es de l’ex-Pôle emploi d’huiler ce perfectionnement du marché capitaliste de l’emploi.

Sous couvert d’une réponse habile aux critiques sur le maquis administratif (où il faut frapper à plusieurs portes pour avoir des réponses) et les pertes de temps, l’objectif clairement affiché de France Travail est d’inscrire tout le monde sur la même liste, quel que soit le chemin emprunté : « Dites-nous tout la première fois : on vous inscrit une seule fois ! ». Les handicapé·es exerçant dans les Établissements d’aides par le travail (ESAT) seront inscrit·es. Les établissements de formation professionnelle (type AFPA) seront de la partie. La personne qui va s’inscrire à la CAF (allocations familiales) pour espérer toucher le RSA (607 euros) se verra numérisée dans France Travail. Au RSA, il est prévu qu’elle ait 15 à 20 heures par semaine d’occupations obligatoires (18 départements l’expérimentent aujourd’hui), non rémunérées (y compris pour passer son permis de conduire afin de travailler la nuit chez Amazon, si besoin). Macron l’avait dit : sinon il y aura des sanctions.

Au total, il s’agit bien d’une centralisation étatique et bureaucratique, visant à augmenter le nombre de personnes disponibles à l’emploi en adaptant leurs droits concrets. Le premier acte de tout·e inscrit·e sera de signer un « contrat d’engagement » : formation, stages, « immersion » en entreprise pour voir comment cela se passe. Même les situations de soins médicaux seraient observées (notamment pour les plus âgé·es). Le but est un parcours professionnel « sans couture » (selon Olivier Dussopt, ministre du Travail), sans rupture de situation. Loin d’être une manière de répondre à la Sécurité sociale professionnelle revendiquée syndicalement, le droit n’est plus un droit en dignité attaché à la personne mais un échange contractuel et inégal avec l’État, médiateur public pour le compte des entreprises. En 2001, les débats sur le PARE (lors d’une négociation UNEDIC) avaient déjà initialisé la contractualisation des droits des chômeur·euses. Nous avions dénoncé le mirage d’une négociation : les chômeur.euses ne sont pas à égalité avec l’institution qui a un pouvoir sur elles et eux. C’est le principe même du droit du travail, visant à rééquilibrer ces inégalités, qui est mis en cause. Nous sommes aujourd’hui dans une généralisation pour l’ensemble du monde du travail.

Les syndicats sont sommés de négocier des mesures décidées d’avance !

S’il y a un exemple déjà très parlant de ce qui est visé, il suffit de voir les évolutions des droits des chômeur·euses depuis 2017 (arrivée de Macron), avec une succession de mesures visant à réduire leurs droits :

  • leurs droits quotidiens : réforme du « salaire journalier de référence », base de calcul de l’allocation, surtout pour celles et ceux qui cumulaient des contrats courts ;
  • leurs durées d’indemnisation : jusqu’à 25% en moins avec la prétendue adaptation des allocations au cycle économique : toucher moins quand la croissance reprend, et plus (parait-il) quand elle décroit ;
  • la dégressivité pour les cadres au bout de six mois ;
  • l’obstacle renforcé pour avoir droit à « quelque chose » en exigeant des durées d’affiliation plus longues (6 mois de travail préalable au lieu de 4 mois).

Citons alors les chiffres du scandale : le non-recours à l’assurance-chômage est estimé entre 25 et 42% (étude DARES – c’est un organisme ministériel de recherche – en 2022). Et le taux de non-recours (par ignorance des droits) au RSA et à la prime d’activité est de 34% (enquête de la DREES – organisme de recherche sur les droits sociaux – en 2022). On est donc loin du RSA comme « droit à la paresse ».

