Associations, syndicats, mouvements politiques se demandent si l’on n’entre pas dans une période politique à risque. Même si nous voulons la fin de la Ve République, nous défendons le « bloc de constitutionnalité » de la Constitution de 1958. Nous ne pouvons nous en passer, pas plus que des différents tribunaux français, de la Cour Européenne de justice ou du tribunal International de La Haye. Ils garantissent que les atteintes aux droits fondamentaux seront sanctionnés.
L’hospitalité universelle et l’état de droit face à l’enfermement national
Par Cécile Leroux. Le 2 janvier 2024
« Vous qui entrez, abandonnez toute espérance ». Cette phrase qui marque l’entrée dans l’Enfer de Dante pourrait résonner dans les cœurs des migrants bien plus que l’article premier de la Déclaration de 1789. Les droits de l’Homme sont universels mais l’État peut circonscrire, dans une certaine mesure, l’exercice des droits fondamentaux des migrants en vue de garantir l’ordre public. L’étranger d’hier et le migrant d’aujourd’hui sont des catégories qui reflètent l’ineffectivité de l’universalité des droits de l’Homme. L’homme des droits fondamentaux est un être en devenir qui a vocation à englober les migrants contre la déshumanisation. Aujourd’hui, malgré la pression politique et démographique, l’application des politiques migratoires restrictives doit respecter cet idéal. Hilème Kombila, docteur en droit, avocate.
« La régulation des migrations et l’accueil des étrangers sont étroitement liés à des orientations politiques définies par les États sans toutefois s’affranchir d’un socle de principes fondamentaux communs à un nombre croissant d’États (qui ont pris forme après la deuxième guerre mondiale) : on peut citer ainsi la non discrimination, le statut particulier des apatrides et des enfants, l’impossibilité du renvoi dans le pays d’origine s’il y a un risque de subir des traitements dégradants, le droit de déplacement pour les européens». Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’État.
Les États ont toujours conservé un strict droit de regard sur la possibilité d’accueillir ou pas des étrangers sur leur territoire (historiquement et juridiquement). Mais des organismes nationaux, régionaux ou internationaux ont mis en place des mécanismes de contrôle. Et les juridictions deviennent de plus en plus pointues sur la défense des principes qui protègent les personnes migrantes. En France le vote de la loi Darmanin, le 19 décembre 2023, marque un tournant inquiétant.
Paul Cassia, professeur de droit public le décrit ainsi : « l’exécutif piétine allègrement, consciemment, ouvertement, un état de droit qu’il est pourtant plus que jamais nécessaire de défendre, notamment au regard de la dégradation du contexte international ». Et le vote du pacte européen sur la migration, qui aurait pu ouvrir une nouvelle ère d’accueil concertée et solidaire, enregistre au contraire une régression du droit de circuler et de s’installer sous des prétextes de sécurité face à des phantasmes d’invasion…
La bataille du droit est aussi une bataille des idées juridiques et philosophiques, une bataille qui doit être d’abord universelle
« Kant nomme la paix le « souverain Bien politique ». Est-il atteignable ? Pour lui, à la fin du XVIIIe siècle, elle demande, au minimum, la naissance d’une fédération de tous les états du monde. On peut dire que l’ONU en est la forme désirée par lui et réalisée imparfaitement.
Cette forme implique, immédiatement, l’existence de marcheur·es impénitent·es : les migrants et les migrantes (…)
Avec l’ONU, réalisation actuelle de ce que Kant anticipait, existe un droit universel entre les nations, c’est le droit international qui devrait gérer les relations entre celles-ci. Et il existe de plus, grande nouveauté ce qu’il nomme le « Droit Cosmopolitique » qui se résume aux conditions d’une hospitalité universelle (…)
Car la base de ce droit se fonde, pour Kant, sur celui de la possession commune de la surface de la terre, et sur cet argument imparable : « la forme sphérique de la terre, nous oblige à nous supporter les uns à côté des autres, parce que nous ne saurions nous disperser à l’infini et qu’originairement l’un d’entre nous n’a pas plus de droit qu’un autre à une contrée. » Jean-Paul Leroux, philosophe
«…Il faut dire d’abord que le peuple de ceux qui marchent est un sixième continent à la dérive, habité par tous ceux qui partent et qui vont où ils peuvent, contingent éternel des personnes en exil qui n’ont pour seul bagage que leur courage et leur envie de vivre (…) L’exil c’est l’histoire elle-même, c’est le mouvement et c’est donc la vie. » Antoine Ricard, avocat et président du centre Primo Lévi.
