Thomas Vescosi a écrit récemment cet article qui revient sur les liens entre sionisme et antisémitisme. Pour lui, « ce n’est pas la divulgation des images sur les tueries de jeunes Palestiniens qui alimentent l’antisémitisme, ce sont les tueries elles-mêmes pratiquées au nom de la sécurité d’un État prétendant agir au nom de tous les Juifs. »
Comment le sionisme alimente les racismes
Par Thomas Vescovi1Chercheur indépendant, spécialiste d’Israël et des Territoires palestiniens occupés. Il est membre du comité de rédaction de Yaani.fr et contribue à différents médias tels que Le Monde diplomatique ou Orient XXI. Il est notamment l’auteur de « L’échec d’une utopie, une histoire des gauches en Israël » (La découverte, 2021)., membre du comité de rédaction de Yaani, le 17 février 2024
Ce texte devait initialement être présenté à Bruxelles, le 14 octobre 2023, dans le cadre d’un colloque sur la lutte contre l’antisémitisme. Reporté au 2 mars 2024, il m’est désormais impossible d’y participer. Cet article doit permettre d’annoncer cet évènement (affiche en fin d’article) auquel Nitzan Perelman de Yaani participera, et d’entamer la réflexion.
« N’est-ce pas anachronique d’être antisioniste ? Comment peut-on être sioniste et de gauche ? » Aussi légitimes soient-elles, ces interrogations illustrent plusieurs présupposés. D’abord, que le sionisme se soit pleinement réalisé dans la création et l’enracinement de l’État d’Israël au Proche-Orient, sans jamais connaitre d’évolutions particulières. Mais aussi que l’antisionisme ne se résumerait qu’à une volonté de voir l’État d’Israël disparaitre. Ou encore que jamais des organisations n’aient pu être à la fois de gauches et coloniales.
Répondre à une urgence vitale
L’apparition simultanée en 1897 du mouvement sioniste et du Bund (Union générale des travailleurs juifs de Lituanie, de Pologne et de Russie) illustre l’urgence pour une partie des juifs européens à se libérer de l’antisémitisme. Si à l’Est, où vit à cette époque plus de 60 % de la population juive mondiale, celle-ci est confrontée à des persécutions alimentées par un racisme d’État, à l’Ouest les juifs obtiennent progressivement des droits qui leur permettent de vivre comme des citoyens à part entière et de s’assimiler aux sociétés où ils évoluent. Toutefois, le congrès fondateur de Bâle ne créé pas le sionisme, il l’institutionnalise en développant un « nationalisme juif ». En effet, tout au long du XIXᵉ siècle, de nombreux actes, publications et projets se sont succédé pour appeler les juifs d’Europe de l’Est à émigrer, notamment vers la Palestine, terre des Hébreux dans la tradition biblique.
Le sionisme politique repose sur trois principes. Premièrement, il considère impossible l’intégration des juifs à leurs sociétés. Ces derniers seraient pris en étau entre des courants appelant à leur destruction physique et une volonté dans leurs rangs de s’intégrer pleinement aux sociétés européennes par l’assimilation en se détachant de la religion, voire de toute appartenance communautaire. Or, cette dernière perspective n’empêche pas l’antisémitisme de se diffuser et de menacer la sécurité des juifs, à l’instar de la campagne antisémite à l’encontre du capitaine Dreyfus en France, à laquelle le journaliste austro-hongrois Theodor Herzl a assisté. C’est à partir de ce constat que le sionisme revendique la création d’une entité politique où les juifs seraient majoritaires dans l’espoir d’y vivre en sécurité. En d’autres termes : l’édification d’un État juif, comme l’explique Herzl dans son ouvrage éponyme publié en 1896.
À cela s’ajoute un second principe : l’existence d’un « peuple juif ». Théorisé dans le contexte de la montée des nationalismes en Europe et de la formation des États-nations, l’affirmation d’un « peuple juif » permet au mouvement sioniste de revendiquer un droit à disposer d’un État. Or, et c’est le troisième principe, cette aspiration se fonde également sur le lien prétendument originel des juifs à la « Terre sainte » où le « peuple juif » disposerait de droits historiques et quasiment exclusifs. Si d’autres territoires ont été envisagés pour la réalisation du projet sioniste, aucun ne possédait une symbolique aussi forte que la Palestine. Dès lors, imprégné des idées coloniales et orientalistes européennes, le sionisme ne se voit pas autrement que comme propriétaire de la Palestine, lui valant de nombreuses critiques d’intellectuels juifs issus de l’humanisme libéral ou du marxisme. Ces derniers s’opposent logiquement à la construction d’un État pour les juifs sur une terre peuplée très majoritairement par des populations non juives, considérant les injustices qu’un tel projet implique.
