Le 8 mai 1945, à Sétif, une manifestation revendiquant le droit de l’Algérie à l’indépendance, tourna à l’affrontement. À Guelma, elle fut interdite. Des dizaines de morts français et algériens furent à déplorer. Ce fut le prélude à d’abominables tueries qui s’abattirent sur l’Algérie dans les jours suivants. Partie 1/2.
Mai 1945. Sétif, Kherrata et Guelma 1/2
Massacres en Algérie
Par Jean-Paul Bruckert. Le 2 juin 2025. Paru dans ContreTemps, revue de critique communiste, 65, avril 2025, p. 140-151
Il y a 70 ans, le 8 mai 1945, alors que les Alliés obtenaient la capitulation de l’Allemagne Nazie, se déroulaient en Algérie de tragiques événements. À Sétif, une manifestation revendiquant le droit de l’Algérie à l’indépendance, tourne à l’affrontement entre forces de police et Européens d’une part, manifestants d’autre part. À Guelma, la manifestation interdite, eut des effets immédiats plus limités. Si des dizaines de morts sont à déplorer en ce 8 mai tant du côté français que du côté algérien, ce n’est qu’un prélude aux abominables tueries qui s’abattront sur l’Algérie dans les jours suivants.
Des événements tragiques

À Sétif (près de 40 000 habitants dont 8 500 Européens), à la suite de la dispersion de la manifestation il y eut, dans la seule journée du 8 mai – en fait en pratiquement une heure – 61 morts (28 Européens – dont 9 par armes à feu et 10 par armes blanches – et au moins 33 « musulmans » – du fait de la police ou d’européens armés – car tous ne furent pas enregistrés). La manifestation des Algériens avait été autorisée à condition de ne brandir ni drapeaux algériens ni banderoles. Tout dégénère lorsque la police tentant d’arracher les drapeaux provoque une bagarre générale qui met le feu aux poudres. Des coups de feu éclatent. La police ? Des manifestants encadrant le jeune porte-drapeau ? Ordre de dispersion, reflux vers le centre-ville et le marché où sont accourus comme tous les mardis des milliers de fellahs de la région. Au cri de « el jihad fi sabil Allah»1Guerre sainte au nom d’Allah – entendu par les manifestants et les fellahs – la bataille se déclenche, au moyen d’armes de toutes sortes, mais le plus souvent de gourdins (debous). Une « folie meurtrière s’empare des ruraux non encadrés ». Elle dure une partie de la matinée, avant que les forces de l’ordre ne reprennent les choses en main.
À Guelma (20 000 habitants dont 4 500 Européens en majorité italiens, maltais ou juifs) et sa région, le scénario fut quelque peu différent : un foyer de nationalisme dans une population descendant des tribus déplacées à la suite de la révolte de Mokrani (1871), un sous-préfet convaincu des vertus de la force, le décalage avec Sétif qui fait que la manifestation ne s’ébranle qu’à 17h et est presque immédiatement bloquée.
Dans les campagnes, entre le 8 et 11 mai, la nouvelle des évènements en ville déclenche – dépassant les consignes du PPA – le soulèvement des tribus des massifs montagneux qui s’en prennent aux fermes isolés et centres de colonisation. Les ruraux attaquent des fermes, des centres isolés ou des individus de rencontre. « Cette absence d’organisation permet les violences les plus atroces et aussi les répressions les plus féroces » (Rey-Godzeiguer). À Perigotville (Aïn El Kébira) onze français sont tués.
À Kherrata – où la cérémonie s’est déroulée sans incident – les familles sont regroupées en dehors du village au Château-Dussaix, prêtes à soutenir un siège. De fait, la commune est assiégée le 9 et les insurgés pénètrent dans le village et tuent tous ceux qu’ils rencontrent. Au total, dans la région de Sétif et celle de Guelma, le 8 mai et les jours suivants, du fait des manifestations urbaines et des actions visant les fermes européennes, 102 Européens perdront la vie.
Les événements ne concernent pas tout le nord Constantinois2Le quadrilatère Bougie – Sétif – Souk-Arras – Bône (Annaba). mais seulement les zones entourant les villes de Sétif et Guelma. Avec cependant des avancées parfois cependant significatives : jusqu’à une dizaine de km de Bougie (Béjaïa) et une quinzaine de Djidjelli (Jijel) dans un cas, dans l’autre jusqu’à une trentaine de km de Philippeville (Skikda) et une quinzaine de Souk Arras. Pour plus de précisions, on se reportera aux très précieuses cartes (Rey-Golzeiguer) retraçant à la fois la progression des insurgés et en réaction celle des troupes françaises dans les zones concernées.