La loi Darmanin est un cas d’école des droits bafoués et d’un violation de la constitutionnalité
La loi « immigration » qui vient d’être adoptée (après 16 mois et 16 jours d’errance institutionnelle) est la vingtième en 40 ans.
Le monde juridique et associatif s’alarme ! D’abord sur ses conséquences dramatiques sur les migrants, mais aussi sur ses possibles dérives : celles de la faillite de la démocratie parlementaire, du repliement de l’État, de la contingence du droit, du refus assumé des règles des traités internationaux, de la négation des libertés publiques affirmées après la deuxième guerre mondiale comme patrimoine commun des États démocratiques européens. Bref ces lézardes dans l’État de droit dessinent une perspective « illibérale » dans laquelle la démocratie prétend donner libre cours à l’expression de la volonté populaire tout en s’affranchissant des entraves du droit.
Questions constitutionnelles
Après l’adoption par les députés de la loi sur les migrations aggravée par la commission mixte paritaire qui comporte des articles manifestement contraire à la constitution, le couple exécutif charge le Conseil Constitutionnel de corriger la loi. « La politique estime le ministre de l’intérieur ce n’est pas être juriste avant les juristes »…
Le constitutionnaliste Didier Maus « ne voit pas d’autres exemples d’un gouvernement faisant sciemment voter une loi, bien que la jugeant manifestement contraire à la constitution ».
Stéphanie Hennette-Vauchez, professeure de droit public à l’université de Paris-Nanterre affirme : « Personne n’est au-dessus de la Constitution. Le sous-texte de ce que dit le ministre de l’intérieur, c’est que le politique est toujours légitime et que le droit relève de la contingence, de la contrainte illégitime. C’est une inversion du paradigme de l’État de droit moderne »
Me Spinosi confirme : « On sent qu’il y a une volonté d’aller questionner les limites de la jurisprudence constitutionnelle et de créer une tension entre la volonté politique et les gardiens de l’État de droit ». Mme Hennette-Vauchez ajoute que les déclarations de M. Darmanin s’inscrivent dans un moment où le ministre de l’intérieur a « assumé » de s’affranchir d’une décisions de justice. Il vient, en effet, de passer outre une décision de la Cour européenne des droits de l’homme lui défendant d’expulser un Ouzbek soupçonné de proximité avec la mouvance djihadiste.
Le 7 décembre, le Conseil d’État, plus haute juridiction administrative, a ordonné au ministère de l’intérieur de prendre « toutes mesures utiles afin de permettre le retour en France » de ce ressortissant ouzbek. Une décision que M. Darmanin a décidé d’ignorer.
Questions juridiques
Elles sont soulevées par Julien Martin, avocat et président de la commission des Droits de l’Homme à Strasbourg et par le GISTI.
« Ce sont les personnes qui respectent les règles qui vont pâtir de la loi immigration »
D’abord à cause de l’aggravation des règles du regroupement familial. Le délais pour faire venir son conjoint ou les enfants passe de 18 à 24 mois. Seuls les conjoints de 21 ans et plus peuvent venir. Il faut avoir « des revenus stables, réguliers et suffisants » mais la stabilité n’est pas définie par la loi, donc cela donne des pouvoirs discrétionnaires immenses à l’administration préfectorale.
Ceci est contraire au droit fondamental à la vie privée et familiale qui est inscrit dans le préambule de la constitution de 1946 et qui a été réaffirmé dans une décision du Conseil Constitutionnel de 1993.
« On a l’impression qu’il s’agit juste d’une disposition répressive sortie de nulle part qui stigmatise les ressortissants étrangers qui ont droit au regroupement familial »
Seule conséquence : cela augmentera les contentieux.
Ensuite à cause de la « caution de retour » demandée aux étudiants extra communautaires.
