Le gouvernement utilise l’image «  écologique  », durable, du transport fluvial, pour faire accepter des élus et des citoyens ce méga-projet néfaste sur le plan des ressources naturelles, de l’économie locale, des ressources budgétaires.
Si l’Europe accorde le co-financement attendu, nous nous retrouverons face à un nouveau « Grand Projet imposé inutile  » que le gouvernement semble vouloir faire aboutir à tout prix et à marche forcée.
De quoi s’agit il ?
C’est un serpent de mer qui a ressurgi en 2013. Un premier projet avait été lancé en 2007, déclaré d’utilité publique en 2008. Il devait être réalisé dans le cadre d’un « partenariat public-privé », mais Bouygues et Vinci, qui avaient répondu à l’appel d’offre, ont fini par jeter l’éponge : l’opération n’est pas rentable.
En 2012, le nouveau gouvernement demande un rapport au Conseil général de l’environnement et du développement durable et à l’Inspection générale des finances. Ce rapport, remis en mars 2013, semble condamner le projet.
Sur le plan écologique, les prélèvements d’eau nécessaires n’ont pas été justement évalués et les risques de pollution des nappes phréatiques sont avérés. Sur le plan économique, le budget apparait avoir été fortement sous-estimé. Le rapport préconise de se réorienter vers le soutien au fret ferroviaire.
Le gouvernement, dans le but de faire réaliser cette infrastructure sur fonds publics, demande au député Pauvros de « reconfigurer » le projet en en diminuant le coût.
En décembre 2013, Rémi Pauvros présente un projet ramené à 4,5 milliards d’euros, contre 7 milliards dans la version précédente. L’infrastructure reste fondamentalement la même, à quelques retouches près : un seul réservoir au lieu de deux, six écluses au lieu de sept… Mais les plateformes multimodales, qui étaient auparavant intégrées au dossier, en sont sorties et leur réalisation est laissée à l’initiative des collectivités territoriales.
Le creusement du canal devrait s’effectuer sur 106 km, entre Compiègne et Cambrai, pour relier la Seine à l’Escaut. Prévu pour les grands gabarits (jusqu’à 4400 tonnes, le gabarit européen), doté d’un réservoir de 16 millions de m3 pour réguler son débit, il est censé faire passer ses trafics de 5 à 20 millions de tonnes par an  : céréales exportées, granulats, conteneurs…
Pour répondre aux détracteurs du projet, un deuxième rapport Pauvros a été remis au premier ministre le 5 mai dernier, qui en «  dix propositions  » tente de nous faire accroire que tous les problèmes sont résolus ou en voie de l’être.i Les arguments développés ne résistent pas à une lecture critique et les dix propositions se révèlent n’être qu’une opération d’enfumage.
Pas de réponses aux problèmes écologiques et aux atteintes à l’activité agricole
Sur cette question, comme sur les autres, le rapport Pauvros survole les critiques qui ont été faites au projet.
La question des prélèvements hydrauliques et des risques induits est évacuée en quelques lignes. La création de « berges lagunées », de faible surface, doit constituer des zones favorables à la biodiversité et quelques annexes hydrauliques sont destinées à la reproduction des poissons. Ces mesures sont très limitées et les opérations visant à reconstituer le milieu naturel sont rarement couronnées de succès.
Toutes ces propositions ne semblent pas répondre aux critiques formulés par le Conseil général de l’environnement en 2012, ni à la fragmentation écopaysagère, ni aux risques représentés par les espèces invasives….
Des agriculteurs vont subir les contrecoups de ce projet : emprise foncière, dépôt des déblais (55 millions de m3 de terre déplacés, dont 30 millions de m3 d’excédents à déposer sur des terrains à proximité du canal)… Rémi Pauvros n’a à proposer qu’une « co-construction » du projet avec les chambres d’agriculture, qui pourraient décider, par exempl,e la localisation précise des dépôts…
De lourdes charges publiques pour des profits privés
Les 4,5 milliards seront supportés, en théorie, par l’Union européenne (40%, soit 1,8 milliard), l’Etat, et les collectivités locale et par un emprunt de 700 millions.
Malgré l’objectif d’un « projet maitrisé dans ses coûts et ses délais », l’expérience prouve que ce type de grand chantier est toujours plus coûteux que prévu. S’il est entrepris, il faudra bien trouver quelque part, les « rallonges » budgétaires nécessaires à son achèvement pour faire face aux difficultés imprévues qu’il ne manquera pas de rencontrer.
Le montage financier pose question à plusieurs titres.
