Notre camarade Vincent, actuellement à Mayotte, nous a fait parvenir – avant les déclarations de Darmanin – un article sur l’actualité de la situation et des mobilisations dans l’île. Il montre comment la départementalisation jusqu’ici refusée par l’État est maintenant au centre des griefs d’une partie substantielle de la population. À suivre !

Mayotte : entre xénophobie et départementalisation

Par Vincent Buard, le 7 février 2024

L’actualité de cette petite île s’est rappelée à l’hexagone depuis la tournée des médias parisiens d’Estelle Youssoufa en 2022.

Cette dernière, fraîchement élue à l’assemblée, n’avait pas hésité à parler de « hordes de centaines de jeunes de 14 ans, armés de machettes ».

Balayant les rares commentaires nuancés de journalistes se référant à des rapports d’associations présentes sur place comme la CIMADE ou la Ligue des Droits de l’Homme, elle les reléguait dans l’« écosystème des sans-papiers ». Elle se présentait comme étant élue, elle, pour défendre les Mahorais. Elle connaissait la réalité du terrain face à des journalistes qui n’y étaient jamais allé·es, et a pu ainsi faire le tour des médias nationaux en leur assurant du sensationnalisme ad nauseam.

Il fallait, quelques mois après le meilleur score du R.N. aux présidentielles, lier la délinquance à l’immigration et expulser tous les sans-papiers. La théorie de l’« appel d’air » avait été essayée plus qu’ailleurs par les élu·es du département le plus à droite de France, depuis de nombreuses années.

Comment se faisait-il que, malgré un assèchement des visas de travail, des naturalisations (zéro en 2022, au grand plaisir de Kamardine, député L.R., contre auparavant plus de 5 000 annuellement !), un S.M.I.C. à 8 euros/heure – contre 12 en métropole –, un R.S.A. moitié plus bas – 289 euros pour une personne seule –, ces migrants continuaient à affluer ?

Taudis et bangas à Kawéni à Mayotte

Taudis et « bangas » à Kawéni à Mayotte

Le gouvernement lança ainsi l’opération Wuambushu en 2023, dont l’objectif était d’expulser 20 000 migrant·es sans papiers. Ce fut alors l’explosion d’un barrage collectif dans l’esprit des Mahorais, le complexe du racisme, du bouc émissaire trop facile puis des persécutions de masse. L’État leur donnait raison, alors pourquoi se taire ?

Cette opération échoua1Mayotte : Les résultats décevants de l’opération Wuambushu pour plusieurs raisons dont :

  • l’absence de respect des lois de la République : logements proposés, insuffisants en nombre et en qualité, alors qu’ils étaient pourtant limités aux seuls Mahorais ou Comoriens en règle !
  • l’évident refus des Comores de coopérer avec une expulsion de masse inhumaine et contraire aux lois internationales. Il faut rappeler que l’O.N.U. considère toujours Mayotte comme comorienne !

Cette opération n’avait pas fini d’échouer que la crise de l’eau éclatait.

Le manque d’eau s’annonçait depuis 2014. En 2016, le Bureau des Ressources Géologiques et Minières identifia 26 forages à effectuer. L’État refusa de mettre la main à la poche. La multinationale de l’eau, Vinci, gérait le réseau depuis plus d’un quart de siècle. Les élu·es locaux·ales laissèrent pourrir la situation.

L’usine de dessalement de l’île ne fonctionnant qu’à 25% de sa capacité, c’est, pour l’essentiel, sur des retenues collinaires que l’approvisionnement de Mayotte repose. Or 30 % de l’eau de ces deux petits lacs artificiels s’évapore, et une fuite de 30 à 40% de l’eau dans les canalisations s’y ajoute. Le consommateur·rice ne reçoit donc qu’un tiers de l’eau stockée !

Qu’une saison sèche soit trop longue, succédant à une saison des pluies avec peu de précipitations et le déficit se creuse. Au fil des ans, les retenues collinaires se sont asséchées, jusqu’à la pénurie de 2023. Il a alors fallu imposer des coupures d’eau allant jusqu’à 72 heures d’affilée contre 48h d’ouverture, puis faire venir des millions de bouteilles d’eau minérale.

