Au-delà des discussions sur une candidature présidentielle, il faut échanger aussi sur la période et nos capacités à nous y adapter. Étienne Adam, introduisait la séance sur la situation générale à l’AG d’ENSEMBLE!. Il a soulevé plusieurs points à débattre pour dégager un cadre d’action commun pour la gauche.
Le quart d’heure qui nous reste
Par Étienne Adam. Le 27 mai 2025
À l’heure où les débats sur l’unité pour une candidature présidentielle occupent seuls le devant de la scène, il semble utile de ne pas se limiter à une approche électorale et institutionnelle, mais ouvrir aussi le débat sur la période où nous sommes et sur nos capacités à nous y adapter.
Sans être complet sur l’état des lieux qu’il faut encore approfondir, voici quelques points à débattre pour contribuer à se donner un cadre d’action commun pour la gauche.
La situation internationale
Elle est dominée par la destruction de l’ordre mondial mis en place en 1945 pour « éviter le retour du nazisme et du fascisme » et réduire les risques de guerre mondiale. Après l’institution de l’ONU en 1945, se met en place un droit international : déclaration « universelle des droits de l’homme » en 1948, Convention européenne des droits de l’homme en 1950 précédées par la Déclaration de Philadelphie qui redéfinit les buts et objectifs de l‘Organisation internationale du travail. Dans ce système, droits et liberté politique, droits sociaux sont liés et correspondent à une certaine évolution du capitalisme appelé « fordisme » avec bien sûr des limites.
La crise dudit fordisme, commencée dans les années 70, n’a fait que rendre obsolète une réponse néo-fordiste ou keynésienne. Le néolibéralisme s’impose avec le choix de la mondialisation qualifiée « d’heureuse » parce qu’elle devait apporter profits et paix sociale. II est aujourd’hui mise en cause par certaines fractions du Capital. La division internationale du travail et des productions est mise en cause dans des proportions que nous ne maîtrisons pas encore.
Cette évolution se traduit par une crise de multiples dimensions, liant des crises économiques, sociales, écologiques et technologiques à l’échelle mondiale.
La multiplication d’impérialismes concurrents engendre des risques de crise allant jusqu’à la guerre. Aujourd’hui, les conflits de Palestine et de Gaza comme celui en Ukraine représentent une forme exacerbée de cette crise et la négation des principes du droit international. Mais c’est aussi le cas au Soudan, au Congo, etc.
On voit se multiplier à l’échelle mondiale – et l’Europe n’y échappe pas – des formes autoritaires pour permettre les profits et s’opposer aux résistances, avec le durcissement de politiques de boucs émissaires qui expérimentent les restrictions de droits (migrants, chômeurs, RSA, etc.).
Pour autant, est-ce un mouvement irréversible ? Jusqu’à quel niveau le système mondial de 1945 est-il détruit ? Nos sociétés voient coexister en leur sein des éléments des phases précédentes. La fin du « campisme » de la guerre froide, la croissance de nouvelles puissances peuvent représenter des éléments de crise de cette politique qui fait primer la force sur le droit avec des rivalités inter-impérialistes. Quels points d’appui nous restent-ils ? Dans la période actuelle, comment modifier nos positions sur l’ONU, le droit international et l’Europe ? II est important d’en débattre dans la gauche.
Le champ du social
Le capitalisme s’est modifié : le rôle des États (investissements publics, fiscalité et droits de douane, etc.) se réorganise pour garantir une part toujours plus importante pour les dividendes. Cette stratégie « tout pour les dividendes » est appuyée par la politique « pro-business » avec une austérité budgétaire qui joue aussi contre l’activité économique et en particulier dans les secteurs et entreprises fragiles. La multiplication des chocs conjoncturels et structurels menace l’activité de milliers d’entreprises. En 2024, le nombre de procédures collectives était au plus haut depuis quinze ans. Cette tendance se confirme depuis le début de l’année : près de 50 000 emplois sont concernés.
Ceci entraîne des réactions très éclatées (et peu médiatisées) compte tenu de la diversité des situations : se maintiennent des luttes locales ou partielles sur les conditions de travail, les salaires, etc. Avec le moratoire, la CGT a tenté d’opposer un mot d’ordre unifiant, mais les autres syndicats et les organisations de gauche n’ont pas suivi.
Les enquêtes font pourtant apparaître que les sujets « sociaux » sont premiers dans les préoccupations de la population : pouvoir d’achat et protection sociale, mais aussi services publics, au premier rang desquels la santé. La période connaît aussi diverses manifestations d’une crise du travail (métiers en tension, dégradation des conditions de travail accidents, dégradation de la santé mentale, suicides…) qui inquiètent le patronat sur une possible dégradation d’un rapport de forces qui lui est particulièrement favorable.
