Révolte sur le Web, Vallsothon, syndicalisme d’action : mille canaux pour un rejet de la loi Travail…
Nous essayons ci-dessous de reprendre la génèse d’un mouvement de rejet du projet annoncé depuis l’été 2015 de réécriture du Code du travail, version vallsiste.
Plus d’un million pour la pétition LoiTravailNonMerci, combien dans la rue le 9 mars ? Difficile de prévoir l’ampleur exacte des manifestations de rue et des débrayages le 9 mars 2016, date prévue initialement pour adopter la loi Travail au conseil des ministres. La seule décision de Valls de repousser cette date au 24 mars indique déjà qu’il accuse le coup et cherche à manœuvrer. C’est aussi avouer que le pouvoir comprend qu’un vent de fronde se lève dans le pays. Et comme dans tous les mouvements sociaux ascendants, il est la confluence de mille canaux qui s’alimentent l’un l’autre. Un mouvement social n’est jamais en un seul bloc dans sa composition, ses organisateurs, ni même ses actions, qui peuvent s’empiler, essaimer, converger. Dans le contexte ultra-morose du climat social et politique depuis des années, c’est déjà une bouffée de printemps.
« C’est Tchernobyl »
Le Collectif le Code du travail Qu’il Faut Défendre (CQFD) avait la date du 9 mars en ligne de mire (meeting ou rassemblement envisagé), dès sa conférence de presse du 26 janvier. Mais des incertitudes syndicales, ainsi que l’habileté première du rapport Badinter, rendaient la décision difficile avant la prise de connaissance du contenu exact de la première loi El Khomri. Or, ce contenu a fait l’effet d’une bombe : « C’est Tchernobyl, ce projet ! Faut faire quelque chose », alerte Sophie Binet (Commission exécutive de la CGT) en direction de Caroline De Haas, toutes les deux anciennes de l’UNEF au moment de la mobilisation contre le Contrat première embauche (CPE) en 2006. Très vite, une pétition est lancée et atteint le million vendredi 4 mars, battant tous les records de mobilisation en ligne (aventure contée dans Médiapart le 1er mars).
D’autres initiatives jeunes jaillissent : un appel à grève générale sur Facebook, et la vidéo lancée sur Youtube « On vaut mieux que ça ». Et « ça » marche du tonnerre. La précarité au travail de la jeunesse se mue en témoignages précis et parfois graves, tout en restant pleine d’énergie. Le coup d’une « bonne loi » pour « faciliter l’emploi des jeunes », cela ne passe pas ! Le mensonge est trop gros. Un Collectif jeunes se forme avec les syndicats étudiants, lycéens, la JOC, SOS, CGT Jeunes, Solidaires étudiants, les forces politiques jeunes (MJS, MJC, NPA jeunes, Ensemble Jeunes ! Jeunes écolo…), etc.
Dès lors, mobilisations web, Youtube, Facebook, actions jeunes, syndicales, sociétales, politiques se combinent. Et le 9 mars marquera l’irruption du mouvement citoyen virtuel dans la rue, même si des incertitudes existent (vacances scolaires et universitaires).
Le Collectif CQFD, né en octobre 2015 à l’initiative de la Fondation Copernic sur la lancée de la critique du rapport Combrexelle encadrant une refondation du Code du travail pour 2018, regroupe maintenant la Confédération CGT (et plusieurs fédérations et syndicats), la FSU, l’Union syndicale Solidaires, le Syndicat des avocats de France, des associations féministes (Femmes Egalité, les Effrontées…) et des forces politiques (PCF, PG, PCOF, Ensemble, NPA, EELV, des socialistes). Il faut le noter : un tel arc de forces syndicales, associatives, politiques est inédit. Pour mémoire, le Collectif alternative à l’austérité (Collectif 3A) n’y était pas parvenu.
Parallèlement, un groupe de 19 universitaire et juristes en droit du travail ont démarré un travail approfondi de recherches et d’élaboration dans le but ambitieux d’un « autre Code du travail » (Groupe de recherche pour un autre Code du travail- GR-PACT-) avec une première conférence de presse le 2 mars sur la durée du travail, point chaud de la loi El Khomri. Des contacts et réflexions sont également entamés avec toutes les confédérations syndicales.
Le syndicalisme : deux stratégies se font face
Le syndicalisme a bien sûr réagi dès que fut connu le premier texte de loi. Or il n’est pas certain que même chez les syndicats qui accompagnent depuis 2012 les contre-réformes du quinquennat Hollande, la portée du projet ait été anticipée à ce point. En effet, après le rapport Combrexelle, la mission Badinter avait accouché fin janvier d’une sorte de préambule à la réécriture du Code du travail, dont les militant-es expérimenté-es voyaient bien les pièges, mais qui se présentait comme un ensemble de principes pas toujours facile à appréhender pour le salariat dans son ensemble. Tout cela était jusque- là habilement cadré.
Mais le contenu exact de la loi est apparu comme une provocation. Myriam El Khomri y a ajouté ce que le patronat rêvait depuis des années : la destruction complète des droits, notamment sur la durée du travail (le chiffre de 60 h par semaine !), la facilitation totale des licenciements, etc (voir précédent article sur ce site).
Le coup a été tellement fort qu’il a percuté la direction CFDT elle-même, pourtant favorable au rapport Combrexelle, et même favorable à la mesure antisyndicale de légalisation des référendum d’entreprises à l’initiative de syndicats représentant 30% des suffrages, afin de bloquer la possibilité d’opposition par un regroupement syndical majoritaire (plus de 50%). Cette annonce imprévue était l’effet de la « jurisprudence FNAC », où une majorité CGT, FO, SUD avait bloqué l’ouverture du travail du dimanche résultant de la loi Macron. Même pour la CFDT, la loi El Khomri réelle a été une surprise, avec le dispositif sur les licenciements économiques entièrement libéralisés, et les indemnités calibrées à l’ancienneté pour licenciements jugés abusifs. Comme l’a dit Martine Aubry dans le Monde : « Trop, c’est trop ». La CFDT a donc fait savoir, avec l’UNSA, que la barque était un peu trop chargée.