Alors que l’accès au titre de séjour étudiant est déjà extrêmement restrictif et sélectif. « Cela ne me semble pas correspondre au discours d’intégration mais plutôt à une mesure de désintégration »
Quant à l’interdiction de placer des mineurs dans les CRA : il était temps que la France obtempère à sa 11ème condamnation sur ce sujet par la Cour de Justice Européenne.
Le délit de séjour irréguliers va obliger de plaider au tribunal administratif (OQTF) et au pénal (délit). Julien Martin ne voit pas l’intérêt de cette mesure « non conforme au principe d’égalité et de proportionnalité de la peine ».
Enfin si on ajoute les quotas migratoires on s’aperçoit que la France comme l’Europe durcit sa politique par rapport aux migrants.
Le Gisti rajoute une rupture d’égalité disproportionnée dans les nouvelles conditions de l’accès au prestations familiales et à l’APL. Et également le conditionnement du droit au sol (qui devrait être automatique) à la manifestation d’une volonté.
Faillite de la démocratie parlementaire
Le professeur de droit Paul Cassia (le Monde, 23 décembre 2023) note d’abord que ce texte a été adopté certes selon les procédures de la Constitution, mais sans débats dignes de ce nom entre les représentants de la souveraineté nationale. Pour empêcher le gouvernement de passer par le 49.3, les députés d’EELV ont déposé une motion de rejet préalable, ce qui entraîne la mise en place d’une commission mixte paritaire. Difficile de comprendre cette manœuvre puisque la gauche ne dispose pas de la majorité à l’Assemblée nationale et dans la commission mixte.
Les modalités de l’adoption illustrent le primat de l’exécutif – en réalité du seul président de la République – sur les autres pouvoirs constitutionnels : Parlement et justice.
La séparations des pouvoirs, pilier de la démocratie, prend l’eau.
Il constate que la suite est facile à deviner : si le Conseil Constitutionnel censure un certain nombre d’articles, les réactions de LR et du RN sont prévisibles. Elles dénonceront le gouvernement des juges, la Constitution qui ne protège pas les français et qu’il faut réformer, les règles européennes qui ne doivent pas primer sur celles des états…Bref un renfermement mortifère.
« Le respect de la hiérarchie des normes, de l’autorité des décisions de justice, de l’égalité de traitement, et plus largement des libertés publiques consacrées depuis la fin de la deuxième guerre mondiale comme patrimoine commun des États démocratiques est aujourd’hui considéré par les gouvernements français comme un risque sacrifiable sur l’autel d’un ogre sécuritaire jamais rassasié ».
Depuis cette adoption indigne, une inquiétude monte pour tous ceux pour qui le droit était le dernier recours !
D’autres craintes sont mises en avant par Emmanuel Blanchard, historien. (Le Monde 23 décembre 2023)
La loi adoptée le mardi 19 décembre est la plus répressive depuis 40 ans. La dernière loi qui a amélioré les conditions de vie des étrangers date de 1984 : elle instaurait la carte de séjour de 10 ans. Depuis toutes les lois ont pour objectif principal la dissuasion, la suspicion et la répression.
Deux ruptures dans ce texte montrent une remise en causes des droits fondamentaux : les conditions de son adoption avec les voix du Rassemblement National et des dispositions anticonstitutionnelles insérées sciemment.
On peut la comparer aux lois Pasqua qui revendiquaient une immigration zéro.
Jusque là tout enfant né en France de parents étrangers avait automatiquement la nationalité française à ses 18 ans. En rajoutant la manifestation de volonté du jeune, elle remet en cause la conception républicaine du droit au sol tel qu’il ressort de la grande loi sur la nationalité de 1889. « Lier le droit de séjour et la nationalité dans un même texte est la marque d’une obsession ancienne de la droite extrême à l’encontre des français dit « de papiers »(…) Deux conceptions de la nation se font face. Une conception ouverte : la naissance sur le territoire et la participation à la vie collective (notamment au travers de l’instruction publique) est la matrice de la fabrique des français et des françaises (…) Une conception fermée : l’appartenance à la nation est une question d’antériorité, de culture, d’histoire quand elle n’est pas liée à des considérations racialisantes.
