Mayotte : quand la politique ignore la géographie
Parti 18 jours à Mayotte (île 23 fois plus petite que la Corse►), j’ai pu discuter avec de nombreuses personnes, notamment dans les cafés-restaurants et rencontrer plusieurs organisations avant la date prévue pour le wuambushu, opération de nettoyage des bidonvilles préparée par le Ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin.
Le conflit entre Mahorais et Comoriens
Depuis quelques années, Mayotte connaît une tension entre les Mahorais et les immigrés, qui sont à 95% des Comoriens*. Durant mon séjour, de nombreuses personnes m’ont dit que la sécurité s’était fortement dégradée ces dernières années, notamment avec la pratique des caillassages, alors que l’immigration comorienne a débuté bien antérieurement. Les Comoriens sont aussi accusés de vol des récoltes des exploitations agricoles des Mahorais, de squatter leurs terrains, soit pour les cultiver, soit pour y monter des bangas((Cabanes)). Il faut savoir que Mayotte a voté, lors du premier tour de l’élection présidentielle de 2022, pour Marine Le Pen à raison de 43%◄. C’est ainsi qu’il faut comprendre la popularité auprès des Mahorais du wuambushu, lequel a obtenu un soutien unanime du Conseil départemental.
Cependant, avant le jour prévu de son déroulement, de nombreuses personnes avec lesquelles j’ai parlé ont qualifié le wuambushu de « coup de com » qui ne résoudra rien. En effet, les rasages précédents de bidonvilles ont provoqué leur résurgence ailleurs. De plus, les expulsions de « sans papiers » vers les Comores que prévoit le wuambushu – expulsions qui se pratiquent quotidiennement – provoquent ensuite le retour clandestin des expulsés. En effet, selon le militant de la CIMADE que j’ai rencontré, 80% des expulsés reviennent malgré la dangerosité de la traversée : entre 10 000 et 20 000 personnes se seraient noyées au cours de la traversée entre Anjouan et Mayotte en dix ans▼.
Kwassa-kwassa ®CorteX
C’est la différence de la qualité de vie entre les territoires qui provoque la migration massive de Comoriens et secondairement de Malgaches vers Mayotte. En effet, d’un côté Mayotte a un développement proche de celui de la France et de l’autre côté la République des Comores est au 160e rang sur 188 pays dans le classement mondial de l’IDH((Indice de Développement Humain))*. Ainsi, les Comoriens émigrent pour fuir la pauvreté, pour se faire soigner, pour scolariser leurs enfants, les services publics de la santé et de l’éducation étant défaillants aux Comores. Résultat : 48% de la population de Mayotte est constituée d’étrangers*.
Si chaque nuit, des dizaines de clandestins comoriens débarquent sur les côtes de Mayotte, la police en expulse quotidiennement environ un nombre moitié. De nombreux expulsés laissent leurs enfants sur place en tâchant de les confier à des proches. Mais en cas d’échec, les enfants deviennent désœuvrés et ont tendance à former des bandes de délinquants, qui s’opposent aussi entre elles à coups de machette. Ainsi, en 2012, on comptait déjà 3 900 mineurs isolés*. À titre de comparaison, Mayotte compte, selon les sources, entre 257 000 et 450 000 habitants.
Habitations à Mayotte ® J-F Le Dizès
Si certains Comoriens squattent des terres de Mahorais abandonnées par ces derniers, d’autres s’installent sur des terres reculées, inexploitées, appartenant au Département et auxquelles on n’accède que par des chemins montagneux. Si certains d’entre eux ont recours à la déforestation pour planter des bananiers, principale culture vivrière avec le manioc, d’autres pratiquent la culture sous bois.
Qu’ils soient dotés de papiers ou non, de très nombreux Comorien(ne)s travaillent pour le compte de Mahorais, notamment comme nounous, 4% seulement des enfants en âge d’aller en crèche y étant accueillis ▀.
Ainsi, tant au niveau agricole qu’au niveau de l’aide familiale, les Comoriens sont des larbins des Mahorais. Lorsqu’ils sont sans papiers, leurs employeurs les payent à coup de lance-pierres en ne respectant nullement le droit du travail. Ce qui amène les Comoriens à traiter les Mahorais de fainéants. Alors que les deux communautés sont toutes les deux musulmanes, l’opposition entre elles est donc avant tout liée à une différence de classes sociales, même si certains Mahorais ne sont pas riches. Le chômage, dont le taux est de 34%▀, touche également les Mahorais, notamment les jeunes.
