La guerre en Ukraine dure depuis 18 mois, un long temps de destructions, de souffrances et d’usure des sociétés impliquées. Il convient à la fois de faire le point sur la solidarité avec la résistance ukrainienne, et d’évaluer la situation au plan militaire. Première partie : la situation politique.

L’Ukraine entre soutiens hésitants et poussées pro-Poutine

Par Stefan Bekier et Jean-Paul Bruckert. Publié le 3 novembre 2023 dans le n° 59 de ContreTemps, revue de critique communiste.

Zelensky face aux difficultés à l’international

Sur le plan international, le soutien à l’Ukraine dans sa guerre de libération nationale contre l’impérialisme russe traverse une phase difficile et même inquiétante. Il nous faudra aborder plus loin le blocage des crédits au Congrès américain, les décisions de la Pologne, l’opposition de la Hongrie et de la Slovaquie, et plus généralement une certaine fatigue au sein de l’opinion à l’international… mais aussi en Ukraine.

Les gouvernements occidentaux poursuivent leur aide militaire et financière, mais celle-ci reste toujours insuffisante, tardive, hésitante, pleine de contradictions. Et dernièrement, on entend de plus en plus de voix mettant en question la poursuite du soutien à l’Ukraine. En particulier, mais pas seulement, aux États-Unis, entrés en campagne électorale, et où les républicains avec Trump de nouveau font de l’arrêt du soutien à l’Ukraine un argument de campagne.

Visiblement, la politique militaire suivie jusqu’à présent par les alliés occidentaux de l’Ukraine est en train d’atteindre une limite. Cette politique consiste à fournir suffisamment armes, équipements et financements pour que l’Ukraine ne perde pas la guerre, mais insuffisamment pour infliger une défaite à Poutine et l’obliger à quitter tous les territoires ukrainiens occupés.

Autoportait © Katia

Autoportait © Katya Gritseva

Face à ces hésitations des principaux gouvernements alliés de l’Ukraine, le président Zelensky continue à multiplier ses interventions tous azimuts. Il s’est rendu au récent sommet de l’Otan à Vilnius, à l’Assemblée générale de l’ONU et au Conseil de sécurité, vers les pays d’Afrique, d’Asie, le Brésil de Lula.

Ces derniers jours, il a participé, à Grenade, au sommet de la Communauté politique européenne, ce forum informel réunissant, au-delà des 27 États-membres de l’UE, une quarantaine de pays du continent. Toujours autour du plan de paix ukrainien en 10 points, proposé partout par le président Zelensky depuis un an déjà (il a été proposé pour la première fois au G20 à l’automne 2022… !).

Les trois points centraux sont le retrait des troupes de Poutine de toute l’Ukraine, la Crimée et le Donbass compris, la prévention du danger d’une catastrophe nucléaire civile et militaire, et la réorganisation de l’Europe et du monde autour d’une nouvelle architecture de sécurité collective.

Plus récemment, il a participé (28-29 octobre) aux pourparlers ouverts à Malte pour mettre fin à l’invasion russe par l’Ukraine qui réunissait une cinquantaine de délégations, dont le Brésil, la Turquie, l’Afrique du Sud ou l’Inde, soit des pays qui n’ont pas condamné l’agression. C’est, après Copenhague et Djeddah, la troisième réunion sur la question du plan de paix qu’il a proposé.

Sarkozy, porte-voix de Poutine

Dans une récente interview-fleuve dans Le Figaro, l’ex-président Sarkozy – grassement payé par le Kremlin pour ses diverses conférences et consultations – a dit, pour plaire à Poutine, que l’Ukraine devrait rester « neutre », hors de l’Union européenne, et jouer le rôle d’un « trait d’union entre l’Ouest et l’Est ». Exactement ce que demandait et continue de demander Poutine aux gouvernements occidentaux.

Ces propos sont importants, pas tant à cause du personnage, condamné et mis en examen dans plusieurs affaires, mais parce que la droite néo-gaulliste, les Républicains et l’extrême droite néofasciste française et européenne pensent la même chose. De même qu’une bonne partie de la gauche française. Depuis le début de l’invasion russe en 2014 (l’annexion de la Crimée et l’invasion du Donbass), ce sont les positions des souverainistes (comme Chevènement, Asselineau, Philippot, Sapir et autres), du PCF et de certains secteurs dirigeants de LFI.

« Trait d’union » – d’autres parlent d’un « pont » entre les deux régions de l’Europe – veut dire que l’Ukraine ne devrait pas être un État pleinement indépendant, un peuple sujet de son propre développement, décidant librement de son avenir. Mais, ce serait une entité dont le rôle, la fonction et les intérêts seraient subordonnés aux intérêts des puissances impérialistes de l’ouest et de l’impérialisme russe à l’est. Dans l’histoire, ce genre de configurations ont eu un nom : protectorat, géré, supervisé par une ou plusieurs puissances coloniales.