Pendant plus de huit mois, la population a dû s’habituer à guetter les heures de réouverture du débit d’eau pour remplir les seaux du foyer, puis à attendre des heures durant la distribution de bouteilles, pour apprendre parfois qu’il n’y en avait plus. Les familles nombreuses démunies en ont particulièrement souffert.

L’association Mayotte a soif a porté plainte, brisant pour la première fois le principe consistant à ne pas critiquer en public ses élu·es. Tous·tes de droite et majoritairement L.R., ils et elles se retrouvent maintenant sur le banc des accusé·es pour un mélange d’incompétence, de manque de prévoyance, de corruption. « Un naufrage collectif », a résumé l’un des leurs, le nouveau sénateur Saïd Omar Oili…

Grâce à une bonne saison des pluies, le mois de février s’annonce mieux. Les restrictions d’eau pourraient s’arrêter dans quelques semaines.

Depuis quelques mois, une autre crise a pris le dessus : l’« insécurité » à nouveau, avec non plus des migrants, mais des « délinquants ». Cette nouvelle catégorie désigne de jeunes adultes ou adolescents, souvent mahorais (un non-dit, car encore du domaine du refoulement collectif). Quasi quotidiennement, se produisent des bagarres rangées – à coups de pierre voire de bâtons – entre jeunes qui n’hésitent pas à « caillasser » les automobilistes. Or, en dehors du chef-lieu, l’île a peu de routes et aucun autre moyen de transport collectif que scolaire. Cette situation excède notamment les personnes se rendant au travail. Ces « délinquants » vont aussi facilement affronter les gendarmes accourus.

L’évidence de la crise sociale est aveuglante : minimas sociaux en dessous de la moyenne nationale ; la moitié des moins de 25 ans au chômage ; 5 000 nouveaux bacheliers privés d’études, chaque année, faute de papiers, qui ne se sentent pas plus Comoriens que Français…

Une exigence d’égalité des droits avec le reste de la France surgit alors d’un nouveau collectif, les Forces Vives de Mayotte, constitué notamment d’anciens collectifs de citoyens.

Les revendications du premier jour, le 22 janvier, étaient centrées sur le démantèlement complet du camp de migrants du stade de Cavani et l’expulsion de ces migrants hors de Mayotte2Chronique de l’inhospitalité /5 – « elles ont renoncé à brûler la voiture » .

Puis, à partir du 26 janvier, un communiqué de cette coalition y adjoint une exigence de droits relatifs à la circulation à travers tout le territoire français des détenteurs de visas de travail, dans le cadre d’une accélération de la départementalisation.
Cette revendication ancienne était toujours mise en arrière-plan par les élus, car elle déplaisait à la métropole…
Les blocages des véhicules, instaurés sur toute l’île depuis près de trois semaines, souffrent de peu d’exceptions : pompiers, taxis derrière les barrages (!), ambulances avec patient·e…

Les écoles sont donc fermées, ainsi que plusieurs bâtiments administratifs et les centres de santé sont en ligne de mire d’une partie du mouvement.

Le 3 février, les élu·es de Mayotte, ravi·es d’enfourcher cette ultime planche de salut, ont aligné leurs positions sur celles des Forces Vives de Mayotte.
Alors que la Macronie se rapproche du R.N. et de son satellite L.R., la demande de libre circulation de migrant·es régularisé·es dans tout le pays –comme c’est le cas pour tous les autres départements – est un premier grain de sable dans l’alliance xénophobe entre ces forces et ce gouvernement.

En conséquence, la départementalisation jusqu’ici refusée par l’État est maintenant au centre des griefs d’une partie substantielle de la population, qui a mieux compris son poids avec la crise de l’eau.

Le débat social, soigneusement étouffé jusqu’alors, va-t-il s’imposer ?


Pour compléter, vous pouvez lire cet article, écrit par un anthropologue qui a vécu à Mayotte, objet de son travail. Ces pages concernent la jeunesse de l’île et les causes de sa délinquance :

et sur notre site :

Notes