Les attentes des salarié·es en matière de pouvoir d’achat, de travail valorisé et reconnu, d’un « travailler mieux ou bien » s’opposent frontalement aux politiques économiques actuelles et à leurs traductions en matière de gestion de la main d’œuvre.
C’est cette conscience, plus ou moins forte, qui fait de l’exigence de s’attaquer aux actionnaires, à leurs dividendes et à leurs patrimoines une idée largement partagée.
Tous ces facteurs créent une situation « objectivement favorable » à remettre des revendications « unifiantes » au centre du débat public.
Pour autant, les formes de mobilisations de masse interprofessionnelles ne rencontrent qu’un faible écho. L’unité intersyndicale se fissure. La gauche ne peut imposer ces (ses) thèmes dans le débat public. Il existe un écart semblable entre des mobilisations écologistes ou sur les droits et libertés locales et un combat plus global. Un débat approfondi – qui dépasse les clichés anciens – sur les nouveautés de cette situation est essentiel.
Le champ politico-médiatique
Il est largement dominé par les idées de l’extrême droite : nous avons subi une défaite dans la bataille culturelle. La 5ᵉ est à bout de souffle (crise du système politique, crise de la représentation, etc.) mais, en même temps, l’appareil d’État fonctionne et produit une « glaciation » du champ politique (peur de « l’instabilité »). Qu’un Bayrou déconsidéré, sans autre projet que d’assurer les affaires courantes, se maintienne en est un signe.
Le RN serait toujours le grand bénéficiaire dans la situation. Pourtant, il ne déclenche pas de crise aiguë. Au-delà de l’attente des résultats de l’appel que MLP a interjeté, craint-il des réactions d’aujourd’hui au trumpisme (réaction à la canadienne ou à l’australienne) ? Ou bien mise-t-il sur une réussite à terme de celui-ci ? Ou bien encore considère-t-il qu’une alliance des droites où il serait dominant n’est pas encore à l’ordre du jour ?
Le bloc central, quant à lui, « joue la montre » en faveur d’une solution autoritaire et technocratique, de plus en plus réactionnaire, qui s’appuie sur la résignation, le découragement. Édouard Philippe, largement absent du débat public, ou du moins discret jusqu’à récemment, pourrait être la porte de sortie sans le RN. Une sortie sans le RN est-elle plausible ? Quelles sont les forces et les fractions du Capital qui soutiennent une telle issue ?
La gauche a connu des divisions fondées sur des analyses différentes de la situation. Après s’être illusionnée sur sa victoire aux législatives, elle s’est vite divisée sur les rythmes.
Se fondant sur une surestimation de la crise, LFI a mené une stratégie visant à précipiter la crise politique et institutionnelle (démission de Macron, dissolution, etc.) mais se trouve bien isolée et confrontée aux limites de la bataille parlementaire et à la résistance du centralisme présidentiel.
Le reste de la gauche mise plutôt sur un processus – tel que prévu par l’appel de Lucie Castets – qui s’inscrit dans un temps long. L’incertitude sur le devenir du NFP (congrès du PS, replis partidaires, impuissance parlementaire) fait que l’espoir porté par le NFP et la création de collectifs de base a tendance à s’estomper.
Dans ce cadre, se pose la question d’une contre-offensive idéologique, d’une bataille publique – peut-être autour d’un « vivre bien » qui pourrait unir autour d’aspirations positives – pour ne pas rester spectateur d’une offensive anti-populaire qui se poursuit.
C’est ce que propose l’appel de Lucie Castets. Pour ne pas attendre les prochaines échéances électorales, il faut « présenter une ambition claire et assumée de rupture avec la politique actuellement menée, notamment en matière de justice sociale, de protection de l’environnement, de préservation des libertés publiques et de lutte contre le racisme et l’antisémitisme […] à même d’apporter les réponses adaptées aux défis et aux difficultés auxquelles notre pays fait face.
La deuxième condition est l’association plus étroite et continue, par les partis, des actrices et acteurs de la société civile organisée. Elle est une condition de la vitalité et de la richesse du projet proposé, de sa connexion avec le terrain et les préoccupations de nos concitoyennes et concitoyens ».
Voilà à quoi nous devrions travailler sans tarder, à la base, avec la nouvelle réunion des collectifs et l’initiative du 2 juillet.