Au lendemain d’un triple meurtre d’enfants à Southport près de Liverpool, le 29 juillet dernier, une vague de violences racistes a déferlé en Grande-Bretagne ainsi qu’en Irlande du Nord. Notre camarade Colin Falconer revient sur les racines de ce phénomène. Il pointe les responsabilités et en tire de premières conclusions.
Violences fascistes en Grande-Bretagne
Par Colin Falconer. Le 10 août 2024
Une vague de violences racistes
Au lendemain d’un triple meurtre d’enfants à Southport près de Liverpool, le 29 juillet dernier, une vague de violences a déferlé sur tout le pays ainsi qu’en Irlande du Nord. Des menaces, des actes d’intimidation et des destructions visaient des personnes qui n’étaient pas identifiées comme « White British », autrement dit britanniques de « race » blanche. Des millions de fausses informations au sujet du présumé meurtrier (qui s’avère n’être ni musulman ni migrant) ont été diffusées. Dix jours plus tard, on comptait plus de 500 arrestations et 150 personnes inculpées.
Il ne s’agit pas de simples « désordres », comme certains ont voulu les présenter dans un premier temps. Des migrant·es et des membres de la communauté musulmane ont été ciblé·es, des mosquées et des centres d’accueil des réfugié·es attaqués. Quand des infirmières originaires des Philippines furent appelées en renfort suite à des incidents dans une ville du nord du pays, elles furent menacées et agressées verbalement aussi.
Certes, il y a eu des actes de hooliganisme, des pillages de magasins… Mais il était difficile de cacher le caractère ouvertement raciste des violences et les liens des protagonistes avec l’extrême-droite. Celle-ci est moins structurée que par le passé, ce qui ne la rend pas moins dangereuse.
Une stratégie d’intimidation des minorités ethniques et religieuses
Les émeutiers scandaient souvent le nom de « Tommy Robinson » (de son vrai nom Stephen Yaxley-Lennon), l’ancien dirigeant de l’English Defence League (EDL), un groupe fasciste qui a sévi dans les années 2010 et avait des liens avec des groupes de supporters ultras. Il militait également au British National Party (BNP) – une scission du National Front en 1982 qui a connu un certain succès électoral dans les années 2000.
Nous ne sommes donc pas en présence d’un simple mouvement de « protestation ». Pour le noyau dur, il s’agit d’une stratégie d’intimidation des minorités ethniques et religieuses (principalement musulmanes) dans le but avoué de mettre fin à « l’islamisation » de la société. Un de leurs objectifs est aussi de briser les manifestations de solidarité avec la Palestine, qu’ils qualifient de « djihadistes ». Enfin, ils ciblent par ailleurs les « gauchistes », coupables à leurs yeux de promouvoir une société multiculturelle et métissée.
Il est donc légitime de comparer les violences – potentiellement au moins – aux pogroms anti-juifs dans la Russie tsariste, aux violences nazies des années 1930, ou encore aux lynchages et assassinats de militants des droits civiques dans le sud des États-Unis.
Même s’il n’y a pas (encore) eu des morts, la peur s’est installée dans les quartiers dans lesquels vivent de nombreux immigré·es, conduisant des habitant·es à rester enfermé·es chez eux. Et les attaques contre des centres d’accueil des migrant·es, les mises au feu de commerces appartenant à des membres des minorités ethniques, l’intimidation de familles d’origine immigrée comportaient un risque réel de faire des victimes.
L’influence des milieux complotistes d’extrême-droite
Ces actions sont révélatrices de l’influence des milieux complotistes d’extrême-droite. Ceux-ci cherchent une audience en se cachant derrière des mots d’ordre du type « défense de nos enfants » et « contre le terrorisme islamiste ». Se présentant souvent comme des « patriotes » (et leurs opposant·es et même la police comme des « traîtres »), ils défendent la théorie du « Grand Remplacement ». Ils dénoncent en même temps les prétendues « théories du genre ».
