Nous avons toujours besoin de repères historiques pour comprendre la situation actuelle en Israël et en Palestine. Deux camarades se sont attelés à cette tâche. Nous avons été contraints de diviser ces repères chronologiques en plusieurs articles. Ici 2ᵈᵉ partie « De la Nakba aux prémices d’un processus génocidaire (1947-2023) » 1/2.

Palestine – Israël 2ᵈᵉ partie 1/2

De la Nakba aux prémices d’un processus génocidaire (1947-2023)

Par Jacques Fontaine, le 23-02-2024.

La Seconde Guerre mondiale marque une rupture fondamentale dans l’histoire du XXᵉ siècle. Et la Palestine en est particulièrement affectée. L’extermination de 6 millions de Juifs et Juives par les nazis, la destruction du « Yiddishland »1Carte du Yiddishland, la disparition du courant internationaliste du Bund (due à la fois aux soviétiques et aux nazis) donnent une légitimité au sionisme qu’il n’avait pas à la fin des années trente. La marche vers la création d’un État juif en Palestine devient inexorable, ce qui met en question la place du peuple palestinien sur sa propre terre. L’histoire de la seconde moitié du XXᵉ siècle et du début du XXIᵉ sera celle de la descente aux enfers du peuple palestinien et du développement d’un État colonial sur la terre de Palestine dont l’aboutissement pourrait bien être la déportation des Palestinien·nes de leur terre ancestrale par une violence encore plus grande que lors de la Nakba, une violence cette fois génocidaire.

I Plan de partage, création de l’État d’Israël et Nakba.

I.1 Le retrait britannique et le plan de partage (résolution 181 de l’ONU du 29-11-19472https://ensemble-mouvement.com/wp-content/uploads/2024/03/Plan-de-partition-ARES181-1.pdf).

Après la fin de la guerre, des centaines de milliers de Juifs rescapés du génocide refusent de rentrer dans leur pays d’origine et souhaitent s’installer au Royaume-Uni ou aux États-Unis mais, généralement, n’obtiennent pas de visa. En Palestine, la limitation de l’immigration juive provoque la colère des nationalistes juifs, en particulier des sionistes révisionnistes de l’Irgoun et du groupe Stern qui s’en prennent aux intérêts britanniques. Le 22 juillet 1946, un attentat de l’Irgoun contre l’hôtel King David – centre de l’administration britannique à Jérusalem – fait (a minima) 92 morts. Devant leurs difficultés en Palestine (notamment dans le maintien de l’ordre pour lequel ils ne veulent pas utiliser contre les Juifs les méthodes violentes de la répression du soulèvement « indigène » de 1936, cf. H. Laurens), les Britanniques décident, en février 1947, de mettre un terme à leur mandat et de remettre la « question de la Palestine » à l’ONU. Parallèlement, le mouvement sioniste organise une immigration illégale. C’est ainsi que des bateaux amènent les rescapés des camps d’extermination nazis vers les côtes de Palestine (cf. affaire sur-médiatisée de l’Exodus, été 1947).

L’ONU désigne, le 13 mai 1947, les membres d’un comité – l’UNSCOP (United Nations Special Committee on Palestine) – composé de représentants de onze États (sans aucune des « grandes puissances ») pour étudier la situation suite au retrait britannique annoncé. Le mouvement sioniste coopère avec l’UNSCOP, les dirigeants palestiniens le boycottent, ne voulant pas d’autre solution que l’indépendance de la Palestine, ce qu’ils justifiaient notamment par l’histoire et la démographie (la population palestinienne représentant les deux tiers de la population de la Palestine mandataire). Le mouvement sioniste accepte le principe d’un partage soutenu par certaines grandes puissances impérialistes qui agissaient en coulisses, particulièrement les États-Unis et l’URSS qui voulaient toutes deux mettre fin à la domination britannique sur le Proche-Orient. L’UNSCOP dégage deux options le 3 septembre.

Le plan de partage de 1947

Le plan de partage de 1947

La première prévoit la création d’un État juif et d’un État arabe indépendants, avec la ville de Jérusalem placée sous contrôle international (Corpus separatum).

La seconde consiste en la création d’un seul État fédéral, contenant à la fois un État juif et un État arabe. Le 29 novembre 1947, le plan le plus favorable au mouvement sioniste est adopté de justesse par l’AG de l’ONU, après une campagne de pressions américano-sionistes sur certains États (Libéria, Haïti, Phillipines…).

