Relire le passé à la lumière du présent est souvent utile : c’est particulièrement vrai de l’épisode tragique qui aboutit à la mort du jeune juif Ilan Halimi en février 2006. Dix ans après, on peut difficilement nier que cet assassinat préfigurait bien d’autres actes de haine antisémite.

« Le gang des barbares »
Le 13 février 2006, un jeune juif, Ilan Halimi, est découvert mort près d’une voie ferrée en banlieue parisienne. Il a été enlevé, séquestré, torturé pendant des semaines pour l’obtention d’une rançon, et finalement tué. Plusieurs jeunes, sont très vite soupçonnés. Ils se nomment eux-mêmes « le gang des barbares ».

L’événement est d’abord annoncé comme un fait divers, sans allusion au fait que la victime soit juive et donc à l’éventualité de l’aspect antisémite de son assassinat. Petit à petit, ce mobile est mis en avant dans les médias. Une pression en ce sens émane de jeunes Juifs, souvent proches de la victime, qui organisent une manifestation le dimanche 19 février. Au moment de la dispersion, des incidents inexcusables ont lieu, quelques individus, probablement liés à la Ligue de Défense juive, malmenant un épicier arabe. Le juge d’instruction retient finalement la qualification antisémite. Celle-ci apparaîtra de plus en plus au cours de l’enquête et lors du procès (repérage par le chef du gang des magasins fermés lors des fêtes juives, coup de téléphone à un rabbin pour qu’il fasse pression sur une communauté jugée « riche »…).

Le fait divers devient une affaire politique nationale. Une manifestation s’organise pour le dimanche 26 à l’initiative du CRIF, du grand rabbin Sitruk. La LICRA, le MRAP, SOS Racisme, l’UEJF appellent à un « rassemblement citoyen ». Dans le même temps a lieu un débat : la judéité d’Ilan a-t-elle été déterminante dans ce crime ? Beaucoup répondent en fonction de présupposés idéologiques et des conséquences possibles de la qualification du crime.
Autre débat, lié au premier : faut-il manifester le 26 février ? La plupart des partis répondent positivement. Le Front National, lui, a tout d’abord, par la voix de Jean-Marie Le Pen, dénoncé le rassemblement. Puis, il y a appelé, Marine Le Pen s’adressant ainsi aux Juifs : « Ce n’est pas le Front National que vous devez craindre, mais l’antisémitisme lié à l’immigration » ; on voit poindre là une évolution de la ligne du FN. Cela ne suffit pas aux organisateurs, le CRIF, la LICRA, SOS Racisme rejetant la présence du FN. Le PS participe sans problème à la préparation de la manif, le PCF y appelle, tout en restant prudent sur l’interprétation des faits. La LCR met en garde « contre toute instrumentalisation politique de cette affaire, qui conduirait à la montée des tensions communautaristes » et annonce son refus de manifester. Le MRAP prend une position similaire et retire son soutien à la marche, dénonçant une « instrumentalisation politique », arguant de la volonté de l’extrême droite de manifester, malgré le rejet de celle-ci de la part des organisateurs.

La gauche absente
La manifestation du dimanche 26 février rassemble 33 000 personnes selon la police, 100 000 pour les organisateurs. Au-delà des chiffres, toute la presse se montre d’accord avec l’affirmation du Nouvel Observateur du 2 mars 2006 : « Seuls ou presque, des Juifs défilent contre l’antisémitisme ».

La gauche radicale ne s’est pas associée à la manifestation, dénonçant les manœuvres politiciennes comme celle de Sarkozy et craignant l’exploitation à des fins racistes et de stigmatisation des quartiers populaires, (ce que la manifestation ne confirmera pas). Quant au reste de la gauche, si le PS et le PC ont appelé, les militants ne sont pas venus, ou si peu. Le résultat est dramatique, laissant, pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale, les Juifs seuls face à l’antisémitisme, sans aucune réaction indépendante de la gauche. Alors qu’en 1980 après l’attentat contre la synagogue rue Copernic ou en 1990 après la profanation au cimetière de Carpentras d’immenses défilés avaient marqué le refus de l’antisémitisme.

Cet épisode montre qu’à ce moment, en 2006, le refus de voir les nouvelles formes de l’antisémitisme, qui débordent des milieux traditionnels d’extrême droite, est dominant dans la gauche radicale. Elle est incapable de prendre une initiative propre des forces de la gauche sociale et politique indépendante des partis de droite et d’extrême droite. Elle hésite à nommer ce phénomène, qui touche les banlieues, et craint que la dénonciation de l’antisémitisme qui s’y développe ne stigmatise des jeunes déjà touchés par les discriminations. Mais, comme d’habitude, détourner les yeux ne sert à rien.

Dix ans après, l’antisémitisme continue de tuer
Avec le recul, l’affaire Halimi annonçait d’autres meurtres, plus clairement antisémites encore. Pourtant, en 2012, lors des assassinats perpétrés par Merah à l’école juive de Toulouse, il y eut encore bien peu de réactions. La tuerie du Musée juif de Bruxelles en 2014, puis celle de l’hypercacher en janvier 2015 confirment les risques et inquiètent à juste titre les Juifs, peu enclins à l’optimisme en fonction du passé.

Il est maintenant clair que l’antisémitisme a refait surface, toujours présent à l’extrême droite, mais ayant gagné de nouveaux milieux par l’action des sinistres Dieudonné et Soral. Et qu’il est malheureusement présent dans une partie de la jeunesse des quartiers populaires reportant sur les Juifs la responsabilité de ses difficultés et reprenant contre eux les stéréotypes classiques de l’antisémitisme (la banalisation du geste de la « quenelle », qui fait référence au salut nazi en étant un symptôme significatif). La situation au Moyen-Orient aggrave les choses, avec la politique des gouvernements israéliens ; mais cela n’excuse en rien les actes antijuifs. L’antisémitisme est donc à combattre de toute urgence, au même titre que les autres formes de racisme. La gauche radicale se doit d’agir contre ce fléau, dont on sait ce qu’il a provoqué dans le passé.

A cet égard, signalons le rassemblement organisé le 14 février par un nouveau collectif, créé l’an dernier, qui veut marquer le rappel du meurtre d’Ilan de manière progressiste.

Robert Hisrch