À chaque mobilisation sociale de grande ampleur, la mémoire des expériences de confrontations précédentes (retraites en 2010, CPE en 2006…) sert de référence. Mais chaque mouvement a sa propre logique, ancrée dans une situation sociale et politique singulière. Après quatre année de présidence Hollande, marquées par une difficulté des résistances syndicales et politiques (contre l’ANI, le CICE, la loi Macron…) à construire une large mobilisation populaire, la mobilisation contre la loi El Khomri constitue le moment où les forces du mouvement social dans le pays (re)-prennent conscience de leur capacité à entraîner une majorité de la population.
La première étape a été de transformer le million de « clics » sur internet sur la pétition pour le retrait de la loi en million de manifestants mobilisés dans la rue. Ce fut chose faite le jeudi 31 mars. La mobilisation se déploie alors à travers des formes multiples. D’abord par la ténacité d’une mobilisation de la jeunesse qui est confrontée à une répression policière brutale. Cette mobilisation lycéenne et étudiante (la première à cette échelle depuis 10 ans) constitue un évènement en tant que tel qui est particulièrement craint par le gouvernement. Le mouvement se développe également avec des actions massives des salariés, souvent au moment des grandes journées d’actions nationales, qui impulsent des blocages partiels de l’économie ou de réseaux de transports, pour renforcer l’impact du mouvement.
Enfin, la mobilisation se développe également à travers une forme originale dans l’initiative des « Nuits Debout » qui prend une ampleur dans tout le pays que n’avaient pas envisagée ses initiateurs. Dans les Assemblées Générales des « Nuits Debout », beaucoup de gens viennent au départ par curiosité, pour voir, pour écouter. Éventuellement pour réagir, débattre de la mobilisation, et peu à peu expliquer sa propre situation et envisager un avenir commun, proposer des idées et s’y investir. C’est un mouvement qui se cherche, qui ne sait pas encore de quoi il est porteur. Mais il s’appuie sur un socle solide, une conviction partagée qui se renforce chaque jour : la volonté de rester mobiliser jusqu’au retrait total du projet de loi El Khomri.
La journée de mobilisation du samedi 9 avril si elle n’a pas rassemblé autant de manifestants que le 31 mars, mais avec plus de 200 rassemblements et manifestations, a permis au mouvement de s’enraciner. Cette journée montre qu’il y a encore beaucoup de personnes qui hésitent, qu’il faut convaincre. La loi El Khomri est largement rejetée dans la population. Mais le mouvement social sera-t-il en capacité de faire plier ce gouvernement ? Cette question pèse encore fortement sur les exprits de nombreux salariés et jeunes. Dans ce cadre, la nécessité de mener un travail d’explication concret de la loi à l’échelle locale est décisif. L’unité des différents secteurs en lutte, salariés (privé comme publics), étudiants, lycéens, retraités et des générations est également essentielle. C’est l’enjeu des prochains jours au cours desquelles toutes les forces associatives, syndicales politiques, citoyennes vont mettre toute leur énergie pour assurer le succès de la prochaine journée du 28 avril. C’est un bras de fer de longue haleine qui est engagé entre le gouvernement socialiste, soutenu par le patronat, opposés à toutes les forces qui se sont engagées dans cette bataille.
La mobilisation sociale est également porteuse d’aspirations plus générales qui dépassent la question du Code du travail. Les AG des « Nuits Debout » sont la caisse de résonnances de ces préoccupations multiples : conditions de travail, précarité, situation des migrants, violences policières et État d’Urgence… L’ensemble de ces questions pose l’exigence du type de société, du type de démocratie dans laquelle nous voulons et nous pouvons vivre. Ces aspirations sont hétérogènes, multiples, parfois contradictoires. Dans une tonalité radicale, l’écho que rencontrent des personnalités comme le philosophe Frédéric Lordon ou le cinéaste François Ruffin, auteur du film « Merci patron ! » témoigne des aspirations à la reconstruction d’un véritable projet politique qui redonne du sens au terme de gauche. Un slogan écrit sur une pancarte résume ce sentiment d’une disparition de toute perspective alternative : « 9 ans ça suffit ! Sarkozy démission ! ».
Dans cette situation, les forces politiques de gauche qui depuis des mois critiquent et contestent la politique du gouvernement ont la responsabilité de se mettre au service de ce large mouvement populaire et de trouver les moyens de sortir de leur division. La fiction de la « primaire de toute la gauche », rassemblant partisans et opposants de la politique gouvernementale, se dissout progressivement. Pour le PS, il ne peut s’agir que d’une « primaire sans exclusive avec le Président de la République » qui évacue donc le bilan gouvernemental, ce que le PCF et EELV affirment refuser. Paradoxalement, c’est un des initiateurs de l’appel paru dans Libération, Daniel Cohn Bendit, qui a cette semaine contribué à dissiper le voile : « Le climat politico-culturel rend infaisable cette bonne idée. (…) Mais étant donné ce qui s’est passé autour de la déchéance de nationalité et de l’accueil des réfugiés, trouver une position commune entre la gauche sociale-libérale et une partie de la gauche de la gauche, en passant par les écologistes, me paraît pratiquement impossible » C’est bien l’existence de deux lignes politiques inconciliable à gauche qui rend inopérante toute stratégie de rassemblement de toute la gauche.
Cette clarification politique ouvre à nouveau des possibilités de débat et de convergences. Déjà, les représentants des forces politiques (PCF, EELV, gauche du PS, Nouvelle Donne) qui étaient opposées à la politique du gouvernement, tout en participant aux réunions sur la primaire avec le PS (Ensemble n’y ayant assisté qu’en observateur jusqu’à la mi mars) ont publié une tribune « Pour une Primaire des idées » et se démarquent d’une « primaire de toute la gauche » qui évacuerait la politique gouvernementale (http://www.lejdd.fr/Politique/Pour-une-primaire-des-idees-780085). Pour la première fois, une initiative publique pose la question du contenu politique d’une alternative (refus de la loi travail, de la déchéance de nationalité, VIème République…) comme condition de candidatures communes pour les échéances de 2017.
Il faut travailler à rassembler toutes les forces disponibles pour construire une véritable perspective de transformations sociale, écologique, démocratique, pour le pays. Cela doit se faire en dialogue avec les forces sociales et citoyennes qui sont en mouvement dans le pays. Dans ce cadre, toutes les forces sont utiles. La proposition de candidature de Jean Luc Mélenchon doit s’inscrire dans ce cadre. Il est essentiel de surmonter les obstacles qui existent aujourd’hui pour parvenir à la convergence de tous ceux qui peuvent apporter leur énergie, leurs idées et leurs forces pour construire une nouvelle force à gauche capable de faire reculer la droite, l’extrême droite et la gauche « Hollande-Valls ». C’est l’exigence qui s’exprime parmi les manifestants contre la loi El Khomri. Nous ne devons pas la décevoir.
François Calaret (10 avril 2016)