René Mouriaux a donné le 12 mai dernier une conférence à l’invitation de la Commission Mouvements sociaux et débats d’Ensemble. Le thème était l’unité syndicale et ses obstacles hier et aujourd’hui. C’est la troisième conférence organisée par Ensemble sur le syndicalisme : la première était introduite par Jean-Marie Pernot (salariat et syndicalisme) et la deuxième par Sophie Béroud (syndicalisme et politique : y a-t-il des limites à l’action syndicale ?).
Sept grandes thématiques traversent l’histoire du syndicalisme : l’implantation et l’organisation, la démocratie interne, l’indépendance, le projet, la stratégie, l’internationalisme et l’unité. Cette dernière dimension, particulièrement sensible en France où le pluralisme syndical est proclamé dans le Préambule de la Constitution – « tout homme peut défendre ses droits et ses intérêts par l’action syndicale et adhérer au syndicat de son choix » – comporte deux modalités de règlement, l’unité d’action et l’unification organique.
Le 1er Mai 2015 a provoqué des commentaires très critiques sur le morcellement du champ syndical français. Michel Noblecourt dans Le Monde (28 avril 2015) titre son article écrit au vitriol : « Un 1er Mai syndical en trompe-l’œil ». Le champ syndical en France est structuré, en réalité, de manière assez visible. D’un côté, se trouve le pôle « réformateur », revendiqué comme tel sous l’appellation « réformiste ». Il comprend la CFDT, la CFTC, la CFE-CGC et ordinairement l’UNSA. A l’opposé, le pôle de « transformation sociale » rassemble la CGT, la FSU et Solidaires. FO selon les circonstances s’associe au premier groupe ou au second, en raison de la dualité de sa composition. Les syndicats FO du privé privilégient l’entente avec le patronat, à l’instar de la métallurgie. Les syndicats de la fonction publique, socialistes et parfois lambertistes, s’opposent aux politiques d’austérité qu’elles soient de droite ou de gauche.
Pour comprendre la complexité française, un détour par l’histoire s’impose.
I. L’héritage des trois clivages français
Dans le présent, il reste toujours du passé (le « encore là »), même si le « ne plus » a disparu. L’ouvrage collectif 21e siècle. Syndicalisme : cinq défis à relever. Unissons-nous ! (Syllepse 2015) a raison de relever que « les raisons historiques de la division en plusieurs organisations syndicales sont pour certaines obsolètes » (p. 33). Les trois grands facteurs du pluralisme français conservent cependant une réelle actualité.
Tout d’abord, le clivage partidaire. La scission SFIO/PCF a été longtemps structurante – CGT et CGTU, CGT – FO et CGT par la suite ; sans oublier l’exclusion des communistes en 1939. L’effondrement de l’URSS en 1991 et la disparition de l’antagonisme Est/Ouest dessinait un nouvel horizon. La poignée de mains entre Marc Blondel et Louis Viannet en décembre 1995 illustre ce bouleversement. Le désaccord entre social-démocratie et gauche de la gauche prend la relève. La scission entre la CFDT et les forces qui composent Solidaires provient de cet affrontement comme celle de la FEN et de la FSU.
Le deuxième principe de fragmentation syndicale provient de la concurrence entre confessionnels et laïques. La CFDT se déconfessionnalise en 1964 et la CFTC a refusé l’abandon « du C ». Cette dernière a inscrit dans ses statuts l’obligation de l’unanimité pour modifier les caractères fondamentaux de la centrale. La CFTC restera durablement séparée des autres forces syndicales.
La sécularisation de la société française n’empêche pas le maintien de cultures différentes. Le rapprochement FO/CFDT envisagé en 1986 a achoppé sur la spécificité des mentalités et des réseaux. Marc Blondel a incarné le refus de fusionner que Claude Pitous contestait, convaincu qu’il était de défendre une tradition de laïcité véritable et d’autonomie ouvrière.
Enfin, le champ syndical français est morcelé sous l’effet de distinctions sociologiques. De nombreux cadres ne s’assimilent pas aux salariés qu’ils commandent. La CGC fut fondée en 1944 sur cette base catégorielle. Elle a refusé de devenir inter-catégorielle en s’ouvrant seulement un peu plus aux agents de maîtrise, d’où la nouvelle dénomination CFE-CGC. Par deux fois, elle a écarté la jonction avec l’UNSA.
La distinction entre fonctionnaires et salariés du privé intervient aussi pour favoriser l’existence d’organisations autonomes. Le fait que la loi de 1884 a été réservée au privé a joué dans ce sens. La circulaire Chautemps de 1924 a reconnu de facto le syndicalisme fonctionnaire qui ne s’est jamais totalement confédéralisé. Aujourd’hui encore, le séparatisme se manifeste. La FGAF a quitté l’UNSA et une FAFP s’est constituée en 2008.