Parmi ceux qui partagent de fausses informations, on trouve des manipulateurs professionnels comme Andrew Tate (un masculiniste américain détenu en Roumanie où il est inculpé de trafic d’êtres humains et viols), fréquemment avec le soutien tacite du milliardaire Elon Musk. Celui-ci a critiqué le premier ministre britannique pour les prétendus « deux poids, deux mesures » de la police qu’il accuse d’agir de façon disproportionnée contre les émeutiers. Selon Musk, « La guerre civile est inévitable ».
Certains y voient également la main des services secrets israéliens ou russes. Des convergences existent, comme témoigne la présence de drapeaux israéliens parmi les émeutiers. Les parallèles avec le trumpisme sont évidents. Les fascistes de tous les pays se reconnaissent et se soutiennent.
Une extrême-droite active
Mais nul besoin de chercher un complot étranger pour expliquer un mouvement « fait maison ». L’extrême-droite britannique passe parfois sous les radars en comparaison avec d’autres. Mais elle existe sans interruption depuis la British Union of Fascists d’Oswald Mosley dans les années trente. Il y a eu l’Union Movement (de Mosley aussi) dans l’après-guerre, la League of Empire Loyalists, le National Front des années 1970, le BNP puis l’EDL
Les émeutes n’ont donc pas surgi de nulle part. L’attaque contre le centre d’accueil de Rotherham était la deuxième en deux ans. Elles sont arrivées peu de temps après une manifestation de 15 000 personnes à Londres le 27 juillet lors de laquelle Robinson a pris la parole. Ce fut la plus grande mobilisation fasciste depuis plusieurs années.
Ce succès lui-même est venu trois semaines après les élections législatives qui ont vu une percée de Reform UK, le parti souverainiste et anti-immigration de Nigel Farage. Le parti a obtenu cinq sièges de député et recueilli 4 millions de voix (14% du total).
Même s’ils s’en défendent, des politiciens comme Farage, l’ancien premier ministre Rishi Sunak ou l’ancienne ministre de l’Intérieur Suella Braverman, ou encore l’éphémère cheffe du gouvernement, Liz Truss (qui est partie en tournée aux États-Unis où elle est accueillie avec enthousiasme par les néo-conservateurs), portent une grande responsabilité dans cette montée du fascisme. Sunak lui-même a axé sa campagne sur le slogan « Stop the Boats » (« arrêter les bateaux de migrants ») qui a été repris tel quel par les émeutiers.
Quand Robinson a demandé à Trafalgar Square qui avait voté pour Reform UK, l’immense majorité a levé la main. Il s’est également félicité qu’il ne voyait aucun drapeau palestinien. C’est Farage qui a dit : « La majorité de notre population voit la fracturation de nos communautés suite à l’immigration incontrôlée de masse, légale et illégale ». Il a par ailleurs alimenté les rumeurs islamophobes et anti-migrants en se demandant publiquement si les autorités disaient toute la vérité au sujet des meurtres de Southport.
La complicité de certain·es travaillistes
Il n’est pas étonnant que des dirigeants de droite tiennent un tel discours. Mais les nouveaux dirigeants travaillistes en sont aussi complices (peut-on dire « malgré eux » ?). Le premier ministre Keir Starmer a martelé que la politique migratoire des Tories n’était pas la bonne parce qu’elle « ne marche pas » et « coûte trop cher ». Il promet donc plus de fermeté et moins de gaspillage de l’argent public, comme le projet fou de délocaliser le traitement des demandeurs d’asile au Rwanda.
Pire, sa future ministre de l’Intérieur, Yvette Cooper, s’est déplacée deux jours avant l’élection dans la ville de Tamworth soutenir la candidate travailliste locale, qui a promis un meilleur contrôle des frontières et la fermeture du centre d’accueil des migrant·es au Holiday Inn – le même qui a été assiégé et attaqué par les émeutiers un mois plus tard. Aujourd’hui, Cooper promet une « guerre éclair » (« blitz ») de la police des frontières pour augmenter le nombre d’expulsions.
