Le « Nouveau Front populaire » interroge. Notre camarade Laurent Lévy questionne la référence au Front Populaire des années 1930. Il rappelle que la particularité de ce dernier a été de ne se réduire à une simple alliance entre appareils politiques. L’intervention active des mouvements sociaux (syndicats, collectifs, associations) fut déterminante.

« Front Populaire », une catégorie politique vivante

Par Laurent Lévy, le 20 juin 2024. Publié sur le site de CONTRETEMPS, revue de critique communiste.

L’annonce au lendemain des élections européennes de la constitution, à partir des principales organisations de la gauche politique, d’un nouveau Front Populaire a immédiatement suscité un enthousiasme sur lequel nul, dans son ampleur, n’aurait parié l’avant-veille. L’analyse de cette lame de fond appartient sans doute plus aux historien·nes de demain qu’aux observateurs·rices d’aujourd’hui, mais dès à présent on peut noter que l’adhésion au Front Populaire ou l’affirmation immédiate d’un soutien de la part de dizaines d’organisations politiques ou du mouvement social – celles-là même qu’une tradition établie depuis des décennies retenaient jusqu’alors de prises de position explicitement « politiques » – fait d’ores et déjà évènement. Et si le défi de transformer en un délai particulièrement bref cet évènement en victoire est titanesque, le seul fait qu’il apparaisse tenable au point de soulever un tel enthousiasme – et une telle crainte des milieux financiers – ne restera pas sans conséquences durables.
Retour vers les années 1930

On pourrait pourtant s’étonner de voir ressurgir cette expression, qui pouvait sembler désuète, de Front Populaire, référence à un évènement vieux de quatre-vingt-dix ans, et dont il n’existe donc plus de protagonistes ou de témoins directs – même s’il a forgé les imaginaires des premières générations qui l’ont suivi. Il n’y a certes pas de copyright sur l’expression. Néanmoins, pour cette fois, il semble que les mots soient bien choisis. Alors qu’une formule comme « Union populaire » a pu être employée sans référence à ce qu’elle avait pu signifier dans les années 1970, c’est à l’émergence rapide d’un véritable Front Populaire que l’on assiste.

Il y a des années que régulièrement, certaines voix soulignent une ressemblance entre notre époque et les années 1930 – celles de la montée du fascisme, mais aussi celles du Front Populaire historique. Il est toujours facile d’objecter que les conjonctures sont si différentes que la comparaison est hasardeuse, et ne peut conduire à des analyses politiques rigoureuses. Elle n’en est pas pour autant dépourvue de pertinence, dès lors qu’on ne procède pas à des identifications hâtives.

Au début de cette décennie 1930, la gauche – dans un contexte pourtant marqué par une agitation sociale intense – était divisée dans une violence que l’on n’a jamais retrouvée depuis : militants du PCF et de la SFIO, de la CGTU et de la CGT, en venaient facilement aux mains. Côté communiste en particulier, c’était l’époque de la stratégie sectaire « classe contre classe » et de la dénonciation du prétendu « social-fascisme » mettant sur un même plan fascistes et sociaux-démocrates. Côté socialiste, c’était la rhétorique du « totalitarisme communiste » et de la dénonciation du « maximalisme » du PCF. Et dans le débat public, fleurissait la dénonciation du « judéo-bolchevisme ».

De son côté, l’extrême droite avait le vent en poupe. Elle multipliait les manifestations parfois violentes, sa presse était très active, et elle dénonçait la corruption d’une République qu’elle voulait abattre. Vint le 6 février 1934, qui apparaissait comme une tentative de coup de force fasciste pour renverser le gouvernement. Et vint la riposte à cette tentative : moins d’une semaine après, le 12 février, la volonté unitaire des masses ouvrières contraignait les directions de leurs organisations politiques et syndicales à s’entendre[1]. Toute ressemblance avec la situation présente serait le résultat, non pas du hasard, mais de tendances fortes de la vie politique : ce sont les masses qui font l’histoire, et leur aspiration à l’unité, décuplée face au péril fasciste, est assez puissante pour faire céder les digues du sectarisme.

Le processus durera quelques mois. En juillet 1934, Maurice Thorez, secrétaire général du Parti communiste, après avoir proposé en juin un pacte d’unité d’action impensable quelques mois plus tôt, déclarera dans la foulée de son succès : « Nous avons jeté l’idée d’un vaste rassemblement populaire ». Rendant compte de son discours, L’Humanité titrera : « Pour un large Front populaire antifasciste ». La formule est née, sans doute due à Paul Vaillant-Couturier. Elle entrera dans le vocabulaire courant et fera le tour du monde. D’abord destinée à désigner l’union pour la résistance au fascisme, elle en viendra à désigner toute une politique de réformes sociales et démocratiques permettant, dans l’enthousiasme de luttes intenses et joyeuses, des avancées considérables dont le monde ouvrier et l’opinion progressiste garderont longtemps la mémoire.

La principale caractéristique politique du Front Populaire, qui le distingue des précédentes expériences d’unité de la gauche comme le « Cartel des gauches », outre son périmètre allant du Parti radical au Parti communiste, est qu’il ne s’est pas conçu d’abord ni surtout comme une alliance électorale d’organisations politiques, mais comme un rassemblement très large de mouvements multiples, syndicats, associations, structures diverses de la société civile, dont l’antifascisme est le cœur. La mesure phare de son programme – par ailleurs limité – est la dissolution des ligues fascistes. Il n’est pas accessoire que les accords qui le concrétisent aient été signés au siège de la Ligue des Droits de l’Homme.

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