L’Observatoire de la laïcité a été violemment pris à partie par le premier ministre. Les faits sont connus : son président, Jean-Louis Bianco, a signé un appel rédigé après les attentats du 13 novembre aux côtés de quatre-vingts personnalités de tous horizons, parmi lesquelles le secrétaire général de l’enseignement catholique, le grand rabbin de France, le président de la Fédération protestante et le directeur exécutif du CRIF côtoyaient deux responsables du Collectif contre l’islamophobie ; le secrétaire général de l’Observatoire a protesté suite à une déclaration d’Elisabeth Badinter qui, le 6 janvier sur France Inter avait indiqué : « il ne faut pas avoir peur de se faire traiter d’islamophobe ».
Cette affaire est à première vue assez stupéfiante. A priori on aurait pu penser que le premier ministre serait très satisfait de voir se concrétiser dans un appel une telle unité nationale qu’il ne cesse de vouloir promouvoir par ailleurs. De plus, concernant la déclaration d’Elisabeth Badinter, il suffit de remplacer le mot islamophobe par antisémite pour en mesurer l’extrême gravité. Qu’aurait-on dit si un philosophe connu avait déclaré « il ne faut pas avoir peur de se faire traiter d’antisémite ». Les deux motifs de colère de Manuel Valls ont donc un point commun, ils touchent à l’islamophobie et donc à la place des musulmans dans ce pays.
La loi de 1905 sur la laïcité est censée résoudre ce problème. Il s’agit d’une loi de séparation des églises et des institutions publiques. Et la séparation s’effectue dans les deux sens. Les églises doivent certes renoncer à vouloir imposer leurs dogmes à la société. Mais l’État doit aussi renoncer à régimenter les cultes. Ces derniers s’auto-organisent, notamment dans le cadre d’associations cultuelles. Cet équilibre est instable. Ainsi, lors de la loi sur le mariage pour tous, on a pu voir que les religions, à l’exception notable du protestantisme, n’avaient pas renoncé à leur comportement dominateur en voulant imposer leur conception de la famille à la société. De même, concernant la religion musulmane, l’État n’a pas renoncé à vouloir la contrôler.
Il s’agit là d’une histoire qui vient de loin. Il faut rappeler que la loi de 1905 n’a jamais été appliquée dans les colonies françaises, et notamment en Algérie, et ce malgré la demande des responsables musulmans. Les autorités coloniales préféraient en effet maintenir un contrôle étroit sur tous ceux qui étaient soumis au code de l’indigénat, à tel point que le terme musulman a pris à l’époque une connotation ethnique. Ainsi, la cour d’appel d’Alger a statué en 1903 que le terme musulman « n’a pas un sens purement confessionnel, mais qu’il désigne au contraire l’ensemble des individus d’origine musulmane qui, n’ayant point été admis au droit de cité, ont nécessairement conservé leur statut personnel musulman, sans qu’il y ait lieu de distinguer s’ils appartiennent ou non au culte mahométan ». Le refus d’appliquer les lois de la République aux musulmans a été une constante et, hélas, l’empreinte du colonialisme n’a pas disparu puisque l’État continue à vouloir avoir son mot à dire sur la religion musulmane comme le montre les tentatives régulières de la part des gouvernements de faire surgir un « islam de France ».
Or la laïcité suppose pour l’État de traiter la religion musulmane comme les autres religions. En tant que citoyens, nous pouvons critiquer tel ou tel aspect de la religion chrétienne, juive ou musulmane ou même considérer, si l’on est athée, que toute religion est obscurantiste. Mais la puissance publique doit être garante du libre exercice du culte et de la possibilité pour chacune et chacun de faire valoir ses opinions dans le cadre des lois en vigueur. Ainsi, par exemple, les individus peuvent manifester leur appartenance religieuse dans l’espace public qui est un espace de liberté. Un débat hallucinant qui s’est développé sur le port de la kippa suite à l’agression antisémite d’un enseignant à Marseille montre qu’est remis en cause un principe fondamental de la laïcité. Un juif peut, s’il le désire, porter la kippa dans l’espace public, de même qu’un musulman la djellaba et une femme musulmane ou juive orthodoxe un voile.
Combattre les actes antisémites et dénoncer, comme Manuel Valls l’a fait, ceux qui combattent les actes islamophobes est une faute politique grave. Accepter qu’une philosophe connue, et qui plus est de gauche, puisse considérer l’islamophobie comme normale est intolérable de la part d’un premier ministre. Face à la montée des actes antisémites et islamophobes, il faut plus que jamais lier le combat contre ces deux formes de racisme.
Pierre Khalfa