L’ambassadeur ukrainien en France, Vadym Omelchenko, a commenté ainsi cette sortie de Sarkozy : « Pour nous, il s’agit d’une opération de communication synchronisée [avec les Russes] ».

Les pénibles acrobaties de Lula

De son côté, le président brésilien Lula a déclaré à la réunion du G20 que Poutine recevrait une invitation pour le prochain G20, qui se tiendra en 2024 au Brésil, malgré le mandat d’arrêt lancé à l’encontre de ce criminel de guerre par la Cour pénale internationale. Déclaration scandaleuse, indigne d’un dirigeant qui se prétend de gauche et anti-impérialiste. Une tentative de réhabiliter Poutine, et une insulte à l’Ukraine et au peuple ukrainien.

Quelques heures après ses propos, Lula a fait marche arrière : « Je ne sais pas si la justice brésilienne le détiendra. C’est le pouvoir judiciaire qui décide, ce n’est pas le gouvernement ». Malgré ce rétropédalage, cette affaire est très importante, vu le prestige de Lula au sein de la gauche internationale. Visiblement, Lula se veut le porte-parole de tous ces secteurs de la gauche internationale et des pays du Sud dit Global, dont la principale préoccupation est de « ne pas humilier Poutine », « d’éviter une défaite de Poutine », pour préserver leurs bonnes relations avec la Russie.

Lula a même laissé entendre que cette affaire pourrait affecter les relations de son pays avec la Cour pénale internationale : « Je veux savoir pourquoi nous sommes membres de la CPI… L’Inde n’a pas adhéré, la Chine n’a pas adhéré, les États-Unis n’ont pas adhéré, la Russie n’a pas adhéré. Je veux savoir pourquoi le Brésil a rejoint la CPI. » Il est assez incroyable qu’un dirigeant de gauche du Brésil s’aligne ainsi sur les pires régimes et puissances qui ne veulent pas se soumettre au droit international.

Réfugiés © Katia

Réfugiés © Katya Gritseva

L’Ukraine, talon d’Achille de la Nupes

Du côté de la gauche en France, la guerre en Ukraine reste toujours et encore le talon d’Achille de la coalition Nupes – prometteuse, mais empêtrée dans des conflits qui désespèrent l’électorat de la gauche. Elle reste toujours aphone (ou presque) sur ce sujet crucial. Les controverses, depuis des mois, sur le point de savoir si la Nupes doit présenter une liste commune unique aux prochaines élections européennes, ou si chaque composante doit présenter sa propre liste, n’arrangent pas les choses.

Le principal problème est qu’on discute de tout — et notamment de la présidentielle de 2027…  — mais pas de l’Europe et de la politique européenne que la gauche devrait défendre dans la situation actuelle. Exemple de plus à quel point cette monarchie présidentielle – cet absolutisme ou césarisme présidentiel — bloque totalement toute vie politique et démocratique du pays.

La Nupes donc ne discute pas de la guerre en Ukraine, de l’invasion impérialiste russe. C’est pourtant l’un des principaux problèmes en Europe actuellement, à côté des crises climatique, sociale et démocratique, avec l’avance dans tous les pays de l’extrême droite fasciste, alliée de Poutine.

Alors que tout le monde sait que la guerre contre l’Ukraine est une divergence majeure au sein de la NUPES, on fait silence sur le sujet au lieu de chercher à en discuter de manière apaisée et responsable. Cette guerre est une sorte d’éléphant dans la boutique de porcelaine de la gauche française.

Pourtant, quoi de plus normal, de plus sain, de plus démocratique, que les questions européennes – justement les plus épineuses, difficiles, comme la guerre contre l’Ukraine en plein cœur de l’Europe –  soient discutées par la gauche ouvertement, franchement, sans fausse diplomatie, devant tout le peuple de gauche, tous les électeurs de gauche, les travailleurs, les jeunes, les quartiers populaires ?

Concernant l’Ukraine, le premier problème de la majorité de la gauche française, et plus largement occidentale (à l’exception du Labour en Grande-Bretagne, de Solidaires, de la FSU et d’une partie de la CGT en France, ou des syndicats suisses) est qu’elle ne donne jamais la parole aux Ukrainiens eux-mêmes, ne les écoute pas, ne les connaît même pas, à commencer par la gauche et les syndicats ukrainiens.

C’est pourquoi on ne peut que réinsister sur le fait que la Nupes devrait enfin inviter des représentants des syndicats ukrainiens et de la gauche politique et associative ukrainienne à des auditions parlementaires et à des débats publics sur la situation en Ukraine et en Europe.