Dès lors, et sur une grande partie du mois de mai, se déploie sans grand frein, avec occasionnellement des moyens considérables, notamment dans la région de Sétif (aviation et même, dans le golfe de Bougie, marine), du fait de l’armée (gendarmerie, légion, tirailleurs sénégalais, tabors marocains, tirailleurs algériens), une répression massive. C’est dire que, même si les « dissidents » ne représentaient tout au plus que 4 à 5% de la population totale des régions troublées, douars et mechtas ne furent pas épargnés et que des familles entières furent décimées.
Au moins 2 000 morts dans la région de Sétif dont 400 à Kherrata, et peut-être 700 dans la région de Chevreul (Beni Aziz).
À Guelma – c’est là une distinction de taille par rapport à Sétif – s’est constituée, dès le 14 avril, à l’initiative du sous-préfet Achiary, une milice civile. Si elle a écarté la menace qui pesait sur la ville, c’est du côté européen qu’il faut chercher les auteurs des premiers coups de feu. C’est seulement après que les ruraux et les montagnards s’en prennent aux Européens isolés. Les miliciens, quant à eux, se livrent ensuite à d’innombrables et abominables exécutions sommaires dont l’ampleur fait de Guelma un cas à part : 447 fusillés selon les archives du PPA (M. Kaddache et A. Tabet cités par R. Vétillard) dont les cadavres ont été enterrés, puis brûlés pour échapper à l’enquête ! « Guelma 1945. Une subversion française dans l’Algérie coloniale » peut ainsi titrer J-P. Peyroulou, prenant acte de « l’originalité du scénario guelmois » (Rey-Golkdzeiguer) ! La purge représenta 13% de la population adulte masculine et 25% des 25-45 ans. 79% des morts avaient entre 15 et 45 ans.
Ces représailles massives, démesurées, aveugles (dans la région de Sétif), qui s’alimentent tout à la fois à la haine suscitée par la peur, à la volonté de punir collectivement les douars ou mechtas, suspectés ou non d’ailleurs, d’avoir compté des insurgés, au désir d’éradiquer toute volonté de révolte, font des milliers de morts (hommes, femmes et enfants, jeunes et personnes âgées exécutées sommairement).
Si le bilan des morts européens, 102 tués – dont 80% dans les petites communes et centres de colonisation – ne pose pas de problèmes particuliers, il n’en va pas de même en ce qui concerne les victimes dues aux opérations de dégagement des villages ou des fermes, et les victimes des représailles. Ce dernier bilan ne sera probablement jamais connu avec exactitude, car il n’y eut que rarement des décomptes précis.
Comme à l’accoutumée, il revient aux historiens d’en tenter une approche raisonnée. Ils s’accordent pour récuser d’une part aussi bien le bilan officiel de 1 165 morts donné par les autorités en 1946 que celui d’environ 1 500 morts émanant du ministre de l’Intérieur Adrien Tixier, que celui d’autre part avancé par les nationalistes à l’époque, d’ailleurs fluctuant, 35 000 pendant un temps, puis 40 000 et enfin à parti de 1951, 45 000 morts, chiffre devenu canonique, repris ensuite par l’histoire officielle algérienne3« La Fondation du 8 mai 1945 » avança même en mai 2005 le chiffre de 80 000 morts.. « Avec la conviction des victimes face au bourreau. 45 000 morts, tel est le chiffre officiel qui tous les ans, à la date commémorative, alimente les chroniques du souvenir auxquelles vient se ressourcer le nationalisme algérien.
L’ensemble des Algériens puisent leur ressentiment dans la version d’un génocide perpétré volontairement à la suite d’une provocation colonialiste. » (Habib). Ce qui était – c’était légitime – un chiffre destiné à alerter l’opinion internationale sur l’ampleur des massacres, ne peut être considéré comme tabou. Peut-on risquer un ordre de grandeur ? « La seule affirmation possible, c’est que le chiffre dépasse le centuple des pertes européennes et que reste dans les mémoires de tous, le souvenir d’un massacre qui a marqué cette génération » (Mohammed Harbi). Au moins 10 000, soit une proportion d’environ cent Algériens pour un Européen ! Cela dit assez la démesure des massacres.
