Il est beaucoup question du Front Populaire historique ces jours-ci ! Un de nos camarades a écrit un article à ce sujet, en janvier-février 2024, après le débat sur la Loi immigration. Commencé sur un cauchemar, son texte montre qu’agir contre le chômage et pour la démocratie, vaincre le fascisme, cela forme un tout.

Mémoire vivante du Front Populaire 1934-2024

Par Jean-Claude Mamet, le 21 février 2024. Publié dans Contretemps, revue papier, N° 61, et reproduit dans Syndicollectif.fr.

On m’a demandé d’évoquer les journées des 6 et 12 février 1934. Et j’ai fait un cauchemar !

« Tout commence par une ambiance morose où il nous faut encore subir les paroles interminables du Président. C’est en janvier. Le Président veut une loi, mais c’est flou. Il évoque les immigrés et la sécurité. Mais l’image qui troue la nuit est celle d’un général en retraite, sur une chaine de télé inconnue de moi. Mais son cri d’alarme a été tellement strident que toutes les chaines l’ont répercuté. Cet homme galonné, dans son uniforme, appelle crument la gendarmerie et la police à riposter par les armes, sans vergogne, face à l’insécurité galopante. Un attentat au couteau vient d’avoir lieu. Je crois qu’un Malien ou un Nigérien en est l’auteur. Trois personnes sont mortes, dont un enfant. Le général vocifère : « La France a été humiliée en Afrique, il faut maintenant riposter si elle ne veut pas être humiliée sur son territoire ». « Humiliée », le mot circule partout. Il demande aux forces de l’ordre de tirer contre des suspects, et une libération du port d’arme pour toute la population, prenant l’exemple des Etats-Unis et de Tel Aviv où il a vu des images de familles armées se promener avec leurs enfants dans leur poussette. Des syndicats de policiers appuient bruyamment. Au même moment, une personnalité amie du Président depuis 2017, discrète jusqu’ici parce que menacée par la justice pour un scandale financier, se voit innocentée faute de preuves. Elle se lâche, elle craint une dérive, elle a son propre agenda. Résultat : la loi du Président pourrait bien être retoquée à l’Assemblée. Nouvelle « humiliation ». Ebullition politique. Un groupe d’extrême-droite nommé Reconquête ! appelle à manifester Place de la Concorde. Une flopée de groupuscules se joignent à l’appel. Une tribune de militaires en retraites, de policiers, prend parti. Il ne sera pas dit qu’un politicien corrompu fait la morale et la loi dans ce pays. De tous côtés le ton monte. Le principal groupe d’extrême-droite appelle lui aussi à manifester, mais « dans le calme et sans violence », place de l’Opéra. Des groupes de gauche radicale appellent aussi, à la fois contre le Président (en très grande difficulté) et contre l’extrême-droite. La journée se termine par des violences dans plusieurs quartiers. On relève un mort et beaucoup de blessés. Résultat : le vote n’a pas lieu. La confusion est à son comble. Mais l’intersyndicale, jusqu’ici paralysée, décide d’appeler à une grande journée de grève et de manifestation pour la semaine suivante. Aussitôt, les forces de gauche surmontent leurs querelles et appellent aussi. La journée réunit plus de 3 millions de personnes dans les rues, dont 500 000 à Paris. Sursaut. »

Cauchemar ou réalité ?

Alors que les anniversaires historiques semblent devenus un rituel répétitif, personne ne semble avoir envie d’évoquer février 1934. Il y a dix ou vingt ans, on aurait dit que ce passé était dépassé. Certes, à gauche, ou dans le syndicalisme, le souvenir du Front populaire reste vivace. Il y a même eu un épisode- appelé le Font de Gauche (2009-2016) – noyé dans la confusion et où les syndicats étaient restés à bonne distance.

Mais la configuration historique d’où émergea le Front Populaire entre 1934 et 1936 semblait avoir épuisé sa portée transformatrice. L’histoire ne se répète pas.

Ne sommes-nous pas justement dans un scénario en partie répétitif, en partie très différent et porteur d’enjeux d’un nouveau type ? Ainsi, si la menace d’un coup de force violent et antiparlementaire était bien réelle, personne (à ma connaissance) n’imaginait vraiment en 1934 la possibilité d’une victoire électorale du mouvement très politique des Croix de Feu du colonel de la Rocque (un nationaliste ancien combattant), ou de l’Action française monarchiste, alors très puissante. Il a fallu attendre 1940, avec le Front populaire délabré et la guerre perdue, pour que le démon dont la France était enceinte sorte en plein jour. La société qui acclama le Front Populaire naissant en 1935 était donc en même temps travaillée par des idéologies identifiée sous la bannière nationaliste « ni de droite ni de gauche », la stigmatisation de la main d’œuvre immigrée accusée de prendre la place des « Français », et la montée d’un antisémitisme forcené. La Ligue des droits de l’homme (LDH) alerte et mobilise. La confusion des idées s’insinue y compris dans le mouvement ouvrier. Ainsi : le courant Belun, dirigeant CGT devenu anticommuniste à la fin des années 1930 (et soutien de Vichy), la scission de droite au PS avec Marcel Déat (jusqu’à l’extrême-droite en 1940) et le Parti Populaire Français de Jacques Doriot, exclu du PCF pour indiscipline, et qui deviendra un supporter du nazisme. L’historien Gérard Noiriel a décrit cette nébuleuse de confusion : « La combinaison des arguments xénophobes et antisémites permit de souder dans un front commun une partie des classes populaires, du patronat et des professions libérales… » pour produire Vichy (Noiriel-Agone-2018). Il précise : « Quand le social et le national sont en concurrence et que les circonstances imposent de choisir, c’est le national qui l’emporte ». Et produit le pire. Mais l’éventualité d’extrême-droitisation, si elle était une possibilité, n’était pas une fatalité.

Alors il vaut la peine de mieux cerner l’extraordinaire enchainement des évènements et leur imbrication qui s’inaugure dans les premiers mois de 1934, jusqu’au « Rassemblement populaire » de 100 organisations à la fin de 1935.

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