Cette répartition est profondément inégalitaire du point de vue démographique (cf. tableau page suivante) comme du point de vue économique les meilleures terres (plaine côtière, haute vallée du Jourdain) et les principales infrastructures (notamment le port d’Haïfa) se trouvent dans le futur État juif (cf. carte ci-dessous).

C’est l’un des motifs du refus du plan par les dirigeants et le peuple palestiniens (et les États arabes). Mais, le motif essentiel est la non-application du principe d’autodétermination des peuples — qui est pourtant dans la charte de l’ONU – qui aurait dû exiger une consultation du peuple palestinien. Ce plan ne pouvait déboucher que sur une guerre qui commence le soir même de la résolution de l’ONU.

 

I.2 La guerre de 1947-49 et la Nakba
I.2.a La guerre civile judéo-palestinienne

Le mois de décembre voit la montée des violences, en particulier dans les centres urbains mixtes où vivent Juifs et Arabes, comme Haïfa et Jérusalem. À Haïfa – ville où subsistait un fragile idéal de coopération judéo-arabe – le 30 décembre, l’Irgoun lance deux bombes sur des ouvriers arabes de la raffinerie : 6 morts, 42 blessés. Le jour même, 39 juifs sont tués. Le lendemain, la Haganah, milice sioniste proche du parti travailliste de Ben Gourion, se venge sur un village palestinien voisin : une soixantaine de morts… Et il serait bien entendu possible de continuer cette sinistre litanie.

En deux mois – décembre 1947 et janvier 1948 – on compte près de mille morts et deux mille blessés, soit une moyenne supérieure à cent morts et deux cents blessés chaque semaine. Les affrontements se généralisent les semaines suivantes. Toute la Palestine est touchée, de la Galilée au Naqab et de la mer au Jourdain. Les deux belligérants se renforcent, la Haganah se comporte désormais en véritable armée et étudie un vaste plan d’intervention militaire, le plan Daleth, qui est mis en œuvre à partir de mars. Officiellement plan stratégique de défense du Yichouv contre les milices palestiniennes, le plan Daleth a aussi pour but le transfert des Palestinien·nes de la zone attribuée par la résolution 181 au futur État juif.

Les milices sionistes révisionnistes (Irgoun, groupe Stern, Lehi…) s’en prennent à la population civile : le 9 avril, l’Irgoun et le Lehi attaquent le village de Deir Yassine, village sans intérêt stratégique à 5 km à l’ouest de Jérusalem, pour « faire un exemple ». Après quelques heures de combat, les milices sionistes massacrent civil.es et combattants prisonniers : 254 morts selon une première estimation de la Croix-Rouge, 100 à 120 diront plus tard les historiens. Pour les Palestiniens francophones, Deir Yassine est « leur Oradour » et il a un effet de peur sur la population qui accélère ses départs vers des cieux plus cléments. Il y eut plusieurs dizaines de massacres de civils et de prisonniers de guerre palestiniens qui firent au moins 800 morts. Selon Aryeh Yitzhaki, historien israélien qui fut directeur des archives militaires, « dans presque chaque village conquis […], les forces sionistes commirent des crimes de guerre tels que des tueries sans discrimination, des massacres et des viols »3Rosemary Esber, Under the Cover of War: The Zionist Expulsion of the Palestinians, Section Massacres, Psychological Warfare and Oblitaration, 2009, p. 356.

À la création de l’État d’Israël (14 mai 1948), plus de 350 000 Palestinien·nes ont déjà dû quitter leur domicile, leur village, leur quartier, leur ville. C’est le cas de la majorité des 70 000 Palestinien·nes d’Haïfa qui, en avril 1948, subissent des attaques particulièrement violentes de leurs voisins juifs habitant les hauteurs de la ville (« tirs de snipers, lâchers de barils explosifs, rivières de fioul enflammé dévalant les pentes », mitraillages)4Barthe B., Nakba, la grande déchirure, Le Monde 10-01-2024.