La première réunion intersyndicale (CGT, CFDT, CGC, UNSA, FSU, Solidaires, le 23 février), s’est donc tenue sous la pression d’une CFDT qui exprimait un certain mécontentement, mais refusait de s’attaquer à la logique générale de la loi. La réunion s’est donc contentée, pour maintenir l’unité, d’exiger « le « retrait » du plafonnement des indemnités accordées par les prud’hommes aux travailleurs du privé victimes d’un licenciement abusif ».
En même temps, la CGT préparait la proposition d’une journée de lutte interprofessionnelle pour fin mars, avec une entente probable avec FO. La date du 31 mars a émergé, mais n’a pas du tout été évoquée dans la déclaration à minima de l’intersyndicale (que FO n’a pas signée). La CFDT (et d’autres dont l’UNSA) était évidemment contre une action de ce type. Ces ambiguïtés, mêmes explicables par l’unité, ont provoqué des remous dans la CGT, d’autant qu’à ce moment-là, l’exigence de « retrait » de la loi n’était pas prononcée. A Paris, l’Union départementale, puis régionale CGT, appelaient cependant depuis plusieurs jours à manifester le 9 mars à 12h30. Une intersyndicale était proposée pour le 29 février.
Les choses ont cependant assez vite bougé dans la confédération CGT. A tel point qu’une « note aux organisations » consultable sur le site confédéral le 1er mars clarifiait une série de points clefs : appel à signer la pétition du « million », appel au « retrait » de la loi (vocabulaire rare dans la CGT), à mobiliser partout avec les jeunes le 9 mars, à prévoir d’autres journées éventuelles avant le 31 mars.
Une nouvelle journée de réunions intersyndicales le 3 mars a permis la vérification des stratégies. D’une part, l’ampleur de la contestation sur la loi dans une partie des syndicats dits « réformistes » (par exemple la CGC) a durci le ton de l’intersyndicale partielle CFDT, CFTC, UNSA, CGC, FAGE, qui exige maintenant 9 revendications et non plus une seule (contre la « barémisation » des indemnités de licenciements abusifs, rôle de la branche maintenu, moindre dérégulation des licenciements, maintien du rôle syndical, refus du travail au forfait unilatéral de l’employeur, etc), et appelle à une manifestation le samedi 12 mars. Mais d’autre part, la réunion du 3 mars a également confirmé la divergence stratégique entre une (soit-disant) « amélioration » de la loi, et son « retrait ». Le retrait n’étant par ailleurs nullement contradictoire, à l’encontre de ce que dit Véronique Descacq de la CFDT, avec des propositions alternatives pour « fortifier » le Code du travail (dit le collectif CQFD dans sa tribune), ou « pour un Code du travail du 21ème siècle » (document de la CGT publié le 2 mars).
Il n’est cependant pas impossible que la division des dates de mobilisation (le 12, le 31, etc) vienne troubler le mouvement…sauf si la puissance du 9 mars recouvre tout sur son passage, et redistribue le calendrier autrement.
Mettre ce gouvernement en crise ouverte
Faut-il analyser le jeu gouvernemental avec la CFDT comme un jeu de dupe en direction de l’opinion publique : je proteste, tu cèdes un peu, nous gagnons tous. Ce n’est pas si sûr.
La meilleure analyse de la situation calamiteuse dans laquelle s’est mis le gouvernement, où une partie de celui-ci, est probablement celle que fait la journaliste Claire Guélaud dans le Monde du 4 mars. Cette journaliste au professionnalisme indiscutable, mais ne cachant pas ses sympathies très nettes et anciennes pour le camp des « réformateurs sociaux », en l’occurrence la direction CFDT, dénonce un gouvernement qui après avoir habilement manœuvré (Combrexelle, Badinter) s’est mis à dos absolument tout le monde, et même ses amis. Elle explique : « Remettre en selle des centrales aussi mal en point que la CGT et FO en provoquant simultanément la colère de la CFDT n’est pas à la portée de n’importe qui. Manuel Valls et François Hollande l’ont fait… tout en donnant de nouveau pour impression de tenir pour quantité négligeable leur propre majorité ». « Pas glorieux » selon Claire Guélaut d’avoir caché à la CFDT la dernière version de la loi en y déversant plein de choses non prévues jusqu’alors. Elle conclut en disant : « Cette affaire peut mal finir ». Elle la juge pour l’heure « pitoyable ».
Cette analyse trace en creux la stratégie de celles et ceux qui veulent agir pour mettre ce gouvernement hors d’état de nuire, comme il le fait dans une fuite en avant depuis le Pacte de responsabilité, l’état d’urgence permanent, la déchéance de nationalité, la criminalisation du syndicalisme de lutte, et une loi travail qui veut retourner au 19ème siècle. A moins bien sûr que les pousse-au-crime de Matignon ou de l’Elysées ait précisément pour but de détruire les références sociales de gauche, de démoraliser ceux qui les ont élus, de réduire le plus possible le syndicalisme de lutte, et même de briser leur propre parti.
Les empêcher de nuire plus longtemps, les mettre en échec cuisant (y compris et même surtout pour 2017 s’ils en rêvent), tel est bien l’enjeu des semaines à venir. L’union du monde du travail et des jeunes, le rassemblement des forces vraiment de gauche et écologistes : une nouvelle phase d’espoir a peut-être commencé en ce printemps avancé de 2016.
Jean-Claude Mamet