La participation de l’Union européenne n’est pas aussi assurée que Rémi Pauvros semble le croire. Selon le vice-président de la commission transports au Parlement européen, la réponse définitive de la commission n’est pas attendue avant octobre. La prise en charge à 40 % est un maximum dont l’attribution en totalité n’est pas acquise d’avance, même si le projet est classé prioritaire. « Ce qui peut se passer, c’est que l’Europe affecte une part de subventions et le reste en garanties d’emprunt. »ii
D’où va venir le financement de l’Etat ? L’Agence de financement des transports de France, qui a vocation à intervenir dans ce projet, a déjà du mal à faire face à ces dépenses courantes. Sera-t-elle abondée pour faire face simultanément au Canal Seine Nord et au chantier du Lyon-Turin ?
La part revenant aux collectivités territoriales est particulièrement lourde. A travers une « société de projet » à créer, elles apportent, à parité avec l’Etat, leur contribution à la réalisation de l’infrastructure proprement dite. Mais quel sera à l’avenir l’engagement de l’Etat  ? Si l’initiative en est laissée aux collectivités territoriales, il semble que la charge de leur financement le soit également, éventuellement en association avec le privé. Par ailleurs l’Etat prendra-t-il sa part du remboursement des 700 millions d’emprunt  ?
Qui assumera les frais de fonctionnement du canal ? « Voies navigable de France » qui en assurera l’exploitation, n’a actuellement pas les moyens nécessaires à sa maintenance. Concernant la contribution des usagers, le rapport Pauvros ne se prononce pas, laissant entendre que s’il y a péage, il devra rester très modeste pour que le canal reste compétitif par rapport au routier. Il est également prévu une taxe sur les entrepôts de logistiques et une Eurovignette III sur les autoroutes parallèles au canal. Mais lors de son audition parlementaire, Rémi Pauvros a révélé que le montant de ces taxes serait très limité…
Les citoyens paieraient, par leurs impôts, ce méga-chantier dont il est impossible de prévoir la facture finale, et qui profitera à quelques gros céréaliers, aux multinationales de la grande distribution et à leurs actionnaires. Il viendra accroître l’endettement des collectivités territoriales et de l’Etat et on continuera de mettre en cause les dépenses excessives des Français, notre modèle social « trop généreux » pour justifier les tours de vis sans fin de l’austérité.
Un canal pour qui et pour quoi faire  ?
Selon Rémi Pauvros, le canal doit servir de levier de développement local  et permettre la création d’activités touristiques, agricoles et économiques. Pourtant, ni dans son rapport, ni lors de son audition parlementaire du 3 juiniii, il ne nous donne d’exemple significatif, à part celui du céréalier qui doit transporter quatre millions de tonne par an, et qui a même prévu de construire un port privé à Nesle.
Rémi Pauvros cite l’e-commerce, qui s’implante dans le Pas de Calais, comme utilisateur potentiel du canal, à condition de mettre en place une incitation fiscale. Comment croire qu’une entreprise telle Amazon dont le modèle économique repose sur la vente à des particuliers et la rapidité du service rendu puisse avoir recours au transport fluvial et renoncer au camion, simplement en lui accordant un abattement de taxe ?
En fait, ce canal est conçu uniquement pour s’intégrer dans les projets d’interconnexion des corridors européens pour permettre la circulation des grands gabarits porteurs de conteneurs. Selon le rapport, la compétitivité du transport fluvial passe par la massification. Le coût de la tonne transportée passe de 12,31 € pour une capacité de 400 tonnes à 5,39 € pour un navire pouvant en transporter 3000.
Le transport massifié par conteneurs est-il en rapport avec le développement d’une économie locale ? Il est à craindre que les plateformes multimodales envisagées sur le parcours ne servent qu’à faire transiter les marchandises et alimenter la concurrence vis-à-vis des entreprises locales par des productions à bas coûts.
Le rapport estime par ailleurs que les entreprises situées à proximité du canal n’ont pas « les flux d’approvisionnement et d’expédition adaptés » et qu’elles sont trop petites pour remplir un bateau. Les équilibres ne sont pas assurés entre les flux arrivée et retour.
En fait, les implantations logistiques se sont multipliées dans le Nord Pas de Calais et la Picardie : 13 millions de m2 sont occupés par des entrepôts dont la surface dépasse 5 ha. Selon les termes mêmes du rapport, il s’agira surtout pour le Nord Pas de Calais de soutenir sa position de carrefour logistique du Nord de l’Europe ; pour la Picardie, de renforcer sa position sur le marché des céréales et de l’agro-industrie. Le canal Seine-Escaut ne pourrait que renforcer la spécialisation économique de ces régions, en lieu et place d’une économie relocalisée, diversifiée, génératrice d’emploi.
Quant aux « clauses ambitieuses en matière d’emploi local » et autres garanties de protection contre la concurrence déloyale en matière de main-d’œuvre… l’expérience prouve que les grands groupes susceptibles de réaliser ce type de chantiers ne s’en embarrassent guèreiv.