Carte de partition de la Palestine en 1947-1948

Carte de partition de la Palestine en 1947-1948

I.2.b La guerre israélo-arabe de 1948-49

La création de l’État d’Israël est proclamée le 14 mai 1948 par Ben Gourion. Mais, contrairement aux usages, ses frontières ne sont pas définies. Dès lors, le conflit s’aggrave par l’intervention des États arabes voisins. Leurs intérêts sont parfois divergents, mais aucun ne soutient le projet d’État arabe en Palestine. Le roi de Transjordanie, Abdallah 1ᵉʳ, est particulièrement opposé à la création d’un État arabe en Palestine. Il ambitionne, en effet, d’en annexer le territoire. Dès le 17 novembre 1947, lors d’une rencontre secrète avec Golda Meir, un accord avait été trouvé. La condition était que les troupes transjordaniennes n’interviennent pas dans le territoire du futur État juif.

Face à des armées arabes peu motivées, mal formées et sans stratégie claire, l’armée israélienne soutenue à la fois par les États-Unis et l’URSS qui transfère des armes fabriquées en Tchécoslovaquie (anciennes usines allemandes des Sudètes) ne pouvait que vaincre : les armées arabes ont toutes été contraintes de demander successivement l’armistice entre février et juin 1949.

Pendant toute cette période, l’épuration ethnique continue avec une violence exacerbée de l’armée israélienne qui amène Aharon Zisling, ministre de l’Agriculture israélien, à écrire, en novembre 1948  « Je n’ai pas pu dormir de la nuit. Maintenant les juifs aussi se conduisent comme des nazis et mon être entier en est ébranlé »5Benny Morris, cité par Barthe, B., Le Monde, 10-01-2024.. En 18 mois de guerre, 15 000 Palestiniens ont été tués.

Plan de partition de la Palestine Corpus separatum 1947

Plan de partition de la Palestine Corpus separatum 1947

Israël en a profité pour étendre son territoire, passant ainsi de 57 à 77 % de la superficie de la Palestine mandataire (cf. carte ci-dessus). Sa superficie est désormais de 21 087 km². Il a acquis toute la Galilée et le Naqab (appelé dorénavant Neguev), dont Beir al-Sabaa, sa seule ville, la partie occidentale de Jérusalem, les villes de Lydda et Ramleh et réduit la bande de Gaza à un couloir de 40 km de long et 9 km de large où s’entassent plus de 100 000 réfugiés.

Quant au Corpus separatum des Lieux saints, il a disparu au grand dam du Vatican. Seulement 6264 km² de la Palestine mandataire ne sont pas sous le contrôle israélien, dont 365 km² pour la bande de Gaza, 5900 km² pour la Cisjordanie (soit un peu plus de la taille moyenne d’un département français). Les territoires sous contrôle israélien sont séparés de la Cisjordanie et de la bande de Gaza par la Ligne verte qui, juridiquement, n’est pas une frontière, mais seulement la ligne de cessez-le-feu de 1949.

I.2.c La Nakba, son bilan, son origine.

Le bilan de l’exode de la population palestinienne de 1947 à 1949, appelé Nakba par les Palestinien·nes, est terrible : plusieurs études ont tenté de faire un bilan des destructions des villes et des villages palestiniens pendant la Nakba. La plus récente et la plus complète est celle de De Colonizer (2018)6De Colonizer, 2018, Colonialisme en destru(a)ction, une carte recto verso, format A0. Elle fait état de la destruction de 614 localités palestiniennes durant la Nakba dont 35 petites villes (3 000 habitant·es ou plus). Du point de vue humain, 750 000 à 800 000 Palestinien·nes durent quitter leur domicile et leurs terres, soit plus de 80 % des Palestinien·nes qui résidaient dans la zone occupée par Israël et environ 60 % de la population palestinienne totale. Une majorité de ces réfugié·es partit au Liban, en Syrie ou en Transjordanie, une centaine de milliers s’établit à Gaza et un peu plus en Cisjordanie. Seuls, approximativement 140 000 Palestinien·nes restèrent en Israël, principalement en Galilée, dans la zone dite du « triangle » au sud-sud-est d’Haïfa, dans les villes de Jaffa et Haïfa (approximativement 4 000 à 5 000 sur une population palestinienne de chacune de ces deux villes voisine de 70 000 habitants) ainsi que des Bédouins du Naqab.

Réfugiés palestiniens en 1948 © Fred Csasznik

Réfugiés palestiniens en 1948 © Fred Csasznik

L’échec palestinien de 1947-1949 a des causes diverses, le soutien des grandes puissances – des États-Unis à l’URSS – au plan de partage inique puis à l’État colonial israélien est fondamental, la faiblesse du soutien arabe a aussi son rôle. Mais il y a aussi des causes internes : d’une part la violence de la répression britannique du soulèvement de 1936-39 a laissé le peuple palestinien exsangue, sans leaders ni politiques ni syndicaux ; d’autre part, la rivalité entre les deux principaux clans palestiniens, les Nashashibi, plus modérés et les Husseini, plus intransigeants ; enfin l’exil forcé du mufti de Jérusalem par les Britanniques l’a amené – fatale erreur – à se rapprocher du régime nazi (1941).