Le Congrès des syndicats britanniques donne l’exemple

Le récent congrès des syndicats britanniques TUC, qui s’est tenu à Liverpool les 10-13 septembre 2023, a adopté une très importante motion en solidarité avec l’Ukraine. Les termes de cette motion vont dans le même sens que le travail de Solidaires en France (membre du Réseau européen de solidarité avec l’Ukraine), ou d’une partie de la CGT, son secteur international et d’autres (voir en encart la traduction de cette motion, qui mérite d’être largement diffusée dans la gauche syndicale et politique française). À noter que le Congrès du TUC reconnaît officiellement l’Ukraine Solidarity Campaign, qui fait partie du Réseau européen de solidarité avec l’Ukraine (RESU/ENSU).

socrukh © Katia

Socrukh © Katya Gritseva

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ENCART

Motion C21 en solidarité avec l’Ukraine, adoptée par le Congrès des syndicats britanniques TUC, les 10-13 septembre 2023

L’original se trouve sous ce lien https://congress.tuc.org.uk/c21-solidarity-with-ukraine/#sthash.STrb6a8U.amXEY9zO.dpbs .

Le Congrès condamne sans équivoque l’invasion illégale et agressive de l’Ukraine par la Russie.

Le Congrès note :

  1. la répression systématique des syndicats libres sous Poutine et Loukachenko, et leur suppression dans les territoires occupés de l’Ukraine depuis 2014 ;
  2. les appels des syndicats ukrainiens pour une aide morale et matérielle, y compris les moyens d’autodéfense de l’Ukraine ;
  3. que ceux qui souffrent le plus en temps de guerre sont les travailleurs, et que le mouvement syndical doit faire tout ce qui est en son pouvoir pour prévenir les conflits, ce qui n’est toutefois pas toujours possible ;
  4. la fière histoire de solidarité du TUC avec les victimes d’agressions fascistes et impérialistes, y compris son soutien à la fourniture d’armes à la République espagnole. En tant que syndicalistes, nous sommes intrinsèquement anti-impérialistes, et notre tâche consiste à combattre l’impérialisme et la tyrannie à chaque occasion. Nous reconnaissons qu’une victoire de Poutine en Ukraine sera un succès pour les politiques autoritaires réactionnaires dans le monde entier ;
  5. le coût humain et environnemental effroyable du conflit ukrainien. Des millions de personnes ont été forcées d’abandonner leurs maisons et de fuir, tandis que beaucoup d’autres ont perdu la vie ;
  6. le programme russe de nettoyage ethnique ;
  7. que les syndicats ukrainiens ont fait preuve d’une solidarité et d’un soutien véritables en offrant des abris et de la nourriture aux réfugiés. Le syndicat de conducteurs de trains ASLEF a travaillé en étroite collaboration avec les syndicats des chemins de fer ukrainiens, et a pu constater l’énorme travail qu’ils ont accompli pour soutenir les travailleurs en ces temps de conflit.

Le Congrès affirme :

  1. son soutien aux droits civiques et droits du travail en Russie et en Biélorussie, et pour la libération immédiate des prisonniers syndicaux ;
  2. sa conviction qu’il ne peut y avoir de paix juste ou durable tant que l’État russe continue de nier la souveraineté de l’Ukraine ;
  3. sa solidarité avec le peuple ukrainien, y compris les réfugiés dont l’asile a été retardé ou refusé par le gouvernement britannique ;
  4. que la reconstruction de l’Ukraine doit être centrée sur les valeurs des travailleurs et des syndicats.

Le Congrès soutient :

  1. le retrait immédiat des forces russes de tous les territoires ukrainiens occupés depuis 2014 ;
  2. les appels des syndicats ukrainiens à une aide financière et matérielle du Royaume-Uni à l’Ukraine ;
  3. une fin pacifique du conflit qui garantisse l’intégrité territoriale de l’Ukraine et le soutien et l’autodétermination du peuple ukrainien ;
  4. le plein rétablissement des droits du travail en Ukraine et un programme de reconstruction et de redéveloppement socialement juste qui intègre la négociation collective et rejette la déréglementation et la privatisation ;
  5. Le travail du TUC, et la facilitation de l’engagement des adhérents, avec les principales centrales syndicales ukrainiennes (FPU et KVPU), et reconnaît l’association Ukraine Solidarity Campaing) .

Le Congrès charge donc le Conseil général :

  1. d’envoyer sa solidarité à tous les syndicalistes ukrainiens qui luttent chaque jour pour les droits des travailleurs et contre l’impérialisme ;
  2. de s’engager avec les syndicats ukrainiens aussi bien au niveau des centrales syndicales qu’avec un large éventail de syndicats membres, adhérents, et de promotion d’idées syndicales ;
  3. de se tenir aux côtés des Ukrainiens se trouvant au Royaume-Uni, et les soutenir par tous les moyens disponibles jusqu’à ce qu’ils puissent rentrer chez eux en toute sécurité ;
Garçon © Katia

Garçon © Katya Gritseva