Chronique de la mainmise annoncée de Bolloré
La grève du JDD : une lutte exemplaire pour la liberté de la presse et contre l’extrême droite

En juin 2023, l’annonce de la nomination comme chef de la rédaction de Geoffroy Lejeune, ancien directeur de rédaction de Valeurs actuelles, déclenche un mouvement de grève au Journal du Dimanche (JDD).

Par Cecilia Garmendia – Le 26 juillet 2023

Les journalistes du Journal du dimanche (JDD) ont entamé leur cinquième semaine de grève contre la venue à la tête de leur journal de l’ancien directeur de Valeurs actuelles Geoffroy Lejeune, un fervent défenseur de Zemmour. C’est lui qui avait publié l’odieuse pseudo-« enquête » raciste sur Danièle Obono, caricaturée en esclave enchaînée. L’hebdomadaire avait été condamné en appel en novembre 2022.

La rédaction du JDD en grève

Le groupe Lagardère est en train de tomber dans l’escarcelle de Vincent Bolloré. Cette OPA se fait de façon très « amicale » entre les deux patrons, aux dires mêmes de l’héritier Lagardère. Ce dernier qui est seulement inquiet de voir ses dividendes et ses comptes en banque faiblir, n’est guère regardant sur le fond alors que, via les livres et journaux qu’il édite, il « fabrique » quand même (et malgré lui) de l’information.

Le seul obstacle qu’a dû affronter Bolloré a été la Commission européenne qui, au nom de la lutte contre la concentration de la presse, l’a obligé à se séparer d’une partie de ses avoirs dans l’édition. Il espère bien compenser son manque à gagner. Il va récupérer, en effet, le géant Hachette Livre et notamment le filon d’or économique et idéologique que représente la filière éducation.

Il devra aussi se séparer du très juteux magazine people Gala. Mais Bolloré a sacrifié ce magazine sans états d’âme. En effet, en échange de cette gazette des stars, rois et reines, il récupérera, après Europe 1 (déjà « en synergie » avec CNews…) – jadis station de prestige très écoutée par les cadres mais en chute libre – Paris Match et surtout le Journal du dimanche, de véritables outils d’influence.

Le loup Bolloré était déjà dans la bergerie Lagardère

Malgré le risque d’une lourde amende de l’ordre 10 % des bénéfices de son groupe en cas de gun jumping avéré (prise de contrôle anticipée par Vivendi) sur laquelle enquête Bruxelles, depuis presque deux ans, Bolloré fait déjà la pluie et le beau temps dans le groupe Lagardère.

Plantu soutient la SDJ du JDD

Plantu soutient les journalistes du JDD

Cet interventionnisme est évident dans les nominations (et licenciements) des journalistes et des chefs de service de Paris Match. C’est ainsi qu’une trentaine de journalistes sont parti·es dans un volontariat très contraint, dont le rédacteur en chef du service politique, Bruno Jeudy. Celui-ci s’était ouvertement opposé à une couverture pour le moins surprenante. Il s’agissait de la photo du cardinal Robert Sarah, inconnu du grand public, pas people pour deux sous, ultraconservateur et opposé même au pape.

Jeudy a été remplacé par la fidèle Laurence Ferrari, qui a déjà sa tranche d’info avec force chroniqueurs et commentateurs ultras sur CNews. Elle s’est attaquée au reste du service politique de Match, jugé pas assez droitier.

Une des responsables de la Société des Journalistes (SDJ) de Paris Match, Caroline Fontaine, a été harcelée puis licenciée pour avoir trop tenu tête. Elle traîne le groupe aux prud’hommes. Elle a également courageusement témoigné dans la presse des méthodes Bolloré, revues et appliquées par la direction actuelle de Match, encore composée de rescapés serviles de l’empire Lagardère1https://clubdelapressehdf.fr/Crise-a-Paris-Match-une-membre-de-la-Societe-des-journalistes-va-etre-licenciee.html ; https://lesjours.fr/obsessions/lagardere-heritier/ep49-caroline-fontaine/.

