La journée de lutte contre les ordonnances du 19 octobre n’était appelée que par la CGT et Solidaires, après l’échec de la réunion intersyndicale nationale, mais aussi après le succès de la grève de la fonction publique du 10 octobre dans un cadre d’unité syndicale complète. La mobilisation très relative du 19 octobre conduit à des interrogations. Pourquoi ce qui est possible dans la fonction publique ne le serait-il pas contre les ordonnances et le plan de 18 mois de démantèlement social annoncé par le président Macron dès le lendemain de son élection ?
Le politologue Jean-Marie Pernot a mis les pieds dans le plat dans son interview au quotidien Le Monde (20 octobre). Répondant à une question sur les raisons de l’échec intersyndical, il n’hésite pas à affirmer : Il n’y a pas eu d’action commune  « parce qu’ils n’en avaient aucune envie…Chaque centrale syndicale pense qu’elle peut se renforcer en se distinguant des autres ».
Une nouvelle intersyndicale nationale est prévue le 24 octobre et il serait terrible qu’il n’en sorte aucune décision. Mais la remarque de J.M.Pernot est pertinente, même si elle peut sembler exagérée pour les organisations qui poussent à se rassembler (FSU, CGT, Solidaires), ainsi qu’aux réseaux militants qui font tout ce qu’ils peuvent sur le terrain et dans les régions (Ile de France, Nantes…).
Le syndicalisme est perturbé par le macronisme, espèce politique nouvelle qui déplace les repères, modifie les enjeux d’alliance, tout en affichant clairement un chamboulement du système français de relations sociales et de protection sociale dans un plan de 18 mois. Ce plan était sur la table des responsables nationaux confédéraux dès les premières audiences à Matignon, en mai 2017. Tout y passe : ordonnances, sécurité sociale fiscalisée, retraites par points, allocations-chômages sous la coupe étatique, statut fonction publique mis en cause, et le tout dans un contexte austéritaire et de cadeaux aux plus riches. Macron veut montrer à Merkel que la maison France sait se « réformer » comme l’Allemagne l’a fait dans les années 2000.
Têtes à queue dans le syndicalisme et besoin de radicalité
Jean-Claude Mailly le répète abondamment : nous avons fait beaucoup de manifestations en 2016, mais nous n’avons rien obtenu. Donc, le secrétaire général de FO fait semblant de croire qu’en se montrant « négociateur », il va faire la part du feu, sauver quelques meubles, et surtout sauver la place de FO comme interlocuteur visible et reconnu, à l’heure où les syndicats sont maintenant mesurés de façon continue par la réforme de la représentativité de 2008. Il faut donc « se distinguer », comme le dit Jean-Marie Pernot.  Par ailleurs FO ne cherche nullement, comme la CFDT, à produire une vision générale de la société, même s’il y a longtemps que la direction CFDT accepte le cadre capitaliste libéral à l’intérieur duquel elle tente de fournir un projet d’aménagement formant une cohérence. FO est pragmatique, mais le réseau militant FO, qui refuse globalement le système libéral, a pris goût à l’unité d’action prolongée avec la CGT. D’où la contestation interne. Même à la CFDT, il semble y avoir une recomposition du réseau militant de terrain : peut-être un effet différé des mobilisations de 2016, ou d’évolutions profondes du salariat soumis aux violences antisociales et au mépris. En témoignent les interpellations de Laurent Berger lors du rassemblement des 10 000 cédétistes à Paris le 3 octobre (prévu initialement pour fêter la CFDT comme première organisation du secteur privé).
Nous sommes donc dans une phase de croisements des attentes dans le salariat ainsi que dans les secteurs militants du syndicalisme. Il y a un décalage entre la perception de gros dangers à venir et les réponses impréparées des grandes organisations à l’aube d’un quinquennat troublant. Ainsi le sondage Louis Harris sur la perception des ordonnances fait état d’un refus des Français progressant de 58% opposés en septembre à 65% en octobre (donc +7%), avec 31% estimant qu’elles n’auront aucun effet sur le chômage, principal argument du pouvoir. Mais du côté de certains sommets syndicaux, Macron avance très vite et menace les positions institutionnelles acquises. Les bases syndicales militantes ne regardent donc pas dans la même direction que les sommets. Les salarié-es sont également tiraillé-es. Ils et elles aspirent d’un côté à des améliorations concrètes et de l’autre côté se méfient des discours d’un pouvoir mal élu. La CFDT se renouvelle. Beaucoup de structures FO ne veulent pas d’un syndicalisme de simple « contrepoids ». Et dans la CGT, dans Solidaires, dans Front social, on s’exaspère des lenteurs de la situation.
