Macron et nos retraites : Pourquoi tant de haine ?

Cet article vise surtout à analyser la « pensée » de Emmanuel Macron en matière de retraite, mais aussi sur la Sécurité sociale au sens global. Derrière, se profile le projet de l’État néolibéral, que Macron n’hésite pas à appeler « nouvel État providence », au service du capitalisme moderne.

Depuis 30 ans (la loi Balladur de 1993, et même dès 1987 avec le ministre Philippe Seguin imposant l’indexation des retraites sur les prix et non sur les salaires), tous les gouvernements se font un point d’honneur à « réformer » le droit à la retraite. Réformer veut dire à chaque fois l’attaquer dans ses paramètres ou ses principes, bien sûr « pour la sauver », en prétextant qu’elle est financièrement à bout de souffle ou « injuste », comme le dit Emmanuel Macron. Celui-ci se fait fort de continuer cette « tradition ». Mais il est frappant d’un examiner le discours, totalement évolutif chez lui.

Dans la campagne électorale de 2017, E. Macron proclame qu’il va changer les choses avec « justice » : il se refuse à décaler l’âge légal fixé à 62 ans (œuvre de Sarkozy en 2010), mesure qu’il qualifiera comme « hypocrite » en 2019. Après plusieurs années de « concertations », il tente en 2019 d’imposer un système dit « universel » d’unification de tous les régimes sur la base du principe : un euro cotisé donne les mêmes droits, quel que soit le secteur où l’on travaille. C’est le système « à points », déjà pratiqué dans les régimes complémentaires fusionnés AGIRC-ARRCO qui servent de modèle ou de « cheval de Troie » (dès la fin des années 1940 pour l’AGIRC, la complémentaire des cadres). Il convient de décortiquer la philosophie de ce projet mort-né à la suite d’un mouvement social de grande ampleur qui a suffisamment retardé la décision jusqu’au début de l’épidémie COVID-19, où tout s’est arrêté. L’approbation de la loi par la procédure du 49-3 n’est pas allée au Sénat.

La « pensée » sociale du président Macron

Dans un discours solennel au Parlement (les deux chambres réunies à Versailles) en juillet 2018, E. Macron définit un nouvel « État providence émancipateur, universel », avec « les mêmes droits et les mêmes devoirs pour tous ». Cela signifie pour lui ne pas « protéger nos concitoyens selon leur statut ». Il défend devant la Cour des Comptes la possibilité de passer « du public au privé, du salariat à l’entrepreneur et inversement » (janvier 2018). Au-delà des formules reprenant habilement l’imaginaire des droits universels, il s’agit de passer à la moulinette la construction historique des systèmes de Sécurité sociale., et d’abandonner leur ancrage dans la lutte politique et sociale de l’après-guerre, où se constitue (1946) le Régime général interprofessionnel et celui des fonctionnaires. Macron disqualifie la terminologie horrifique du « statut » pour en souligner l’aspect étriqué, corporatiste. Il ajoute aussi la fable des « 42 régimes » de retraite pour bien montrer le côté archaïque et passéiste des syndicats (en réalité il n’y a guère que 4 ou 5 régimes couvrant 98% des prestations).

Mais on le voit, il s’agit bien chez Macron de continuer un « État providence », et dans cette image, le mot État est très important. On se tromperait en effet à croire que les gouvernements veulent brutalement généraliser des systèmes de fonds de pension à l’américaine. Ils s’en défendent parce que leur but immédiat est de reprendre le contrôle politique sur cette très vaste partie de la valeur économique ou de la richesse nationale dévolue à la Sécurité sociale, au travers des branches maladie, retraites, allocations familiales, accidents du travail. On doit inclure le chômage et la « pauvreté » (avec le RMI en 1988-89), même si l’histoire institutionnelle est différente. Le régime presque unifié et interprofessionnel mis en place à partir de 1946 (les allocations familiales sont gérées à part sous des pressions familialistes et patronales), à base de cotisations et de prestations socialisées mobilise en effet 38% de la richesse produite (ou du PIB selon la Cour des Comptes). C’est beaucoup d’argent (plus de 800 milliards, plus que le budget de l’État), mais c’est surtout une irruption de pouvoir populaire sur la création de valeur, pouvoir que très vite le patronat s’est efforcé de récupérer avec l’aide de l’État.