Cette direction a essuyé plusieurs motions de défiance de la rédaction et de multiples procédures de la part des représentant·es syndicaux·ales des journalistes. Une autre membre du bureau de la SDJ et représentante syndicale – également journaliste au service politique – est harcelée, arrêtée depuis des mois et menacée de licenciement.

Le JDD a été placé durant deux ans sous la direction de Jérôme Béglé, ancien journaliste mondain de Match et du Point, devenu chroniqueur de CNews, donc « Bollocompatible ». Il a remplacé le très sarkozyste et macroniste Hervé Gattegno, sûrement jugé trop intransigeant avec l’extrême droite.

Et même si, justement, des termes comme « extrême droite » ont disparu des articles sur le RN ou si les éditos du directeur de la rédaction reprennent des marottes de Cnews – sécurité, syndicats, « woke » ou immigration –, le JDD n’avait pas encore subi une telle mise au pas ni la purge des effectifs qui frappe Paris Match depuis deux ans.

Arnaud Lagardère avait fait des simagrées devant la commission du Sénat chargée d’enquêter sur la concentration des médias en France. On avait vu des membres des SDJ de Match et du JDD ainsi que des syndicalistes journalistes courageusement venu·es y témoigner. Le fils Lagardère y avait juré sa neutralité politique et son indépendance. Tout comme Bolloré, qui s’était présenté comme totalement extérieur à la vie de ses rédactions (interrogé notamment sur Canal…) et n’y intervenant jamais.

Pourtant, il est évident que la mainmise de Bolloré avance. Ce que confirme aussi l’ouverture – de nouveau officialisée par Bruxelles – de la procédure d’examen pour « violation éventuelle de l’obligation de notification », dans le cadre de l’autorisation de l’opération Vivendi/Lagardère.

L’enjeu politique du dimanche

En effet, l’enjeu de la prise de contrôle du journal dominical est de taille. C’est dans ses colonnes que la plupart des annonces gouvernementales ont été faites durant des décennies. D’autant plus que ce vrai-faux quotidien a été longtemps seul en kiosque le dimanche avant le lancement du Parisien dimanche.

La rédaction du JDD a immédiatement réagi à l’annonce de l’arrivée de Geoffroy Lejeune. Celui-ci devait être rejoint, dans ce nouveau projet journalistique, par la très droitière Charlotte d’Ornellas. Membre de SOS Chrétiens d’Orient, elle avait jugé Assad, lors d’un voyage en Syrie avec des députés français amis du dictateur, « doux et assez en retrait ». La même se dit fière d’« être classée à l’extrême droite » et « de ne pas faire de journalisme neutre ». Tout un programme pour un journal qui se voulait non partisan…

Au lendemain du lancement de la grève, Reporters sans frontières – avec le SNJ CGT, la CFDT et le SNJ – a organisé une réunion publique à Paris.

Meeting RSF en soutien au JDD

Meeting RSF en soutien au JDD

Plus de mille personnes y ont participé dont des représentant·es de la Nupes (Clémentine Autain, Marine Tondelier, etc.), mais aussi de Renaissance (Valérie Spillebout) et du Modem, ainsi que Sophie Binet parlant au nom de l’intersyndicale.

C’est là que les élu·es Nupes ont annoncé leur intention de travailler à un projet de loi visant : à renforcer l’indépendance éditoriale des rédactions – notamment via les aides de l’État à la presse –, à donner des pouvoirs aux journalistes, ainsi qu’à protéger les sociétés de journalistes.

Ils reprenaient ainsi des propositions que l’économiste et spécialiste des médias Julia Cagé fait depuis des années2 https://www.humanite.fr/politique/julia-cage/julia-cage-les-journalistes-devraient-pouvoir-elire-leurs-dirigeants-au-jdd-comme-ailleurs-800705 ; https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/04/28/l-information-est-un-bien-public-le-plan-de-bataille-pour-la-probite-et-la-liberte-des-medias_6078317_3232.html.