Un enseignement en français déculturant
Alors que le français n’est la langue maternelle que de 10% des enfants résidant à Mayotte*, l’enseignement est donné dès l’école maternelle dans cette langue. Et j’ai pu constater qu’aussitôt sorti de l’école, les enfants parlent entre eux leur langue vernaculaire. J’ai pu aussi constater que certains adultes ne savent pas parler le français. C’est le cas de 37% des plus de 14 ans*. Si aujourd’hui les professeurs d’école sont autorisés à utiliser aussi les langues vernaculaires (le shimaore langue de l’archipel comorien, et le kibushi, langue malgache), les enseignants métropolitains en sont bien incapables.
En plus des difficultés de compréhension que cela suscite, la réception de l’enseignement dans une langue étrangère provoque un problème d’identité chez l’enfant, m’a dit le responsable du SNUIPP((Syndicat National Unitaire des Instituteurs, Professeurs des Écoles et PEGC))-Mayotte que j’ai rencontré. C’est pour cette raison que ce syndicat revendique l’étude des langues vernaculaires à l’école. Ce qui demande un travail d’uniformisation de l’orthographe de ces langues. Une association, m’a-t-il dit, s’est mise à la tâche. Toujours est-il que les murs de Mamoudzou, préfecture du département, sont couverts d’inscriptions à la peinture en langues vernaculaires. Par ailleurs, il existe des radios dans ces mêmes langues.
Les murs ont la parole à Mayotte ® J-F Le Dizès
Même adaptés à la région, les programmes comme ceux d’histoire et de géographie sont d’inspiration française. Ce qui ne contribue pas non plus à faire de l’école un outil de culture.
La forte natalité que connaît Mayotte (le taux de fécondité est de 5*) additionnée à l’arrivée d’enfants d’immigrés a fait que les écoles sont en nombre insuffisant, l’intendance n’ayant pas suivi. Aussi, chaque matin, j’ai pu voir ce flot d’enfants partir à l’école. Pour résoudre ce problème, dans plus de la moitié des écoles primaires, on pratique la « rotation ». C’est-à-dire qu’une classe a cours sans discontinuité de 7 heures à 12 heures et qu’une autre a cours, dans la même salle, de 12 h 30 à 17 h 30. Ce qui n’est pas idéal au niveau pédagogique, m’a confié le responsable du SNUIPP, tout le monde étant exténué lors des dernières heures. Ce système empêche l’organisation d’activités périscolaires.
De plus, les autorités ne distribuent aucun livre scolaire aux élèves. Par ailleurs, il n’y a aucune cantine dans les collèges. En revanche, les transports scolaires sont très développés : combien de bus scolaires n’ai-je pas vus circuler matin et soir ! Mais la toute dernière décision du Conseil départemental de multiplier par cinq les tarifs de transport ne va-t-elle pas entraver la scolarisation des élèves pauvres ?
Enfin, certains « sans papiers » rencontrent des difficultés pour inscrire leurs enfants à l’école à cause de l’obstruction de certains maires. Ainsi, selon le responsable de la CGT-Éducation que j’ai rencontré, il y aurait 10 000 enfants non scolarisés.
Si dans de telles conditions d’enseignement, l’échec scolaire ne peut être que massif, certains élèves réussissent, y compris des Comoriens. Mais ces derniers sont bloqués après le baccalauréat. En effet, même s’ils voient leur candidature retenue par une université métropolitaine ou réunionnaise, ils n’obtiennent pas de visas pour rejoindre leur université. Ce qui a déjà provoqué une manifestation de tels bacheliers.
Une départementalisation inachevée
Département français depuis 2011, Mayotte connaît de nombreuses entorses à la départementalisation. Par exemple, le SMIC est 29% inférieur à celui de la métropole●. Les prestations sociales (RSA, allocations familiales, allocations chômage…) sont également nettement inférieures à ce qu’elles sont en métropole. Or, j’ai pu constater que le coût de la vie y est nettement plus élevé. C’est d’ailleurs ce qui justifie la majoration de 40% des salaires des fonctionnaires sur ceux de la métropole. Ce qui contribue, par le biais de la consommation, à renforcer le secteur tertiaire de l’économie, qui, en dehors du bâtiment, comporte très peu d’industries.
Une santé publique non gratuite pour tous
À Mayotte, il n’y a ni CMU, ni AME((Aide Médicale de l’État, qui correspond à la CMU pour les « sans papiers »)). Ainsi, la plupart des personnes qui n’ont pas la sécurité sociale doivent payer l’intégralité de leurs soins. Et s’ils ne parviennent pas à collecter au sein de leur réseau la somme d’argent demandée, ils ne sont pas soignés. Le phénomène du manque de personnel dans les structures de soin est à Mayotte au moins aussi important qu’en métropole. Par ailleurs, on m’a fait part de personnes souffrant de la faim. C’est sans doute pour pallier ce phénomène qu’il est distribué un casse-croûte aux écoliers du primaire.