État social et « capitalisme politique »

Comme l’explique l’économiste Nicolas Da Silva, « avec sa réappropriation par l’État, le régime général devient étranger aux intéressés qui tendent à l’assimiler à une politique sociale comme une autre » (lire : « La bataille de la Sécu », La fabrique éditions, 2022). Il étudie surtout la branche maladie, mais le raisonnement est le même pour toutes les autres branches et notamment la retraite. Selon la Cour des comptes, le financement par des cotisations est passé de 90% en 1980 à 50% environ en 2019. Pour les retraites du régime général, il reste cependant à 65%. La CSG (classée comme un impôt) a remplacé les cotisations pour le chômage et la maladie, ce qui distancie socialement la représentation de ces droits, devenant des « attributs de l’État social » (Da Silva). Pour les droits des chômeurs, cela ne facilite pas la solidarité. Pour la santé, la situation n’a plus rien à voir avec l’appropriation collective mise en place dans les années d’après-guerre (avec des institutions gérées an partie par le mouvement syndical jusqu’en 1967 : caisses, maternités…).

Nicolas Da Silva reprend à son compte le concept de « capitalisme politique » pour décrire le nouveau régime de l’État social, surtout depuis les décennies néolibérales. Il s’agit de faire oublier des mémoires collectives l’idée qu’une sécurité sociale, historiquement arrachée au patronat par des mutuelles embryons de syndicats, puisse être une création des travailleurs et travailleuses, et capable de s’autogérer. Emmanuel Macron est celui qui va le plus loin dans ce démantèlement sémantique de la Sécu historique. Il a fourbi un vocabulaire (en partie issu du gaullisme « social ») et un arsenal de mesures qui visent à combattre le salaire, les cotisations, la socialisation, pour les remplacer par des « dividendes salariés », des primes, des boucliers, des expédients. Ces systèmes sont en grande partie financés par l’État, donc les contribuables, ce qui déresponsabilise les entreprises et assèche sciemment le financement social déclaré ensuite « déficitaire ». En effet ces primes diverses ne produisent aucune cotisation. C’est ce que montre très bien l’économiste Mickael Zemmour dans une tribune dans Le Monde du 22 juillet 2022 : La prime Macron « creuse volontairement le déficit de la Sécurité sociale ».

Ces mécanismes tendent à considérer les travailleurs et travailleuses comme des facteurs de production comme le capital. C’est très clair pour le « dividende salarié » en débat aujourd’hui, parallèle au dividende des investisseurs, et qui pourrait se substituer au salaire. C’est pourquoi la réforme Macron avortée de 2019 était basée sur l’imaginaire de la gestion individualisée de « SA retraite » par un investissement en points, en achats de droits thésaurisés. Chacun et chacune gère son portefeuille de points et peut décider son affectation future : partir à tel âge ou continuer à travailler pour accroitre son pactole. À terme, il n’y a plus de risque de « déficits » dans ce système, puisque le « risque » est transféré aux personnes.

Mais Macron a dû renoncer. Et maintenant, comment interpréter son nouveau projet ? Il s’assimile à une volonté de capture étatique sur les 340 milliards de la branche vieillesse, afin de faire baisser leur poids dans la richesse nationale. C’est exactement la même logique que les lettres de cadrage envoyées aux « partenaires sociaux » pour changer les règles de l’assurance-chômage : on leur demande d’adopter des règles prédéfinies pour aboutir à une conclusion d’économies sur le dos des chômeurs et chômeuses. L’étatisation de l’assurance-chômage est quasiment achevée. Le « capitalisme politique » revient à une étatisation sur « social » au service du capitalisme néolibéral.

Macron 2022 : une mainmise sur les retraites

En 2022, Macron ne s’embarrasse plus de renouveler le vocabulaire. N’ayant pas pu changer le système dans son premier quinquennat, il est maintenant coincé vis-à-vis des règles européennes qui l’obligent à revenir aux déficits publics « raisonnables » d’avant la crise COVID (planification vers les 3%). De plus, ses propres ambitions politiques en Europe l’incitent aussi à faire preuve d’autorité. Enfin, l’absence de majorité à l’Assemblée nationale l’oblige à tester très vite si ce totem de son deuxième quinquennat a des chances de passer, ou s’il faut prévoir une dissolution.