Le silence du pouvoir et le soutien du public

La rédaction du JDD, avec l’aide du SNJ CGT, a lancé une caisse de grève très soutenue par le public. Elle a permis, en un premier temps, de venir en aide à la cinquantaine de pigistes du journal, les plus exposé·es et fragiles. Elle leur permet de tenir sur une durée qui dépasse celle de la grève de iTélé, autre victime de Bolloré.

Le JDD en grève depuis 1 mois

Les journalistes du JDD ont toujours besoin de notre soutien matériel3Pour soutenir financièrement les grévistes : https://www.helloasso.com/associations/syndicat-national-des-journalistes-cgt/formulaires/3.

Ils et elles se réunissent plusieurs fois par semaine en assemblée générale pour voter sur la reconduite de la grève et suivre les échanges avec la direction que les syndicats du groupe – avec des représentants de la SDJ – menaient, avant que Lagardère ne les rompe unilatéralement le 24 juillet et annonce la venue de Lejeune dès le 1er août.

La SDJ rend compte de ces assemblées et de ses votes sur son compte Twitter 4https://twitter.com/SDJduJDD/status/1680120103969386496. Elle y publie toutes les manifestations de soutien – d’anonymes, confrères et rédactions ainsi que de personnalités – sur son site 5https://soutien-au-jdd.jimdosite.com/ils-nous-soutiennent/.

D’anciens journalistes du JDD avaient manifesté leur soutien dans une lettre ouverte parue dans Libé ainsi que d’anciens directeurs de la rédaction et des personnalités (Marie Darrieusecq, Nicolas Mathieu) 6https://www.liberation.fr/idees-et-debats/nous-les-anciens-du-jdd-apportons-tout-notre-soutien-aux-equipes-en-greve-20230629_KPE5UTYF5NGXNBR4H2ATT2EFCI/.

Après que les deux secrétaires générales de la CFDT et la CGT ont fait un courrier demandant à Elisabeth Borne d’intervenir, la rédaction a lancé un appel au président de la République. Celui-ci, est resté très discret sur ce sujet. Il faut se rappeler qu’il a largement profité de ce journal pour vendre sa politique durant ces deux mandats 7https://www.ouest-france.fr/medias/la-redaction-en-greve-du-jdd-interpelle-macron-19822014-1d91-11ee-b22c-5396679207dd.

« … à l’exception de quelques rares expressions de ministres, la discrétion a prévalu du côté de l’exécutif qui semble ainsi avaliser ce nouveau coup porté à l’indépendance des médias. La rédaction du JDD va-t-elle mourir dans le silence ? » En effet, Pap Ndiaye, encore ministre, qui avait osé dénoncer la droitisation de CNews qui guette Europe 1 tout en disant comprendre le mouvement, avait été démenti par la plupart de ses collègues, dont le très docile Stanislas Guérini. Ce dernier s’est rendu dès le lendemain à Europe 1, dont il dit apprécier les journalistes. Avant que Macron ne reconnaisse à Ndyae le doit d’avoir un avis et… le vire du gouvernement.

Pour l’information et contre l’extrême droite

Qu’est-ce qui se joue dans cette grève et qui nous concerne tous ?

La liberté et la qualité de l’information, tout simplement, ainsi que la mainmise culturelle de l’extrême droite. Une qualité dont les garants doivent être les journalistes qui vont chercher l’info, la vérifient et la mettent en forme. Des journalistes dont la convention collective – que les patrons aimeraient tant abolir – prévoit une liberté de conscience et une indépendance que la loi actuelle (Bloch) ne protège pas assez.

Cette liberté passe aujourd’hui par la possibilité d’avoir un avis décisionnel à l’heure de désigner le patron d’une rédaction. Avis qui n’est consulté que dans certains journaux (Le Monde, Les Échos…). Dans la plupart des groupes de presse et des rédactions ces nominations sont le fait de l’actionnaire principal… souvent un patron d’industrie.