Pas de solution aux problèmes environnementaux sans conscience écologique
Touchant l’ensemble de la population, la pénurie d’eau s’aggrave. Durant mon séjour, à plusieurs reprises, j’ai connu des coupures d’eau. Les raisons sont à la fois climatiques, démographiques et logistiques.
Ripisylve à Mayotte ® Wikipédia
Avec le changement climatique, cette année, la saison des pluies a été insignifiante. Aussi, les réserves d’eau dans les retenues sont basses, m’a dit un des salariés de l’association « Mayotte nature environnement » que j’ai rencontrés. La poussée démographique augmente les besoins : en 1966, Mayotte n’avait que 33 000 habitants*. Les conduites connaissent une forte déperdition d’eau. Enfin, la troisième retenue d’eau prévue se fait toujours attendre. Sa construction est bloquée par une affaire de corruption mettant en cause l’ancien Président du Conseil départemental.
La conscience écologique étant peu développée à Mayotte, les réglementations allant dans le sens de la défense de l’environnement sont difficilement applicables. D’où le braconnage en matière de pêche dans le lagon qui entoure Mayotte, le maintien de la culture sur brûlis qui est interdite parce que néfaste à terme pour la fertilité de la terre. De même, les agriculteurs utilisent des pesticides interdits, importés clandestinement à partir des Comores.
Pour conscientiser la population, des membres d’organisations écologiques interviennent dans les établissements scolaires.
Malgré l’ensoleillement intense de Mayotte, l’énergie solaire est très peu exploitée. Durant mes parcours dans l’île, j’ai vu très peu de plaques photovoltaïques. Ainsi, 95% de la production et de la consommation d’électricité sont d’origine thermique ►.
Quand la massification de l’automobile tue ses avantages
Si selon « Mayotte, nature environnement », l’usage massif de l’automobile comme moyen de transport ne rend pas l’air local insalubre, il provoque d’énormes bouchons et contribue au réchauffement climatique mondial par l’émission de gaz à effet de serre. Très nombreuses sont les personnes qui, travaillant à Mamoudzou, continuent de vivre dans leur village.
Or, en-dehors des bus scolaires, les transports collectifs sont réduits aux taxis collectifs privés. De plus, compte tenu de la topographie montagneuse de l’île, il n’y a que les deux routes côtières pour entrer dans cette ville. Aussi, j’ai pu voir matin et soir d’immenses queues d’auto-mobiles marchant à la même vitesse que moi à pied. Plusieurs personnes m’ont dit que beaucoup de gens passaient deux fois deux heures dans leurs transports quotidiens. Si un certain nombre de personnes ont résolu ce problème en circulant en scooter ou à moto, beaucoup d’autres s’y refusent, l’automobile donnant un statut social.
Une égalité entre les sexes ?
Traditionnellement, la société mahoraise est matriarcale dans le sens où c’est le mari qui va habiter dans la maison de son épouse que les parents ont fait construire pour elle. Cette pratique a tendance à se perpétuer. Mais aujourd’hui, le logement de la fille consiste plutôt à l’élévation d’un étage supplémentaire à la résidence des parents. Ainsi, on peut voir de nombreuses maisons s’agrandir verticalement. Cependant, sur d’autres aspects, la femme subit à Mayotte les inégalités habituelles : salaires inférieurs à ceux des hommes, responsabilités politiques moindres… Si actuellement un des deux députés de Mayotte est une femme, les 17 maires de l’île sont tous des hommes !
Tant qu’on ne s’attaquera pas au différentiel de vie entre Mayotte et le reste de l’archipel des Comores, les problèmes de Mayotte perdureront. En 1974, lors du référendum sur l’indépendance des Comores, le gouvernement français de l’époque, a saisi le fait qu’une partie de l’entité comorienne, à savoir Mayotte, avait voté contre l’indépendance pour conserver cette île, conservation reconnue ni par la République des Comores, ni par l’Union africaine, ni par l’ONU. Si les gouvernements français ont tenu à conserver cette île, c’est pour maintenir une base à la fois militaire, économique et culturelle. Sans compter du fait qu’il existe des réserves de gaz sous les mers territoriales de Mayotte.
Avril 2023
Jean-François Le Dizès
Auteur de
- « globe-trotter, carnets de voyage d’un bourlingueur militant », 2007, Éditions L’Harmattan
- « Quand les voyages et le militantisme se rejoignent », 2017 (deux tomes)
Sources chiffrées
► Wikipédia
* Livre « L’école à Mayotte, approches plurielles » sous la direction de Maryvonne Priolet, éditions Sépa, 2021
◄ Ministère de l’Intérieur
▼ CIMADE
▀ Mayotte-hebdo
● Administration française
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