Pour la droite nationaliste, cela se manifeste par des barrières ou entraves à l’entrée de nouvelles personnes. »
Pour Catherine Wihtol de Wenden (Le Monde 23 décembre 2023) le rétrécissement du droit au sol est un retour au passé et va fragiliser la condition des jeunes nés en France de parents étrangers. Elle rappelle que les grands pays d’immigration de peuplement dans le monde sont fondés sur le droit au sol, ce qui a été un facteur d’appartenance et a donné une légitimité aux nouveaux venus (Etats-Unis, Canada, Australie…)
Réactions
Le Communiqué du Gisti :
« Hasard funeste du calendrier, au lendemain de la Journée internationale des Migrants du 18 décembre, censée « dissiper les préjugés et célébrer leurs contributions », le Sénat et l’Assemblée nationale ont adopté le texte le plus hostile aux étrangers depuis la Libération. Le même jour, les États membres de l’Union européenne adoptaient le Pacte sur l’asile et l’immigration, finalisant la construction de l’Europe forteresse.
Comme le pacte européen, le projet de loi repose sur une dialectique délétère : alimenter les peurs en prétendant leur apporter un remède, quel que soit le coût de la politique qui, en s’engageant dans la voie du repli, ouvre celle de la xénophobie et du racisme en même temps qu’elle s’en imprègne (…)
Moins commentée, la référence omniprésente à la notion de menace pour l’ordre public – pour supprimer la garantie du droit de mener une vie privée et familiale prévue par l’article 8 de la Convention européenne des Droits de l’Homme – installe définitivement dans notre droit la figure de l’étranger délinquant que le ministre de l’Intérieur a agitée jusqu’à plus soif. Elle met parallèlement à la disposition des préfets une arme redoutable pour refuser ou retirer le droit au séjour comme pour éloigner « les indésirables » (…)
Quels seront finalement les effets de ce texte ? Il n’inversera pas le mouvement inéluctable des migrations : des couples franco-étrangers se marieront, des étrangers feront venir leur famille au prix de difficultés toujours plus considérables, des persécutés viendront chercher asile au péril de leur vie, des OQTF illégales ou inexécutables resteront distribuées en masse, des sans-papiers continueront d’être exploités dans les cuisines des restaurants ou sur les chantiers, des étudiants viendront dans les universités, des mineurs isolés seront à la recherche d’une protection et d’un meilleur avenir, etc. Ce qui changera, en revanche, c’est le degré d’humiliation, de répression et de souffrances, encore plus fort, que ces personnes devront acquitter pour vivre sur le sol français. »
Devant le texte et ces critiques concordantes, les associations, les syndicats, les mouvements politiques se demandent si l’on n’entre pas dans une période politique à risque : le vote montre en effet une alliance entre le parti au gouvernement, LR et le RN et une atteinte aux droits fondamentaux. Si, par ailleurs, l’État veut se soustraire aux grands principes définis dans les Conventions Internationales et dans la Constitution, en considérant qu’il peut passer outre, c’est qu’on assiste à une grave dérive autoritaire et anti démocratique, comme chez certains des voisins européens (la Hongrie, l’Italie et la Pologne avant les dernières élections…)
Le paradoxe de la situation est que nous qui voulons la fin de la Ve République, nous défendons le « bloc de constitutionnalité » de la Constitution de 1958. Il est composé de l’ensemble de normes juridiques à valeur constitutionnelle auquel se réfère le Conseil Constitutionnel (créé cette année là) pour exercer son contrôle. Outre le texte de la Constitution, il comprend, par exemple, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, le préambule de la constitution de 1946 (rajouté en 1971) et la Charte de l’environnement. Le Conseil Constitutionnel s’est ainsi érigé en garant de l’État de droit.
Nous ne pouvons nous passer du Conseil Constitutionnel, des différents tribunaux français, pas plus que le la Cour Européenne de justice ou du tribunal International de La Haye. Ils sont les garants que les atteintes aux droits fondamentaux seront défendus et punis. Mais c’est à nous de saisir ces tribunaux et de continuer les combats politiques.