Pressé, hargneux, Macron revient totalement sur sa promesse en 2017. Il prône donc sans vergogne le passage à 65 ans ou alors l’allongement de la durée de cotisation pour obtenir le taux plein, ce qui revient presque au même (aujourd’hui le taux plein exige de dépasser les 62 ans). Le cadre juridique de cet allongement provient de la ministre socialiste Marisol Touraine en 2013-14. A l’époque la CFDT l’avait cautionnée, ce que son congrès de juin 2022 écarte maintenant clairement (s’il est respecté !). Il suffirait donc d’accélérer l’application de la réforme Touraine. Mais pour le justifier, le ministre du travail Olivier Dussopt est chargé de tordre assez fortement le nouveau rapport du Conseil d’orientation des retraites (COR) publié en septembre 2022. En voici quelques aspects :

  • Une dramatisation injustifiée : le discours gouvernemental fait dire au COR ce qu’il ne dit pas vraiment, et notamment que le système serait en déficit croissant jusqu’en 2070. La conclusion du rapport du COR, même s’il admet un « déficit » limité à partir des années 2030, n’est pas ambigüe : « Les résultats de ce rapport ne valident pas le bien-fondé des discours qui mettent en avant l’idée d’une dynamique non contrôlée des dépenses de retraite. » L’épouvantail des déficits n’est en fait rien d’autre que le refus d’admettre que les régimes socialisés de Sécurité sociale sont des flux de valeur, qui peuvent s’ajuster par une gestion démocratique du paramètre des ressources (cotisations) et donc de choix de société (par exemple l’égalité salariale femmes/hommes, mise en avant depuis des décennies mais jamais résorbée alors qu’elle apporterait un surplus de recettes).
  • Un bon niveau de vie des retraités qui dure trop longtemps : la propagande anti-sécurité sociale insinue l’idée que les retraités captent une part croissante de la richesse nationale, notamment à cause de la durée de vie qui se prolonge. Or ce n’est plus aussi vrai maintenant. Et surtout cela ne tient pas compte des inégalités de « bonne santé » à la retraite, selon la pénibilité ses métiers exercés. Mais là encore, le COR explique que « le niveau de vie des retraités comparé à celui de l’ensemble de la population serait compris en 2070 entre 75,5% et 87, 2% contre 101,5% en 2019 ». Autrement dit il baisserait entre 13% et 26% (selon le niveau de productivité anticipée du travail : élevé ou faible). Tout cela est dû en large partie aux réformes antérieures, notamment l’indexation des retraites sur les prix et non sur les salaires, qui constitue une mesure particulièrement lourde depuis 1967. Le « taux de remplacement », c’est-à-dire le rapport entre la première retraite et le dernier salaire ne va pas cesser de se dégrader. Il s’agit-là d’un paramètre décisif.
  • Alignement des dépenses publiques sur les critères européens : on touche ici au cœur du dispositif Macron-Dussopt. D’une part le budget de l’Etat participe au financement des retraites, ne serait-ce que pour celles des fonctionnaires. D’autre part, le total des dépenses publiques inclut bien sûr celles (socialisées) de la sécurité sociale selon les critères de la surveillance européenne des Etats. Le COR fait alors remarquer que selon les objectifs affichés du gouvernement en direction de la Commission européenne, « la croissance des dépenses publiques devrait se limiter à 0,6% entre 2022 à 2027 ». Or les retraites « représentent un quart de ces dépenses publiques », mais en projection, elles pourraient progresser de 1,8% jusqu’en 2027, donc trois fois les engagements du gouvernement. C’est donc là un bloc de dépenses élevées, non pas pour l’équilibre du système (pas vraiment menacé), mais pour les règles européennes. C’est pourquoi le COR commente pudiquement que « selon les préférences politiques, il est parfaitement légitime de défendre que ces niveaux son trop ou pas assez élevés »…
  • « Un définancement de la Sécu » : l’expression est utilisée par l’économiste Mickael Zemmour (dans une tribune publiée par Attac). Le gouvernement a tout fait, dans les mesures publiques pour le « pouvoir d’achat », pour contourner le salaire et les cotisations. Il compte poursuivre ce « définancement » pour les dépenses de retraites. Il utilise en effet un argument nouveau pour justifier sa réforme : il y a besoin de financer l’éducation, les soignants, le recrutement de policiers, etc. Bruno Lemaire ajoute même le financement des cadeaux aux entreprises, comme la fin des impôts de production (10 milliards, soit à peu près l’ordre de grandeur des déficits qu’il faudrait colmater). Tout cela suscite une interrogation : peut-on capter le budget retraites pour autre chose que les retraites ? Non, a cru bon de préciser le ministre Olivier Dussopt (à France Inter) : « pas un euro de cotisation ne servira à autre chose que les retraites ». Mais on voit bien le rêve gouvernemental : l’État social veut mettre la main sur l’ensemble des dispositifs socialisés, en les déconnectant du salariat et des institutions historiques. C’est un enjeu financier, mais en même temps un « enjeu de pouvoir », comme l’explique Nicolas Da Costa dans son ouvrage sur la « Sécu ». Sur l’assurance-maladie, la passation de pouvoir, notamment en direction des mutuelles, des assurances, est largement entamée. Sur les retraites, il reste du chemin. C’est pourquoi le discours devient : « travailler plus ». Mais à quel prix ?
  • Travailler plus, ça rapporte ! Non seulement le travail produit de la valeur appropriable (on le savait !), mais si on travaille jusqu’à 65 ans, on passe moins de temps à profiter du salaire socialisé que représente la retraite. D’autant plus que la durée de vie en bonne santé et en retraite ne progresse plus. Elle est par ailleurs très inégale selon le niveau de revenu et les travaux effectués, avec des écarts allant jusqu’à 13 ans entre un ouvrier et un cadre supérieur. On sait par ailleurs que le patronat n’hésite pas à se débarrasser des salarié-es improductifs autour de 60 ans. Selon une étude de 2018 de la DREES (Direction de recherches sur la santé) citée par la CGT, entre 53 ans et 69 ans, 39% des personnes sont en emploi, 50% à la retraite, et 11% ni l’un ni l’autre, soit une situation de précarité (et 66% sont des femmes). Le journaliste Dan Israël révèle dans Mediapart du 8 novembre 2022 que Philippe Martinez (secrétaire général de la CGT), qui envisage de reprendre en 2023 son travail à Renault à 61 ans, a reçu une lettre de la direction l’incitant à partir avec une prime de 125 000 euros !
Reconquérir une Sécurité sociale universelle

