Depuis le 7 octobre, la lutte commune entre Palestiniens et Juifs est à un point bas. La gauche israélienne est divisée et marginalisée comme jamais. Pourtant, elle continue à viser un changement politique à long terme. Un texte de Hadas Binyamini publié par le site israélien +972 mérite d’être diffusé.

Quel est le devoir de la gauche israélienne en période de génocide ? 2/2

Par Hadas Binyamini. Le 3 janvier 2025. Publié (en anglais) sur le site de +972 Magazine. Traduction avec Deepl revue par Brigitte Cherprenet.

Un partenariat fracturé

Ne disposant que de peu de moyens pour faire pression sur leur gouvernement ou persuader leurs concitoyen·nes, de nombreuses et nombreux Israélien·nes de gauche ont tenté de soutenir une lutte commune entre Palestinien·nes et Juifs·ves. Pourtant, les attentats du 7 octobre et les violences massives qui ont suivi à Gaza ont poussé les organisations juives et palestiniennes au bord de la rupture.

« Au début du mois d’octobre, personne n’imaginait que l’on puisse s’asseoir au même endroit et reconnaître une douleur mutuelle. C’était inimaginable, se souvient Abed, de Standing Together1Standing together. Beaucoup de juifs et de juives israélien·nes de gauche ont changé leur vision de base de qui compte comme « nous » », a expliqué M. Levy de Hadash2Hadash. Iels considèrent désormais que « nous » sommes des Juifs et des Juives et « elles et eux » des Arabes qui doivent prouver qu’iels sont « nos » partenaires. Soudain, le partenariat lui-même est devenu une question ».

Nisreen Morqus, secrétaire générale du Mouvement des femmes démocrates d’Israël (connu sous l’acronyme hébreu « Tandi »), affilié aux communistes, considère que ces tensions font naturellement partie de la lutte commune et qu’elles refont surface à chaque escalade de la violence. « Les sentiments nationalistes peuvent prendre le pas sur les principes et l’idéologie que nous partageons », a-t-elle déclaré. « Lorsque cela se produit, nous devons entendre le point de vue de chacun·e. Mais nous devons également continuer à travailler pour influencer les politiques du gouvernement et la population. Pour cela, nous avons besoin d’une lutte commune, et non d’une lutte séparée ».

La lutte commune ne signifie pas qu’il faille s’associer à toutes les initiatives, a expliqué Shbita de Hadash ; les militant·es doivent plutôt discerner quand l’action commune est la plus stratégique. Pour Shbita, « les Arabes et les Juif·ves qui manifestent ensemble en public ont une valeur supplémentaire considérable ; les gens nous voient ensemble et ressentent de l’espoir ». Mais lors des élections municipales ou nationales, les partis judéo-arabes ont tendance à obtenir de moins bons résultats et sont confrontés à des obstacles politiques et bureaucratiques supplémentaires. Dans ce cas, il affirme qu’« une collaboration judéo-arabe trop étroite peut parfois s’avérer beaucoup moins efficace ».

De jeunes Israéliens manifestent 2023

De jeunes Israéliens manifestent 2023

Que certaines tactiques soient mises en œuvre conjointement ou séparément, conclut M. Shbita, « ce qui est important, c’est que les gens aient le cœur à la bonne place, c’est-à-dire qu’iels soient ouvert·es et qu’iels considèrent qu’il s’agit d’une seule lutte commune ». Pour convaincre leur base de l’existence d’une telle lutte unifiée, les militant·es apprécient de pouvoir montrer que les intérêts juifs et palestiniens sont complémentaires et imbriqués – que les Israélien·nes juifs et juives ont quelque chose à gagner à ce que les Palestinien·nes acquièrent la liberté et des droits.

Ce point n’est pas évident pour la plupart des Israélien·nes en dehors de la gauche. Au contraire, la paix est souvent perçue comme une sorte de « générosité » envers les Palestinien·nes, qui aurait un coût pour la société juive-israélienne.