Un mouvement spontané de solidarité
La bonne nouvelle est venue du mouvement spontané de solidarité et de générosité qui a suivi la vague d’émeutes. Des groupes de voisins sont venus nettoyer et réparer les locaux saccagés, apporter des cadeaux aux victimes, etc.
Nul ne doute, en effet, que les fascistes ne sont pas représentatifs de la population dans son ensemble, dans les quartiers multiethniques en particulier.
Puis, il y a eu la soirée du 7 août, quand des milliers de personnes ont répondu à l’appel des réseaux antiracistes à se rassembler devant les cabinets d’avocats spécialisés dans la défense des réfugié·es. À Walthamstow (une banlieue du nord de Londres), ils étaient 8 000, en dépit des appels de ministres et députés travaillistes ou de responsables musulmans (et bien sûr de la police) à rester à la maison. Les chefs de la majorité parlementaire ont même interdit aux député·es de participer aux rassemblements.
Dans la majorité des cas, les fascistes n’ont pas osé se montrer ; dans d’autres, ils étaient très peu nombreux et ont dû être protégé·es par la police.
De nombreux musulman·es (de l’Asie du Sud majoritairement, mais aussi des pays arabes) ont participé aux rassemblements. Iels ont également mis en place des moyens d’auto-défense : des cordons pour protéger les mosquées, des services d’ordre pour assurer la protection des manifestant·es.
Le gouvernement, lui, est visiblement embarrassé par la volonté des antiracistes de répondre aux attaques fascistes dans la rue. Il attribue le retour au calme uniquement aux actions de la police et à la rapidité de la justice en condamnant les premiers émeutiers pris en flagrant délit.
La relative fermeté des autorités reflète le rejet massif des violences et la solidarité manifestée par un grand nombre d’habitant·es, notamment dans les grandes villes (il en est peut-être autrement dans les zones périphériques et rurales, les villes sinistrées par la désindustrialisation, les couches les plus précaires de la population…).
Quelques conclusions s’imposent
Il est encore très tôt pour tirer un bilan, mais quelques conclusions s’imposent.
La première est que la sous-estimation, voire le déni de l’islamophobie par une partie de la gauche, a été une erreur colossale. L’exemple britannique et d’autres (avancée de l’extrême-droite islamophobe en Allemagne…) montrent l’importance de lutter sur ce front.
La deuxième est que la menace du fascisme, y compris sous son visage le plus laid, est réelle. Il existe bien un « néo-fascisme » empruntant la voie institutionnelle et électorale. Mais le fascisme qui consiste à construire un rapport de forces dans la rue par des moyens violents n’a pas disparu et peut ressurgir à tout moment. Ces deux voies peuvent se renforcer mutuellement.
Il existe un antiracisme de masse. Notre force est dans le nombre et notre capacité de nous organiser dans nos quartiers et sur nos lieux de travail. De nombreux syndicats ont appelé aux rassemblements antiracistes.
Nos tâches
La tâche maintenant est de renforcer et enraciner les réseaux antiracistes existants. L’existence du collectif Stand Up to Racism, par exemple, a été d’une grande utilité, mais il y en a d’autres. Notre mot d’ordre doit être l’unité de toutes les forces antiracistes, syndicales et politiques. Un tel mouvement doit mobiliser ses forces dans la rue et ne pas se contenter de déclarations, ni d’appeler au renforcement des moyens de la police.
Enfin, si le Front unique doit être construit sur la seule base de l’opposition résolue au racisme et au fascisme, et non sur un programme politique, il est important de reconnaître que nous ne pouvons compter que sur nos propres forces.
Nous ne faisons aucune confiance à la police et à la justice, ni à un gouvernement qui refuse d’appliquer des mesures capables de satisfaire les besoins de la majorité de la population – seule condition pour faire reculer l’extrême-droite durablement.
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Remerciements à Charlie Kimber, dont les articles dans l’hebdomadaire (en anglais) Socialist Worker m’ont aidé à écrire ce texte.
Voir aussi le site (en anglais) de Stand Up to Racism.