Le nouveau projet d’Emmanuel Macron est tellement grossier, à l’heure où de nombreuses grèves se multiplient sur les salaires, qu’il est déjà très impopulaire, alors que la retraite à points avait mis du temps à être comprise. Ce constat plaiderait pour exiger un référendum en accompagnement des mobilisations à venir.
Mais s’il faut faire barrage à nouvelle régression, il convient aussi de travailler à des propositions alternatives basées sur la prolongation de la socialisation des salaires et une gestion démocratique. Celles-ci pourraient comprendre :

  • La mise en avant d’un taux de remplacement, pour tous les régimes, au moins égal à 75% du salaire brut, avec un plancher au SMIC. À 60 ans pour toutes et tous.
  • La retraite n’est pas un « accompagnement social », mais une prolongation du salaire pour permettre une vie libérée du travail contraint et participer à la transformation de la société. Par exemple dans des SCOP, des entreprises d’utilité collective ou écologiques, des associations et syndicats.
  • La mise en place du Régime général interprofessionnel de 1946 concernait à la fois la retraite et la santé. C’était et cela doit redevenir une exigence d’institution commune de socialisation universelle des droits (englobant les mutuelles et complémentaires), un déjà-là émancipateur ouvrant des pouvoirs collectifs. Le travail prend ainsi un nouveau sens, à consolider dans la gestion collective (élections rétablies à la sécurité sociale) et la délibération quotidienne dans les entreprises, avec du temps libéré.
  • Pour financer les retraites dès aujourd’hui : et si on essayait d’augmenter les salaires et les cotisations ? C’est le seul paramètre que les pouvoirs publics n’envisagent jamais. Selon Christiane Marty (Attac), qui cite une simulation du COR, « il suffirait d’une hausse du taux de cotisation comprise entre 0,2% et 1,7% » pour « équilibrer les finances pour les 25 prochaines années ». De plus, une vraie égalité salariale femmes/hommes apporterait de 5 milliards à 10 milliards d’euros, en plus de garantir aux femmes, ayant des carrières hachées, un droit direct à la retraite qui ne soit pas amputé de 40% par rapport à la moyenne de celle des hommes.

Jean-Claude Mamet.

Le 10 novembre 2022.