Face à cette vision dominante, la gauche affirme que les Juif·ves israélien·nes ont, en fait, intérêt à renoncer aux privilèges de la suprématie juive, car ces privilèges reposent sur un marché de dupes. L’assujettissement des Palestinien·nes exige des niveaux croissants de déshumanisation et de violence qui n’épargnent pas leurs bénéficiaires présumé·es. Le régime de suprématie juive ne peut être maintenu que par une société militarisée qui exige l’uniformité et l’obéissance de tous ses membres. Il dirige alors sa violence vers l’intérieur également : vers les immigrant·es, les femmes, les homosexuel·les, les handicapé·es, les pauvres, les dissident·es et l’ensemble de la culture arabe.

Faire appel aux intérêts propres des Israélien·nes juifs et juives met beaucoup de gens mal à l’aise. Parler des peurs des Israélien·nes peut être cruel ou déplacé, alors que le génocide israélien à Gaza crée chaque jour de nouvelles horreurs, dont on ne connaît pas encore toute l’étendue. En outre, dans le contexte d’une lutte acharnée au sein de la gauche mondiale entre des points de vue opposés sur la signification et la pratique de la solidarité, certain·es insistent sur le fait que la partie privilégiée – le colon – ne devrait pas être motivée par ses propres intérêts pour soutenir les opprimé·es, et devrait le faire de manière inconditionnelle.

Selon un autre point de vue, la solidarité n’est pas simplement l’expression d’un discours de soutien d’un groupe envers un autre. Il s’agit plutôt d’un processus de transformation sociale et politique qui remplace la logique de séparation et les relations de violence par de nouvelles alliances politiques à travers une lutte politique commune. Cette solidarité commence par la reconnaissance du fait que les destins de tous ceux et toutes celles qui vivent entre le Jourdain et la mer Méditerranée sont matériellement et irrévocablement liés.

L’occupation est alimentée par des considérations économiques et matérielles

L’une des faiblesses persistantes des espaces traditionnels de lutte contre l’occupation a été le rejet fréquent et désobligeant de la moitié de la population juive du pays, considérée comme non pertinente pour la construction d’un pouvoir politique de gauche – c’est-à-dire les Mizrahim3Juifs Mizrahim, dont l’héritage remonte au Moyen-Orient et à l’Afrique du Nord, et qui ont été historiquement marginalisés en Israël par les Juif·ves ashkénazes4Ashkénazes ayant leurs racines en Europe. Cette situation découle de l’idée reçue selon laquelle les Mizrahim sont attachés à la politique de droite, et en particulier au parti Likoud de M. Netanyahou.

« Il existe un stéréotype selon lequel les Mizrahim soutiennent la droite qui soutient l’occupation – si les Mizrahim n’étaient pas là, il n’y aurait peut-être pas d’occupation », explique le professeur Moshe Behar, cofondateur du Mizrahi Civic Collective (collectif civique mizrahi). Ce point de vue perdure dans les espaces anti-occupation, malgré les études montrant que la différence entre le vote de droite des Mizrahi et des Ashkénazes fluctue considérablement dans le temps, et que l’éducation est un indicateur de vote plus significatif que l’appartenance ethnique.

Selon M. Behar, la gauche anti-occupation considère les divisions entre les classes ethniques des citoyen·nes israélien·nes comme une « question de second ordre ou marginale » dans la lutte pour les droits des Palestinien·nes. Pourtant, les deux ne peuvent être séparés, poursuit-il, car « la question de la Palestine ne repose pas seulement sur des problèmes politiques au sein de deux nations, l’une juive et l’autre palestinienne ; l’occupation est alimentée par des considérations économiques et matérielles ». Et c’est « précisément la déconnexion par la gauche traditionnelle des divisions ethniques et des droits politiques des Palestinien·nes occupé·es et apatrides de Cisjordanie et de Gaza qui a affaibli la gauche depuis 1967 », a-t-il ajouté.

Cette faiblesse s’est manifestée de manière flagrante lors des manifestations de l’année dernière en faveur de la démocratie, qui n’ont pas réussi à mobiliser les Mizrahim, ni même à les interpeller. Les manifestations n’ont pas tenu compte de l’impact des réformes judiciaires de l’extrême droite sur les pauvres, la classe ouvrière et les communautés privées de leurs droits en Israël – un oubli qui a galvanisé la réaction des militant·es mizrahis et des mouvements de gauche.