Le contexte : une effervescence politique inédite
- Un haut lieu du nationalisme algérien

Messali Hadj
« Terre d’élection des révoltés depuis dix-sept siècles », c’est ainsi que Charles-André Julien définit le quadrilatère constantinois. C’est une région de passage entre l’est et l’ouest. Elle est constituée de hautes plaines situées entre l’Atlas tellien (Babors au Nord, 2 204 m.) et l’Atlas saharien qui tend dans la région à se confondre avec lui. C’est une terre fertile, mais sujette aux aléas climatiques (la sécheresse surtout). C’est aussi une terre de grande colonisation, terre de séquestres à la suite de la révolte de Mokrani mais aussi terre de reconquête des terres perdues. C’est le lieu de passage de l’achaba4Migration annuelle vers le nord des nomades avec leurs troupeaux., zone économiquement et culturellement dynamique autour des deux métropoles Bône et Constantine. Dans cette région, les Européens sont une petite minorité (entre 11 et 13% dans la région de Sétif, entre 6 et 9% à Guelma), noyés dans les reliefs, Algériens écartelés entre la ville et la campagne. Si Guelma est totalement arabophone, la région de Sétif est peuplée pour sa part de berbérophones (Kabyles au nord et à l’ouest et, à la marge, Chaouis au sud-est) et, entre les deux, d’arabophones.
Cette région est surtout un haut-lieu d’un nationalisme algérien dont Sétif serait la capitale. Les Oulémas5Théologiens, docteurs de la loi. ont leur centre à Constantine qui est le lieu de naissance de leur mouvement. C’est là que le cheikh Ben Badis a fondé, en 1931, l’« Association des Oulémas musulmans algériens ». Si, quant à lui, le PPA de Messali Hadj, clandestin, n’y est pas né, il y est fortement implanté. Fort de son implantation dans les villes (à Guelma on compte 4 292 militants cotisants aux AML encadrés dans les 12 sections du PPA), il gagne de proche en proche les campagnes. Constitué de jeunes militants, il est incarné par le docteur Lamine Debaghine qui en fait une organisation de combat et jouit d’un grand prestige à Sétif.

Mais c’est surtout l’aura et le respect dont jouit à Sétif et sa région le pharmacien Ferhat Abbâs qui font de Sétif la « capitale du nationalisme ». Avec son journal « Égalité » qui jouit d’une bonne diffusion – 15 000 exemplaires en décembre 1944 – Abbâs défend une politique d’union. Interdit de prises de parole en public, il fait des conférences dans des espaces privés qui attirent un public nombreux et apparaît, avec Messali Hadj, comme une figure emblématique du nationalisme algérien.
L’insurrection à l’ordre du jour ?
Comment expliquer une pareille tragédie ?
La Charte de l’Atlantique (août 1941) qui proclame le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, la perspective ouverte par l’ouverture d’une conférence à San Francisco sur l’Organisation des Nations Unies (avril-juin 1945), la victoire sur le nazisme et l’affaiblissement de la puissance de la France, défaite en 1940, la fondation de la Ligue arabe (mars 1945), laissent espérer par les Algériens une prise en compte de leurs revendications. D’où l’idée, diffuse dans la frange la plus radicale d’un nationalisme algérien rassemblé depuis la parution (en février 1943) du Manifeste du peuple algérien de Ferhat Abbâs qui proposait la constitution d’une République algérienne associée et fédérée à la France, que l’indépendance est à l’ordre du jour. Mais, devant le refus du gouverneur général – le général Catroux – de le prendre en compte, Abbâs créa le mouvement des AM6Amis du Manifeste et de la libertéL en mars, 1944. Si à la base, les AML sont de plus en plus pris en main par la frange la plus populaire, la plus radicale et la mieux organisée du nationalisme, le PPA7Parti populaire algérien fondé en 1937 à la suite de l’interdiction de l’Étoile nord-africaine. Interdit à nouveau en 1939. (« Parti populaire algérien ») de Messali Hadj, un compromis entre les différentes parties prenantes, le cheikh Ibrahimi (Oulémas), Ferhat Abbas et Messali Hadj, assure une unité qui se fait sur l’idée d’autonomie d’une « république algérienne fédérée à la France ».