La liberté de la presse selon Bolloré, on n'en veut pas © Coco

Cette liberté et cette indépendance doivent aussi être garanties par l’État qui, lui, attribue les fameuses aides à la presse (le projet de budget 2022 prévoyait 116,9 millions d’euros de soutien du ministère de la Culture au titre des aides à la presse).

Comme le rappelait Mediapart : « En 2021, les aides représentent 23,3 % du chiffre d’affaires du secteur, contre 12,9 % en 2008, soit une augmentation de plus de 10 points en treize ans 8https://blogs.mediapart.fr/spiil/blog/070921/panorama-2021-des-aides-la-presse. » Le groupe Lagardère, comme le groupe Bolloré, en profite, alors que beaucoup de ses journaux vivent plus de la publicité que des ventes aux lecteurs !

Si la lutte des journalistes du JDD est très rude, elle ne semble pas s’essouffler malgré les pressions et l’annonce par Arnaud Lagardère de cesser les discussions et d’avancer la venue de Lejeune pour tenter de casser le mouvement. Deux jours après ce coup de pression, il a annoncé vouloir ouvrir un guichet de départs… à l’automne, alors que les journalistes ne veulent pas travailler avec Lejeune et que Lagardère ne fait aucune concession sur une éventuelle charte déontologique.

La SDJ demandait à Lagardère News – la société éditrice – de s’engager à empêcher la publication de « propos racistes, sexistes et homophobes et, plus généralement, de tout contenu discriminant ou haineux », une demande refusée.

Lagardère se défend de ne vouloir faire ni un « un tract idéologique ni un journal militant » et prétend avoir recruté Lejeune pour redresser le JDD (pour mémoire, Valeurs actuelles, en 2022, sous sa direction, a affiché une diffusion totale en baisse de 9,2 % par rapport à 2021…)9https://www.lemonde.fr/actualite-medias/article/2023/06/03/geoffroy-lejeune-mis-a-pied-de-valeurs-actuelles-sur-fond-de-bataille-editoriale_6176070_3236.html

La lutte de la rédaction du JDD a en tout cas déjà remporté une première victoire : une proposition de loi transpartisane lancée par une députée EELV, Sophie Taillé-Polian 10https://www.lcp.fr/actualites/journal-du-dimanche-une-proposition-de-loi-transpartisane-pour-proteger-l-independance, proposant en premier lieu de « conditionner les aides publiques à la presse et l’octroi de canaux de diffusion audiovisuels en donnant davantage de droits aux journalistes face au propriétaire d’un média ». L’article 1er de la proposition de loi concerne « les aides publiques des entreprises éditrices de presse d’information politique et générale », tandis que son article 2 a trait à « la mise à disposition d’un canal de diffusion par voie hertzienne terrestre aux sociétés éditrices dont les programmes comportent des émissions d’information politique et générale », peut-on lire dans le projet.

Alors que les négociations buttent, selon le communiqué de la SDJ du 26 juillet 11https://twitter.com/SDJduJDD/status/1684114645999837185?s=20, qui vient de reconduire la grève avec à 99 % des voix, sur les conditions des départs, notamment pour les plus précaires, mais aussi sur une éventuelle charte de déontologie.

Les journalistes du JDD méritent tout notre soutien en tant que lecteurs (critiques, certes, mais attachés à la presse) mais aussi celui de toute la profession pour la bataille engagée pour le droit d’informer.

La rédaction du JDD mène aussi un combat contre l’emprise culturelle de l’information par l’extrême droite. Ce combat est le nôtre.


Les journalistes en grève ont toujours besoin de solidarité financière, soutenez-les en versant à la caisse de grève : Solidarité avec la rédaction du JDD en grève

Faites connaître et diffusez le lien : https://www.helloasso.com/associations/syndicat-national-des-journalistes-cgt/formulaires/3

Suivez et popularisez le combat des journalistes du JDD en consultant régulièrement le site de soutien au JDD en lutte.

Vous y trouverez, la pétition, le lien pour soutenir financièrement les grévistes, les communiqués de la rédaction,  une revue de presse et la liste des soutiens parmi lesquels de nombreux dessinateurs et dessinatrices de presse.


 

Notes