Manifestation contre la réforme judiciaire à Tel Aviv 2023 © ליזי שאנן

Manifestation contre la réforme judiciaire à Tel Aviv 2023 © ליזי שאנן

Comme l’explique M. Behar, les manifestations pour la démocratie n’ont fait aucune mention du système de protection sociale, de la syndicalisation, des droits du travail ou de la manière dont les réformes judiciaires allaient complètement démanteler les systèmes publics d’éducation et de santé ». Il a donc été facile pour la droite de mobiliser le ressentiment populiste et la politique identitaire revancharde des Mizrahi contre l’élite ashkénaze, le groupe d’électeurs et d’électrices qui a dominé les manifestations.

Selon Sapir Sluzker Amran, avocate spécialisée dans les droits des êtres humains et cofondatrice du mouvement féministe mizrahi Shovrot Kirot (qui a récemment annoncé qu’il cesserait ses activités à la fin de l’année), la droite a réussi à caricaturer les manifestations en les présentant comme « des ashkénazes riches, privilégiés·e et de gauche qui ont contrôlé [le pays] pendant toutes ces années, et qui pleurent maintenant parce que quelqu’un essaie de toucher à leurs privilèges ».

En mettant l’accent sur la justice redistributive parallèlement au démantèlement de l’occupation, le Mizrahi Civic Collective et Shovrot Kirot remettent en question la cooptation populiste et conservatrice de l’ensemble de la lutte mizrahi. En cela, elles et ils représentent une approche matérialiste revigorée de l’activisme mizrahi.

Selon M. Behar, au cours des 15 dernières années, « une grande partie de ce qui constituait la gauche mizrahi a été canalisée vers des questions de culture, de représentation, de musique et d’art », reléguant au second plan les questions palestiniennes et socio-économiques. « C’est l’abandon de sa base matérielle qui a permis à la droite de coopter si facilement la lutte des Mizrahi ».

Pour Netta Amar-Shiff, avocate et cofondatrice du Mizrahi Civic Collective, la gauche israélienne doit cesser de considérer l’opposition à l’occupation comme un marqueur de classe, de statut ou d’éducation. « Le soutien à la paix n’est pas un bien culturel accessible uniquement aux Israélien·nes d’une certaine origine, a-t-elle souligné. « Nous offrons quelque chose qui n’existe pas actuellement dans le camp de la paix : une compréhension plus large, un éventail plus large d’approches politiques. Et si vous choisissez de nous écouter, alors tous et toutes ensemble, peut-être, nous serons capables de faire face à l’inégalité et à la guerre ».

La bataille pour la périphérie

En reliant les luttes contre l’apartheid et les luttes ethno-classistes, les progressistes israélien·nes pourraient être en mesure de capitaliser sur les petites fissures dans le soutien au régime dans ce qu’Israël appelle sa « périphérie » – les régions autour du Néguev/Naqab dans le sud du pays et la Galilée dans le nord. C’est particulièrement vrai pour les Bédouin·es, les Mizrahi et les habitant·es de la classe ouvrière des régions entourant la bande de Gaza, qui faisaient partie des communautés les plus gravement touchées par l’attaque du 7 octobre menée par le Hamas. Leur abandon par le gouvernement ce jour-là, ainsi que dans les plans de reconstruction qui ont suivi, était une continuation évidente d’une longue histoire de discrimination institutionnelle.

Aujourd’hui plus que jamais, les sympathies politiques des communautés négligées et vulnérables semblent être gagnables – un fait qui n’est pas passé inaperçu à droite. Omer Rahamim, directeur du Conseil de Yesha, qui chapeaute les conseils municipaux de colons, a averti que les sondages de la droite montrent que « la population la plus importante qui a toujours voté pour le Likoud mais qui l’abandonnerait est la population traditionnelle des Mizrahi ».

Drapeaux israéliens lors d'une manifestation

Drapeaux israéliens lors d’une manifestation

Entre-temps, de nouvelles initiatives, telles que « Okef Israel » de Shovrot Kirot, visent à construire une infrastructure politique alternative grâce à laquelle les représentant·es des villes et des villages non reconnus de la périphérie peuvent participer à la collecte de fonds et à l’élaboration de politiques.

