L’Assemblée Nationale vient d’examiner (on n’ose pas dire « débattre », tant le débat a été réduit à sa plus simple expression, malgré les efforts des députés LFI et GDR) le projet de loi visant à habiliter le gouvernement à réformer le Code du Travail par ordonnances. Elle l’a adopté en première lecture à la majorité relative de 270 voix contre 50 ( !).
Il semble que pour la majorité des non spécialistes, et l’on peut mettre dans cette catégorie nombre de nouveaux élus de La République en Marche, compte tenu de leur faible présence et participation aux débats, le temps soit quelque peu suspendu et que l’accueil soit plutôt attentiste, voire bienveillant. Pour qui s’est penché sur le texte et sur les rares indications données par les membres du Gouvernement ou par les fuites dans la presse, cela ne peut résulter que d’un immense malentendu, savamment entretenu par une politique de communication de premier ordre.
En effet, cette réforme est présentée par l’exécutif comme une initiative de « libération du travail », de modernisation et simplification du droit et, d’ailleurs, son titre, après avoir évoqué des « mesures de rénovation sociale », parle maintenant de « mesures pour le renforcement du dialogue social ». Si l’on s’arrête à ces mots, qui pourrait être contre ? Surtout après le peu d’effet des initiatives des gouvernements précédents sur l’emploi.
Le problème, c’est que tout le contenu du projet de loi est un trompe l’œil, souvent vague et ne correspondant, pour ce qu’on en sait (puisque même les organisations syndicales consultées par le gouvernement ne connaissent pas les projets d’ordonnances), pas du tout à l’étiquette.
Ainsi, l’article 1 parle de « reconnaître une place centrale à la négociation collective d’entreprise ». Cette forme du dialogue social existe déjà largement en France : 36 000 accords d’entreprise ont été signés en 2015, ce qui lui confère déjà une place majeure dans la production des normes. En réalité, là n’est pas la question, en fait, il s’agit essentiellement de permettre à ces négociations de fixer des règles moins protectrices des salariés que celles des conventions collectives de branche et des lois et décrets. En remettant en cause la combinaison de la hiérarchie des normes et du principe de faveur (principe fondamental du droit du travail), encore plus que ne l’ont fait la loi Fillon de 2004 et la loi El Khomri de 2016 puisqu’il s’agit ici d’une systématisation, ce projet donne un autre sens à la négociation collective. Celle-ci ne vient plus compléter ou préciser la loi en améliorant la situation des salariés qu’elle concerne par rapport au socle commun là où le rapport de forces le permet (cf. les accords Renault qui ont institué pour ses salariés une 3 ° semaine de congés payés en 1955, avantage qui a été généralisé quelques années plus tard), mais elle peut aller jusqu’à dégrader la situation de ces salariés par rapport à la loi, par exemple sous la pression d’un chantage à l’emploi. Une telle écriture des règles là où le rapport de subordination entre employeur et salariés est le plus prégnant risque, bien sûr, de faire évoluer à la baisse les garanties des salariés, de favoriser le moins disant social (car, c’est bien connu en économie, la mauvaise monnaie chasse la bonne) et d’entraîner ainsi l’ensemble de la branche vers la régression des conditions de travail.
Autre exemple de distorsion entre l’annonce et le contenu : on écrit « mettre en place une nouvelle organisation du dialogue social dans l’entreprise », mais on projette, en fait, de réduire les contre-pouvoirs de la démocratie sociale en fusionnant en une seule institution les délégués du personnel, le comité d’entreprise, voire le délégué syndical dans les très petites entreprises, et le comité d’hygiène sécurité et des conditions de travail, institution dédiée aux conditions de travail, dotée de pouvoirs non négligeables et qui, avec juste raison, avait été disjoint du comité d’entreprise par les lois Auroux de 1982 afin que la logique économique n’étouffe pas la prévention des risques. Il est même question de permettre à l’employeur de contourner les syndicats, s’ils ne sont pas assez dociles et refusent de signer majoritairement un accord trop régressif.
Autre thème où le trompe l’œil est de mise : on écrit, à l’article 3, que l’on va « renforcer la prévisibilité et sécuriser la relation de travail ou les effets de sa rupture pour les employeurs et les salariés », alors qu’en fait, il s’agit de plafonner les dommages et intérêts dus pour un licenciement déclaré abusif par les Prud’hommes, de réduire les délais de recours des salariés, de permettre à une multinationale de licencier pour motif économique même si ses filiales hors de France n’éprouvent aucune difficulté (modification que le gouvernement précédent avait du retirer de son projet de loi El Khomri sous la pression du mouvement social).
L’on pourrait multiplier les exemples de formulations passe-partout qui, en fait, induisent de nouveaux reculs des règles protectrices, comme, par exemple, l’extension de la possibilité de conclure des contrats à durée indéterminée pour la durée d’un projet, en dehors des 2 branches où cette possibilité existe déjà (le BTP et l’informatique-bureaux d’études), c’est à dire, en fait, un CDI où le motif de rupture est déjà prévu, et où seule la date reste à fixer, en fonction des circonstances.