Les lettres de « cadrage » envoyées aux syndicats disent bien leur nom : la « négociation » des règles d’indemnisations ne peut se faire que dans le cadre imposé par la politique économique et budgétaire du gouvernement. Ce sont des indices très clairs de l’étatisation du social qui se généralise. De plus, ce ne sont plus des cotisations salariales qui abondent les Assedic mais une CSG renforcée (un quasi-impôt, loin du travail). On ne demande donc plus aux syndicats d’améliorer la situation des privé·es d’emploi mais seulement de faire des économies pour le compte de l’État avec une enveloppe dictée à l’avance. Ainsi, dans la négociation en cours (théoriquement jusqu’au 15 novembre 2023), les « partenaires sociaux » doivent consacrer des milliards d’euros chaque année pour faire fonctionner le système public « France Travail » (12 milliards prévus d’ici 2027, ce que même le MEDEF refuse). S’il n’y a pas de résultat, le pouvoir reprend la main à 100%.

Dans ces conditions, un refus de siéger devrait s’imposer. Nous sommes totalement dans la situation que dénonçait l’Intersyndicale pendant la lutte des retraites : le pouvoir central veut des syndicats corsetés, négociant des miettes, dépourvus de toute réelle capacité d’intervention interprofessionnelle, c’est-à-dire politique. Si l’intersyndicale des huit organisations s’entendait pour refuser ce mépris, ou posait des conditions, alors le scandale autoritaire et le refus de toute démocratie sociale pourrait une nouvelle fois être dévoilé et dénoncé. Par exemple, une condition pourrait être : personne ne doit toucher en dessous du seuil de pauvreté indexé sur le SMIC ! Ou encore : extension du RSA à tous les moins de 25 ans, même si le RSA est depuis le début un pseudo-droit, une sorte de sous-SMIC de la pauvreté.

Construire des alternatives : une refondation

La dégringolade des droits du travail est si forte depuis le triomphe néolibéral en trois décennies que toute une refondation est nécessaire.

En 1974, les syndicats unis estimaient que toute personne devrait conserver son salaire en cas de défaillances d’entreprise et, au minimum, toucher le SMIC. Pourquoi ne pas le redire aujourd’hui ? Mais à cette époque les entreprises cotisaient ! Aujourd’hui l’État subventionne leurs ex-cotisations sociales pour plus de 70 milliards par an. Les entreprises ne déboursent rien pour les salarié·es au SMIC (et cotisent de moins en moins jusqu’à 2,6 SMIC) pour la part allant à la Sécurité sociale : ce sont les impôts qui financent (par des déductions ou la CSG), c’est-à-dire en réalité les salarié-es à une écrasante majorité. Y compris les retraité-es qui, par la CSG, cotisent à l’assurance chômage pour financer la suppression de la part dite « salariale » : ce rôle de solidarité devrait être assumé par l’impôt progressif.

C’est donc un détournement de richesse ! Il est temps de revenir à la socialisation de la richesse que sont les cotisations à la source. Seul le travail produit de la valeur économique, absolument pas les capitaux, pas plus que les actionnaires, les robots ou l’intelligence artificielle.

Face à la pauvreté qui s’étend, la solution est l’extension universelle de l’institution de la Sécurité sociale crée par l’histoire des travailleurs et travailleuses :

  • Le 100% Sécu pour la maladie, donc réintégration des mutuelles dans le Régime général.
  • La Sécurité sociale professionnelle pour sécuriser le travail et ainsi permettre une reconversion débattue démocratiquement des procédés techniques et des produits des entreprises, pour en finir avec l’économie carbonée.
  • Une Sécurité sociale de l’alimentation (SSA) pour garantir à toute personne un droit à une nourriture de qualité produite en collaboration avec les paysan·nes revalorisé·es dans leur métier basé sur l’agroécologie et le respect du vivant.

Face à la crise démocratique, remettre à l’ordre du jour des élections de délégué·es pour l’autogestion de toutes les branches de la Sécurité sociale.

Face aux licenciements en hausse, instaurer un droit de véto suspensif pour que les salarié·es puissent formuler des contre-propositions obligatoirement étudiées, notamment en développant l’Économie sociale et solidaire.

Face aux urgences de la pauvreté, exiger que personne ne vive en dessous du seuil de pauvreté fixé selon les règles européennes (60% du revenu médian, mais indexé sur le SMIC).


Pour compléter, vous pouvez lire sur notre site

ainsi que notre brochure « Abolir le chômage, la précarité, la pauvreté » (en libre téléchargement) :
Abolir le chômage, la précarité, la pauvreté

 

 

Notes