Un projet controversé
Europe Ecologie les Verts a dénoncé très fermement ce projet. Tout en réitérant leur attachement de principe au transport fluvial, ils s’opposent à ce canal pharaonique, tant pour des questions d’écologie (notamment les prélèvements sur la ressource en eau) et d’économie : l’investissement dans ce grand projet inutile se fera au détriment des transports locauxv. Il entrerait en concurrence avec le transport ferroviaire et non avec le transport routier. Selon Christophe Porquier, vice-président du conseil régional de Picardie, « Il s’appuie sur un modèle de développement globalisé où les céréales du nord de la France sont exportées massivement en échange des produits manufacturés d’Asie, il est contradictoire avec un objectif de relocalisation de l’économie.»
Le conseiller général du Nord communiste Charles Beauchamp, pourtant favorable au projet, n’est pas sans inquiétude : « Nous avons ici tiré expérience de la construction du canal du Nord et du canal de la Sensée. L’État les a construits, les collectivités locales n’ont de cesse d’en réparer les dégâts ! (…) La rivière a été charcutée et n’existe plus par endroits. Cela pose des problèmes hydrologiques, de faune, de flore. »vi Et de pointer les engorgements des routes desservant les plateformes multimodales, en contradiction avec les objectifs affichés du projet. Il espère que les emplois créés ne consisteront pas seulement dans la manutention portuaire, mais que des activités industrielles se localiseront le long du canal.
Dans les ports normands et en particulier au Havre, les professionnels sont vent debout contre la construction de ce canal  (transitaires, portuaires, chambres de commerce)… Ils s’alarment du risque de voir ce canal, mis à gabarit, devenir un « aspirateur à marchandises » du Bassin parisien vers les ports d’Europe du Nord.
Vigilance !
Le gouvernement est décidé à mettre en œuvre ce projet dans les plus brefs délais, dès que la réponse de l’Union européenne sera connue. Le chantier débuterait en 2017, pour une mise en service en 2020.
Le rapport Pauvros constate que plusieurs années s’écoulent entre la déclaration d’utilité publique et le démarrage effectif des travaux. Il constate également que les procédures réglementaires qui permettent aux citoyens de s’exprimer « ne garantissent pas l’adhésion des populations » car elles se situent très en amont de la réalisation de l’opération. La démocratie participative, préconisée par le président de la République en novembre 2014, est censée remédier à cet état de fait.
On peut s’interroger sur ce qui est dit, et sur le non-dit de ces remarques obscures. On peut y déceler une volonté d’aller vite, en coupant court à tous les recours, toutes les protestations susceptibles de retarder le chantier. En effet, le financement européen attendu ne peut porter que pour la période 2015-2020, au cours de laquelle les crédits doivent être consommés sans recours possible.
Ce projet est cohérent avec l’économie capitaliste, avec l’agriculture productiviste, avec l’importation par conteneur de produits manufacturés, avec une économie locale dominée par la monoculture céréalière pour la Picardie et des millions de m2 dédiés à l’entreposage de l’autre. Il doit être combattu.
Des propositions ont été émises en alternative à la construction du chantier : la réhabilitation de de canaux de petit ou moyen gabarit existants, le développement d’une desserte fluviale vers l’Est… tous ces projets méritent examen. Mais la première question à se poser est : pour quel usage ? A quoi serviraient des canaux de moyens et petits gabarits si l’environnement économique est toujours dédié aux mêmes productions, avec recherche d’économie d’échelle et de débouchés à l’exportation, si la consommation de produits manufacturés privilégie l’import en provenance de pays à faibles coûts salariaux et faibles réglementations environnementales ?
La question de l’alternative au canal Seine-Nord n’est pas uniquement dans le domaine du transport. Elle à chercher dans des ruptures avec le modèle économique dominant, avec une autre agriculture et de petites industries à destination de marchés de proximité.
Evelyne Barcq

i Réseau Seine Escaut Canal Seine 10 propositions pour réussir un projet majeur de relance de la croissance, pour le développement durable de la France et de l’Europe
Rapport au premier ministre Assemblée nationale 5 mai 2015
ii Canal Seine-Nord : pour Dominique Riquet, «la réponse de l’Europe, ce sera octobre, pas juillet»
Par la rédaction pour La Voix du Nord, Publié le 22/05/2015
iii Audition de Rémi Pauvros à la commission du développement durable de l’Assemblée nationale le 3 juin 2015
http://videos.assemblee-nationale.fr/video.6832.commission-du-developpem…
iv comme sur le grand chantier EPR de Flamanville où Bouygues, les entreprises Quille et Welbond ainsi que les sociétés d’intérim Atlanco et Elco sont sur le banc des accusés au tribunal correctionnel de Cherbourg pour des emplois dissimulés (http://www.cgt.fr/Le-tribunal-repousse-sa-decision.html)
v Axe Seine Nord : oui au report modal, non à un projet pharaonique inutile
elv.fr/2014/04/25/canal-seine-nord-grand-projet-inutile/
vi Canal Seine-Nord : des eaux et débats L’Humanité 2 octobre 2014