En définitive, cette « rénovation » du dialogue social vise en priorité à fragmenter le droit applicable, à opposer les entreprises et les salariés entre eux et, in fine, à faire baisser les droits et garanties des salariés tout en en rejetant la responsabilité sur les syndicats, à travers la négociation d’entreprise. Au passage, plusieurs poils à gratter du grand patronat sont éliminés, comme les dispositions organisant les licenciements économiques via un « Plan de sauvegarde de l’emploi ».
Accessoirement, on imagine bien que demain, un tel droit morcelé et soumis à tant de variations sera extrêmement difficile à expliquer et, a fortiori, à contrôler, on peut donc penser que l’inspection du travail, déjà bien amputée en matière d’effectifs, verra sa raison d’être lui échapper de plus en plus largement (jusqu’à sa disparition ?).
C’est donc bien une offensive de très grande ampleur contre le droit du travail qui est menée, il y a matière à être très inquiet, d’autant qu’à ce stade, on ne connaît pas encore le périmètre exact des règles qui pourraient être touchées par cette instrumentalisation du dialogue social, mais si l’on se fie aux documents de travail du ministère qui ont fuité dans la presse, ce périmètre risque de réserver encore des surprises. A fortiori quand on entend la Ministre du Travail estimer que le Code du Travail actuel « n’est fait que pour embêter 95 % des entreprises et sanctionner les 5 % qui ne se conduisent pas dans les règles » ! Si 95 % des entreprises respectaient la loi, ça se saurait. Ou alors c’est la loi qu’elles jugent utile ou juste pour elles-mêmes ! Le droit, et particulièrement le droit du travail, s’est construit pour permettre de disposer de règles protectrices applicables à tous, dans un souci d’égalité de traitement, de prise en compte des risques pour la santé et la dignité des personnes et d’égalisation des conditions de la concurrence. C’était d’ailleurs une demande forte du patronat social du 19 ° siècle, en partie à l’origine des premières lois limitant le travail des enfants et des femmes. Certes, pour répondre au Premier Ministre, le Code du Travail est aujourd’hui épais et complexe, mais cela résulte d’abord de la tendance de tous les législateurs à céder aux sirènes des lobbys patronaux et à inclure dans les textes moult exceptions et possibilités de dérogations. (Signalons toutefois qu’il serait possible de simplifier, sans réduire les garanties, comme l’a fait récemment un collectif de juristes du travail, le GR-PACT).
Saper, détruire le Code du Travail, résultat de près de 150 ans de luttes sociales et politiques, renvoyer la France à une conception ultra-libérale des rapports sociaux ne devrait, logiquement, pas être très vendeur auprès de la grande masse des salariés et privés d’emploi, mais le nouveau Président explique qu’il s’agit de « libérer l’énergie des entreprises » pour favoriser la croissance de l’emploi.
Cette motivation, qui n’est pas nouvelle dans la bouche de nos gouvernants, ne devrait, pourtant, pas convaincre grand’ monde. En effet, l’histoire économique et sociale de ces trente dernières années le montre : détruire les protections des travailleurs ne crée pas d’emplois (que l’on se souvienne du gain que le CNPF disait attendre de la suppression de l’autorisation administrative de licenciement : 370 000 créations d’emplois ! Or, après cette suppression, en 1986, c’est l’inverse qui s’est produit, et ce sont des milliers de salariés parmi les plus fragiles qui l’ont payé de leur emploi). Plusieurs études, émanant d’organismes tout ce qu’il y a d’officiel et reconnu (OCDE, OIT,…), le disent également, partout où de telles politiques ont été menées, elles n’ont pas amené à ce que le chômage soit réduit, et, a contrario, le marché du travail y devient de plus en plus dual.
D’ailleurs, les observateurs honnêtes du monde de l’entreprise le disent : pour créer des emplois, ce n’est pas une baisse des droits des salariés que les employeurs appellent de leurs vœux, c’est d’abord des marchés, des débouchés et c’est ensuite un environnement légal stable, clair, unifié et assainissant les conditions de la concurrence.
Avec ce texte, c’est tout le contraire qui se profile. Il serait donc bien présomptueux d’en attendre une quelconque amélioration de la situation de l’emploi.
Quoiqu’il en soit, il paraît urgent de dessiller les yeux de la majorité de nos concitoyens, car sans réaction vive du mouvement social, très vite les ordonnances vont être rédigées, promulguées, rendues applicables, puis le gouvernement s’attaquera à la protection sociale, pour la plus grande satisfaction du grand patronat.
Plus que jamais, les explications techniques et politiques, ainsi que la mobilisation doivent être à l’ordre du jour.
Dominique Maréchau. Toulouse,