Y a-t-il eu, avant le 8 mai, un ordre d’insurrection générale lancé par la direction du PPA ? La réponse est non. Si la direction du PPA, surprise par les événements et dépassée par les cadres locaux, ne délivre que tardivement un mot d’ordre formel d’insurrection (pour la nuit du 23 au 24 mai), il est finalement presque immédiatement rapporté. Pour les cadres locaux du PPA de Messali Hadj cependant, l’heure est venue d’une insurrection pour arracher l’indépendance. La pression est d’autant plus forte que les difficultés économiques rendent la vie très difficile. La colère est d’autant plus grande que Messali, qui a tenté de s’évader de sa résidence surveillée, a été repris et arrêté, puis déporté à Brazzaville (23 avril). Cette décision, même si Messali conscient des difficultés d’une insurrection fait échouer le complot des activistes, ne fait que renforcer les durs du PPA. Bref, « la voie est libre pour tous les boutefeux » (A. Rey-Goldzeiguer). Mais d’un autre côté, parmi les autorités coloniales, conscientes de l’exaspération des masses algériennes, certains sont décidés à agir pour démanteler le PPA. Ils réussiront d’ailleurs à le faire en partie après les incidents du 1er mai. Le climat insurrectionnel qui prévaut n’est donc pas sans avoir joué un grand rôle dans la mobilisation des citadins et des ruraux et dans l’effervescence, perceptible dès les manifestations du 1er mai, qui s’empare de toute l’Algérie et se cristallise particulièrement dans les régions de Sétif et de Guelma.
Au fond, une oppression coloniale devenue insupportable
In fine, c’est l’attitude de la France, restée sourde aux revendications nationales portées depuis de nombreuses années par les mouvements nationalistes, crispée sur le maintien du statu quo – l’Empire est le gage de sa puissance – qui explique, dans ce contexte, une explosion de colère urbaine et rurale. Elle prend tantôt la forme d’une insurrection organisée, tantôt celle d’une jacquerie, tantôt celle d’un djihad. Une violence qui ne fait que renvoyer à la violence d’une oppression coloniale qui n’a que trop duré et à laquelle le peuple algérien entend mettre fin. L’ordonnance du 7 mars 1944, reprenant en fait le projet Blum-Violette, conférait certes la citoyenneté à une élite sans qu’elle doive renoncer à son statut personnel, mais c’est trop peu, c’est beaucoup trop tard et c’est même dépassé, car les Algériens sont désormais au-delà. C’est donc très largement repoussé par eux.
Faim de terre d’une masse paysanne qui n’en peut plus de cultiver des lopins insuffisants pour nourrir une famille, rêve de chasser les colons et de recouvrer des terres qui lui ont été ravies. Exaspération des masses urbaines instruites devant les inégalités d’accès aux emplois publics ou de représentation dans les institutions politiques. Rancœur du fait de l’inégalité dans l’accès à l’instruction. Colère des déshérités urbains, auxquels la sous-industrialisation n’offre que très peu d’emplois, ou des laissés pour compte ruraux que la croissance démographique expose à un chômage massif. Rage des militants devant les réponses dilatoires ou les silences opposés par les autorités à la demande de reconnaissance de l’identité algérienne et de son droit à l’indépendance. Telles sont, au-delà de l’engrenage immédiat des événements, les causes profondes d’une mobilisation sans précédent d’une grande partie du peuple algérien et les raisons des actions menées dans les régions de Sétif et Guelma.
Bref, loin de la thèse compassionnelle qui voudrait que « le peuple algérien n’a fait que subir en victime innocente une sanglante répression, un complot machiavélique », nous sommes ici dans une autre perspective, celle qui consiste à « dire qu’il a été aussi l’auteur des événements, même s’il a payé le prix du sang, le prix de la liberté par des dizaines de milliers de victimes » (R. Ainad-Tabet). Ce qui restitue le peuple algérien dans son rôle d’acteur de sa propre histoire et de sa révolte dans la longue durée d’une domination plus que séculaire.
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Notes
- 1Guerre sainte au nom d’Allah
- 2Le quadrilatère Bougie – Sétif – Souk-Arras – Bône (Annaba).
- 3« La Fondation du 8 mai 1945 » avança même en mai 2005 le chiffre de 80 000 morts.
- 4Migration annuelle vers le nord des nomades avec leurs troupeaux.
- 5Théologiens, docteurs de la loi.
- 6Amis du Manifeste et de la liberté
- 7Parti populaire algérien fondé en 1937 à la suite de l’interdiction de l’Étoile nord-africaine. Interdit à nouveau en 1939.