Le mouvement sioniste n’est pas monolithique, plusieurs tendances coexistent. Les rapports de force dans l’Entre-deux-guerres permettent à l’aile gauche, dite travailliste, de s’imposer à la tête de l’Agence juive, l’organisation pré-étatique juive en Palestine. Pour les sionistes de gauche, les accusations de soutenir un projet raciste ne tiennent pas : ils se perçoivent comme les défenseurs d’un idéal qui ne peut être qu’antiraciste par essence, puisqu’il vise à émanciper les principales victimes du racisme. Surtout, ils dépassent la contradiction entre les valeurs de gauche et les aspirations nationalistes et coloniales du sionisme, en revendiquant une « colonisation ouvrière », fondée sur des valeurs socialisantes. Enfin, par leur confrontation avec le Royaume-Uni, puissance mandataire de la Palestine, le sionisme de gauche revendique même sa place au sein des mouvements décoloniaux post-1945. Le ralliement de l’URSS au partage de la Palestine, puis à la création de l’État d’Israël via l’acheminement d’armes pendant la guerre de 1948, conforte l’aile gauche du sionisme : si le pays qui est l’étendard de la révolution socialiste en Europe, principal acteur de la défaite du fascisme, les soutient, alors la création d’un État juif ne peut qu’être du bon côté de l’histoire des peuples.
Des années 1930 aux années 1940, le ralliement des populations juives européennes au sionisme est progressif mais réel. Entre l’arrivée au pouvoir de régimes antisémites, puis le génocide des juifs, la réponse des organisations antiracistes n’était plus à la hauteur. Ceux qui subissaient l’antisémitisme et sa violence au quotidien, et à qui toute forme de reconnaissance sociale était refusée, ne pouvaient ni faire confiance aux sociétés qui avaient permis voire soutenus l’accession d’antisémites au pouvoir, ni se satisfaire d’une libération amenée par le triomphe d’une hypothétique révolution marxiste. Si jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale seule une minorité de juifs européens ont opté pour un exil vers la Palestine, la donne change après 1945 : l’utopie de fonder un État juif sur des bases de dignité et de justice, quand bien même situé sur un autre continent, devient un idéal attractif et mobilisateur, par défaut. Lors de son audition en 1947 par le Comité spécial des Nations unies sur la Palestine (UNSCOP), Ben Gourion déclare : « Qui veut et peut garantir que ce qui nous est arrivé en Europe ne se reproduira pas ? […] Il n’y a qu’une sauvegarde : une patrie et un État ».
En plus des calculs impérialistes ou intérêts propres à chaque vainqueur de la Seconde Guerre mondiale, la culpabilité européenne et le choc devant l’ampleur du génocide ont conduit au vote de l’ONU en 1947 qui a donné à l’État d’Israël une légitimité et aux populations juives un début de réparation. Mais au détriment des Palestiniens, dont les trois quarts sont chassés de leur terre et contraints à un exil forcé. Ils sortent de l’histoire au moment où les juifs y entrent en tant que peuple disposant d’un État. L’historienne israélienne Idith Zertal parle de la création d’Israël comme d’un « évènement extra-historique », dans le sens où « le premier évènement – la Shoah – a blanchi d’une certaine manière le côté sombre du second, c’est-à-dire les conditions et les conséquences de la victoire israélienne en 1948. » Dans Vaincre Hitler (2009), le responsable politique israélien Avraham Burg soutient cette réflexion dans le sens où « face à la Shoah, tout est insignifiant, néant, et donc permis, […] tout est possible, puisque nous avons survécu à la Shoah, et surtout… qu’on ne nous fasse pas la morale ».
Un mouvement colonial et ethnique, donc raciste et ethniciste
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Notes
- 1Chercheur indépendant, spécialiste d’Israël et des Territoires palestiniens occupés. Il est membre du comité de rédaction de Yaani.fr et contribue à différents médias tels que Le Monde diplomatique ou Orient XXI. Il est notamment l’auteur de « L’échec d’une utopie, une histoire des gauches en Israël » (La découverte, 2021).