II. L’échec du remembrement syndical par la loi
L’idéologie du dialogue social se diffuse en France avec une nouvelle intensité dans les années 2000. La nécessité de disposer d’interlocuteurs représentatifs (et « ouverts ») est admise. L’apparition de la FSU, de l’UNSA, de Solidaires, jette une suspicion sur la légitimité du Club des cinq et de la « présomption irréfragable de représentativité ». Comment promouvoir de façon crédible les accords contractuels par préférence à la loi, si ceux-ci sont signés par des forces minoritaires ?
Dans le prolongement de la refondation sociale, le MEDEF propose un remaniement des règles de la représentativité que la CFDT approuve et auquel la CGT se rallie. La position commune du 9 avril 2008 est transposée en loi pour le privé le 20 août 2008 et après les accords de Bercy dans la fonction publique, par la loi du 10 juillet 2010.
En modifiant les règles, les signataires de la position commune espéraient des reclassements en faveur des deux grandes forces CFDT et CGT. Les effets de la loi de 2008 ne se sont pas conformés aux attentes de ses promoteurs. Peu de rapprochements ont abouti. Le plus important concerne la SNCF. La FGAAC a rejoint la CFDT démantelée par le départ de Sud Rail. Localement de rares associations « alimentaires » selon l’adjectif d’Annick Coupé, se sont produites. Comme l’a établi une enquête de l’IRES « La représentation des salariés et la loi de 2008 sur la représentativité syndicale » (2014), les équipes syndicales condamnées par le seuil des 10% ont disparu sans rejoindre un autre partenaire.
La loi de 2008 n’a pas modifié le paysage syndical. En plaçant la représentativité sur une base électorale, elle a consacré la rivalité intersyndicale. La mesure de l’audience syndicale établie en mars 2013 confirme la représentativité interprofessionnelle des cinq centrales traditionnelles, CGT, CFDT, FO, CFE-CGC, CFTC. Flagrant, l’échec se comprend aisément. Le seuil de 8 % est trop bas pour entraîner la mise à mort de qui que ce soit. Le remembrement syndical ne saurait vraiment se produire sans un projet syndical qui donne sens à un rassemblement et domine à la fois les hostilités et les intérêts d’appareil.
III Des pistes pour sortir de l’éparpillement syndical
La division syndicale entraîne un triple coup. La faiblesse de la syndicalisation, la possibilité offerte au patronat ou aux gouvernements de multiplier les manœuvres, une incapacité ordinaire de peser dans la vie économique et sociale.
L’aspiration au « tous ensemble » existe chez les salariés et cette attente peut faciliter la sortie du statu quo que deux ouvrages récents envisagent, 21e siècle. Syndicalisme : cinq défis à relever, déjà cité, et Nouveau siècle, nouveau syndicalisme (Syllepse, 2013) coordonné par Dominique Mezzi. L’objectif de l’unité syndicale réclame un vaste débat et toute initiative pour le lancer est à appuyer. Il semble judicieux d’envisager une stratégie à deux versants. En premier lieu, l’unité d’action concerne l’ensemble des forces syndicales existantes. Joël Le Coq dans Nouveau siècle, nouveau syndicalisme propose la mise en place d’un Conseil permanent du syndicalisme français. L’idée qui se heurte à une double opposition, celle de la CFDT hostile à toute concertation avec les « ringards » de la contestation et de FO, allergique à toute entente avec Belleville la liquidatrice, n’en mérite pas moins d’être soutenue pour l’ambition qu’elle exprime d’une concertation intersyndicale durable.
En second lieu, il convient d’envisager aussi un processus de rapprochement organique des forces syndicales de transformation sociale. Entre la CGT, la FSU et Solidaires, un Comité de liaison unitaire syndicaliste ( CLUS) travaillerait à des propositions communes et à la construction d’une entente unificatrice. Les formes à trouver pour établir la confiance et surmonter les obstacles pratiques prendraient en compte les expériences de la CGT dans son accueil des cédétistes en 2003, du fonctionnement de la FSU en tendances et de Solidaires en décisions par consensus. Il ne s’agit pas de répéter 1936 ou 1943 mais d’innover, en procédant par étapes, en combinant pratiques communes (par exemple campagne partagée de syndicalisation) et de débats pour établir un projet collectif. Évidemment, cette démarche serait favorisée si la gauche de la gauche dépassait ses limites.
Sortir le syndicalisme français de sa faiblesse représente un enjeu considérable. L’immobilisme conduit à son aggravation. Inversement, une dynamique semble possible avec l’objectif d’une « CGT unitaire » et solidaire. Plus aisé à dire qu’à réaliser.
René Mouriaux, le 12 mai 2015.