Une polémique a rapidement été déclenchée sur les causes de la Nakba : les autorités israéliennes, soutenues par des historiens sionistes, prétendant, contre toute vraisemblance, que la majorité des départs avaient été volontaires ou à l’appel de dirigeants arabes. Il y en eut certes quelques-uns, en particulier au sein de la bourgeoisie urbaine, qui étaient en relation avec le Liban ou la Syrie : il ne faut pas oublier que Damas est seulement à une centaine de km de Tibériade et Beyrouth a environ 130 km d’Haïfa. Les relations entre Syrie et Liban avec la Palestine étaient importantes sous l’empire ottoman. Dès les années soixante, les travaux de l’historien palestinien Walid Khalidi remettent en cause cette doxa colonialiste, mais ses travaux sont ignorés. Il faut attendre la fin des années quatre-vingt avec la publication des travaux de certains historiens israéliens, comme Benny Morris et Ilan Pappé qui remettent en cause la thèse sioniste en démontrant que plus de 90 % des départs étaient en réalité des expulsions et non des départs volontaires, Ilan Pappé (2008) ayant décrit cet exode comme un « nettoyage ethnique de la Palestine ».

Nakba Réfugiés n°7

Nakba Réfugiés

La question-clé, longtemps taboue en Israël, est évidemment celle de l’inéluctabilité de la Nakba. Était-elle consubstantielle au projet sioniste, comme l’élimination ou la marginalisation/infériorisation de différents peuples dans d’autres situations coloniales (élimination des Indiens Arawaks dans les Caraïbes, marginalisation des « Peaux-Rouges » aux États-Unis ou des Aborigènes en Australie… et re-marginalisation en cours aujourd’hui des Kanaks par Macron…) ?

Des éléments de réponse peuvent être donnés : par exemple, dès 1917, Aryé-Yéhouda-Léo Motzkin, penseur libéral du mouvement sioniste écrivait « Nous pensons que la colonisation de la Palestine doit aller dans deux directions : installation de juifs en Eretz Israël et réinstallation des Arabes d’Eretz Israël en dehors du pays. »7Barthe, B., Le Monde, 10-01-2024.. Un peu plus tard, Souleiman al-Farouqui, réformiste palestinien, s’inquiétait en prenant connaissance de la déclaration Balfour « Le sionisme est le danger qui guette notre patrie. Il annonce notre exil et notre expulsion de nos demeures et de nos propriétés. »8Barthe, B., Le Monde, 9-01-2024.. Quant à Ben Gourion, il n‘hésitait pas à affirmer en 1937, dans un discours ultérieurement « caviardé » : « La force juive grandit et elle renforcera nos possibilités de réaliser le transfert à une grande échelle. »9Barthe, B., Le Monde, 10-01-2024.. Tout cela, ainsi que de nombreuses autres citations (cf. en particulier un « billet de blog de Médiapart » daté du 21 janvier 2010) ne constitue pas des preuves ; d’ailleurs Ben Gourion n’a jamais donné d’ordre écrit en ce sens… Néanmoins, le plan Daleth, malgré ses précautions de langage, est bien, dans son essence et sa réalisation, un plan de déportation et de nettoyage ethnique des populations palestiniennes.

Pour lire la suite : Palestine-Israël Histoire Partie 2 2/2
Notes
  • 1
  • 2
  • 3
    Rosemary Esber, Under the Cover of War: The Zionist Expulsion of the Palestinians, Section Massacres, Psychological Warfare and Oblitaration, 2009, p. 356
  • 4
    Barthe B., Nakba, la grande déchirure, Le Monde 10-01-2024
  • 5
    Benny Morris, cité par Barthe, B., Le Monde, 10-01-2024.
  • 6
    De Colonizer, 2018, Colonialisme en destru(a)ction, une carte recto verso, format A0
  • 7
    Barthe, B., Le Monde, 10-01-2024.
  • 8
    Barthe, B., Le Monde, 9-01-2024.
  • 9
    Barthe, B., Le Monde, 10-01-2024.