Margaret Maruani est décédée le 4 août dernier, dans l’indifférence générale, hormis les camarades ayant travaillé, étudié, recherché et écrit avec elle. Et ses lectrices, ce qui fait beaucoup de féministes de ma génération tout de même.

Margaret était sociologue et directrice de recherches au CNRS, elle collaborait à bien des réseaux. Mais ce n’est pas son panygérique que je viens vous faire entendre. C’est comment elle a orienté ma vie.

Ma première rencontre avec ses écrits, c’est fin 1979, avec « Les syndicats à l’épreuve du féminisme ». Je me souviens des années de création du courant féministe lutte de classe, des premières commissions syndicales femmes, de l’âpreté des discussions et de la virulence de ceux qui n’y voyaient que diversion par rapport aux « vrais » combats, qui fustigeaient la division. Cet ouvrage, tiré de sa thèse, elle le définissait elle-même comme « rédigé en tant que féministe, en tant que syndiquée et plus simplement en tant que femme ». Elle affirmait le lien évident entre la place marginale faite aux femmes et le maintien du patriarcat. Pour elle, il y avait des similitudes avec le racisme : « on part de la biologie pour arriver à l’exploitation ». Elle questionnait les politiques syndicales, les divergences et les convergences entre la CGT et la CFDT, les pratiques et les difficultés rencontrées par les femmes pour lutter. C’étaient aussi les années de débat sur « l’avortement est-il une question syndicale ? ». Elle n’éludait aucun tabou.
Ce livre m’a aidé à garder le cap. Dans l’effervescence des idées féministes, il y avait bien une place pour les femmes, travailleuses et syndicalistes. J’étais dans le bon camp, il fallait juste ne pas me décourager ni renâcler devant les obstacles.

En 1989, avec Chantal Nicole-Drancourt, elle coécrit «  Au labeur des dames, métiers masculins, emplois féminins ». Elle y décrit la ségrégation. La première partie, centrée sur le travail, traite de la construction sociale de la qualification masculine et de la déqualification féminine. La seconde, focalisée sur l’emploi, s’attaque à l’essor de cette forme d’emploi réservée aux femmes qu’est le temps partiel.
L’importance du travail de chercheuses sur la façon dont patriarcat et capitalisme s’imbriquent pour justifier l’exploitation n’est plus à démontrer. C’était une aide précieuse pour argumenter sur l’importance de refonder les conventions collectives et d’intégrer des femmes parmi les négociateurs. La bataille pour l’égalité professionnelle ne faisait que commencer !

En 2001, dans la revue Droit du Travail, Michel Miné décrypte la discrimination sexuelle au travail. Il cite en exergue Margaret Maruani, qui, dans un article du Monde du 28/03/2000, a écrit : « les inégalités professionnelles entre femmes et hommes ne sont pas plus fortes. Mais elles sont devenues plus injustes et plus injustifiables ».
On progressait : la société reconnaissait l’existence de discriminations. Ce n’était plus seulement la CGT qui voyait le mal partout. On avait des droits et les moyens de les faire appliquer.

En 2005 paraît sous sa direction, dans la collection « l’état des savoirs », « femmes, genre et sociétés ». Devenue fondatrice du Mage, (marché du travail et genre en Europe), elle coordonne cet ouvrage qui mêle toutes les disciplines pour répondre à cette question « les conquêtes sociales majeures obtenues dans la seconde moitié du XXᵉ siècle ont-elles, pour autant, véritablement entamé la domination masculine ? Ont-elles réussi à construire les fondations de l’égalité réelle des sexes ? » « Que penser de la persistance, longtemps ignorée, des violences faites aux femmes, que dire du harcèlement sexuel et moral ? » (Me too ne viendra que bien plus tard y faire écho). « Les normes sociales se sont diversifiées, les relations de couple se sont transformées, mais le monopole féminin sur le travail domestique demeure, stable et imperturbable »
Pour cela sont mobilisés concepts et problématiques, réflexions sur le corps, la famille, le marché du travail, le lien entre pouvoir, politique et mobilisations, et ne sont pas esquivés les débats plus contemporains (de 2005) qui sont matière à controverse : prostitution, mixité, immigration, féminisme, travail famille et genre…

Une grande partie de ce qui m’a permis de prendre le temps de faire le point, d’interroger mes propres intuitions, de tenir bon, (loin des invectives actuelles), m’a été donné par ces ouvrages. Ils sont encore dans ma bibliothèque. Ils ne sont pas dépassés. Je réfléchis aux luttes des générations plus jeunes en ce qu’elles s’intègrent ou non à ces analyses de l’exploitation patriarcale et capitaliste. Reconnaître de nouvelles discriminations, apprendre à les nommer, ne devrait pas conduire à la division des mouvements féministes, mais à l’enrichissement des savoirs. Cela ne remplace pas l’analyse concrète de la situation faite à la moitié de la population mondiale, ni pourquoi cette situation est rendue possible et doit toujours être combattue.

 

Aline Chitelman,

6 septembre 2022, Nantes