« Il y a une ouverture à de nouvelles approches [parmi les résident·es] », a déclaré Netta Amar-Shiff. Mais la droite est mieux préparée à tirer parti de ces ouvertures. « Je peux venir à Ofakim [ville du sud d’Israël à majorité mizrahi, qui a connu l’une des batailles les plus importantes du 7 octobre] en tant que gentille dame et offrir mon aide à la communauté pour atteindre ses objectifs politiques, mais il y a aussi le Garin Torani [réseau religieux-sioniste de nouvelles communautés missionnaires visant à « judaïser » davantage de quartiers et de villes]. Et ils ne se contentent pas de belles paroles ».

« Ils peuvent offrir des armes, des logements, des services de garde d’enfants et des programmes parascolaires », poursuit-elle.

« Et ils apportent leur propre version du judaïsme, qui est un judaïsme de haine ».

Le Mizrahi Civic Collective, quant à lui, pratique ce qu’il appelle le « sauvetage mutuel », c’est-à-dire l’idée que différentes communautés matériellement vulnérables de la région – les habitant·es des « périphéries » géographiques et sociales d’Israël, par exemple, et les Palestinien·nes des zones rurales de Cisjordanie – ont le pouvoir de se sauver mutuellement de la violence et de la dépossession, et qu’une telle collaboration est éminemment politique.

Nombreuses et nombreux sont celles et ceux qui, à gauche, se méfient des initiatives de coexistence dépolitisées et critiquent toute affirmation d’équivalence entre Juif·ves israélien·nes et Palestinien·nes, et rejettent cette idée. Mais comme l’explique Netta Amar-Shiff, elle ne propose pas que les Juif·ves et les Palestinien·nes opèrent sur un pied d’égalité. « La mise en commun ne démantèle pas en soi la hiérarchie entre Israélien·nes et Palestiniens·ne, ni les hiérarchies au sein de ces sociétés », a-t-elle déclaré. « Il y a [toujours] une hiérarchie ; il n’y a pas de symétrie ».

« Je ne dis pas que le peuple juif est actuellement confronté à une menace existentielle », a affirmé Netta Amar-Shiff. « Je dis que je porte en moi cette menace, à la fois parce que je suis originaire du Yémen, où nous avons connu nos propres atrocités, et en tant que juive. Nous ne pouvons pas laisser la droite être la seule à parler de cette [peur], parce qu’elle la porte à un niveau violent d’anéantissement mutuel ».

En effet, les horreurs du 7 octobre ont révélé le pouvoir du sauvetage mutuel à la plupart des militant·es juif·ves-israélien·nes avec lesquel·les +972 s’est entretenu, qui se sont souvenu·es des moments où des ami·es ou des camarades palestinien·nes ont exprimé leur solidarité et leur inquiétude immédiatement après les attentats. Plus que toute autre chose, leurs relations politiques avec les Palestinien·nes ont renforcé leur détermination et leur engagement à résister au régime israélien, en brisant le désespoir et l’impuissance qui prévalaient.

Netta Amar-Shiff, qui travaille comme avocate pour lutter contre le déplacement des communautés palestiniennes, a déclaré que ses collègues palestinien·nes étaient « les personnes qui m’ont appelée et qui se sont inquiétées pour moi [le 7 octobre]. Ce sont des personnes qui voulaient me sauver, qui m’auraient sauvé si iels l’avaient pu, à l’heure de vérité. Je le sais. C’est à ce moment-là que j’ai réalisé le pouvoir du secours mutuel ».

Elle poursuit : c’est pourquoi les Juif·ves israélien·nes « doivent s’engager en faveur des Palestinien·nes qui subissent, en ce moment, les destructions, les atrocités, l’anéantissement et l’élimination. Ce sont eux qui me secourront. Nous sommes tous·tes conserné·es. C’est pourquoi je n’abandonnerai pas l’aide mutuelle. Le monde peut s’effondrer, je n’abandonnerai pas l’aide mutuelle. »

Notes