Ainsi des structures départementales ou fédérales de la CGT estiment qu’il ne faut plus attendre les autres syndicats et demandent à leur direction d’être plus ferme pour l’action, sans toujours proposer des formes très précises. Politiquement et contre Macron, l’idée d’une nouvelle manifestation nationale sous égide syndicale est parfois émise, après celle de France Insoumise le 23 septembre. Mais syndicalement et contre les effets concrets des ordonnances, aucun secteur ne veut ou ne peut porter seul l’effort d’une grève reconductible : on cherche donc à généraliser les avancées obtenues par les routiers, par exemple chez les dockers ou dans la chimie, où une grève à dimension professionnelle se profile à partir du 23 octobre.  C’est là une logique syndicale tout à fait normale, comme l’était la grève du 10 octobre dans la fonction publique pour augmenter « l’indice des salaires », objectif parfois décrié injustement dans certains débats syndicaux.
De son côté, Front social peine à faire valoir nationalement son action, et tente de précéder tout le monde dans des annonces spectaculaires fédérant les préoccupations, comme une manifestation nationale le 18 novembre, juste avant la ratification parlementaire des ordonnances. L’Union syndicale Solidaires a également tenté de construire un cadre de mobilisations sous sa propre initiative, alors que la CGT marginalise Solidaires comme partenaire reconnu à égalité (21 septembre, 19 octobre).  La FSU maintient une vigilance d’unité la plus large possible, mais ne peut pas peser suffisamment dans les relations interprofessionnelles.
Des mobilisations de contestation politique
Les journées du 12 septembre, du 21 septembre, du 19 octobre mobilisent donc surtout les couches les plus militantes et politisées du syndicalisme. Celles qui se sont interrogées sur l’avenir de la gauche, ont empêché Hollande de se présenter, ont battu Valls, puis voté Mélenchon, mais se posent toujours beaucoup de questions. Ce sont probablement les mêmes secteurs les plus politisés qui ruent dans les brancards à FO et peut-être aussi dans la CFDT, et qui laissent espérer une reprise de l’unité d’action indispensable. Mais les lenteurs de ces processus ou les manques de clarifications à la hauteur des enjeux menacent la CGT de se replier sur ses propres forces, en poussant à une radicalité sans effet.
Comment agir dans un contexte de flou idéologique et politique ? Faut-il rester prudent ou laisser éclater sa colère sourde ? Le syndicalisme aurait besoin de définir quelques axes communs (par exemple la défense des CHSCT, la liberté syndicale partout, avec les doits afférant, la défense des chômeurs, le refus net des licenciements…) et de faire confiance à ses troupes sur le terrain. Une grande journée d’unité syndicale retrouvée, même un peu ambigüe sur les objectifs centraux,  aurait une signification qui dépasserait la simple juxtaposition des sigles. Elle éviterait le danger d’un repli sur une radicalité impuissante, et donnerait au contraire plus d’espace à la combativité pour se déployer. Toutes les équipes syndicales, professionnelles ou interprofessionnelles, locales ou nationales, peuvent agir dans ce sens. Tout le monde y gagnerait, quelles que soient les « distinctions » stratégiques au sommet.  Et pourquoi ne pas mettre ses « distinctions », ses désaccords, sur la place publique, avec des débats publics dans les villes, dans les journaux respectifs, afin que les salarié-es puissent se faire leur propre opinion ?
Mais les forces politiques ont aussi leur responsabilité propre pour jouer un rôle utile dans la poursuite de l’affaiblissement du pouvoir jupitérien.
La responsabilité des forces politiques
Des expériences existent pour que les forces politiques jouent tout leur rôle. La manifestation du 23 septembre à l’initiative de France Insoumise fut une réussite. Beaucoup de personnalités de gauche y ont pris part (Benoit Hamon, Pierre Laurent, etc), de même qu’Ensemble. Des contacts entre forces de gauche ont d’ailleurs eu lieu pour envisager une suite unitaire.
A Toulouse, un meeting unitaire le 19 octobre a réuni presque toutes les forces de gauche : EELV, Ensemble, GDS, PG, PCF, meeting d’abord introduit par des syndicalistes. Dans plusieurs villes, des rapprochements du même type existent, incluant parfois France Insoumise (Montreuil, Ivry sur Seine). Ensemble ! propose depuis septembre la mise en place d’une « convergence à gauche pour s’opposer à Macron ». Face à un président déjà très affaibli mais qui prétend enfumer tout le monde en disloquant la confrontation droite/gauche, une convergence publique des gauches opposées à son projet aurait un effet décapant. Elle créérait un climat qui faciliterait aussi les rapprochements unitaires dans le salariat.
De même, le Collectif Pour nos droits sociaux, créé à l’initiative de la fondation Copernic, et qui associe des syndicats, des associations et des forces politiques, trouverait une impulsion nouvelle dans le pays. Les forces politiques de gauche en sont partie prenante, mais elles semblent hésiter beaucoup trop à rendre clairement visible leur détermination à faire front commun. Alors même que des esquisses de cette entente existent entre leurs députés à l’Assemblée nationale (FI, Nouvelle gauche, PCF), contre les cadeaux fiscaux aux plus riches dans le budget 2018.
La convergence des forces de gauche permettrait aussi d’amplifier les propositions alternatives des unes et des autres, mettant la question politique du travail et de l’émancipation au centre du débat public, avec la réduction du temps de travail, et la lutte pour une société sans chômage.
Jean-Claude Mamet.