Depuis plus de 30 ans, on assiste à une réorganisation des entreprises : « éclatement » des grandes unités, sous-traitance interne et externe, externalisations diverses et recours à des emplois dits indépendants.

Les politiques libérales qui accompagnent cette évolution ont provoqué une restructuration du salariat. Celle-ci entraîne une coupure entre salarié·es en emploi d’un côté ; chômeurs, chômeuses et précaires de l’autre. Les formes dégradées d’emploi représentent environ 1/3 du salariat. Voir, à ce sujet, la brochure Abolir le chômage, la précarité et la pauvreté.

Une absence de prise en compte des modifications

La majorité des stratégies concrètes de la gauche politique et syndicale ne prend pas en compte ces nouvelles compositions du salariat. Trop peu d’analyses sont menées sur ces questions. Au point que, pendant longtemps, la délocalisation vers des pays du sud était fréquemment avancée comme responsable du chômage de masse. Dès lors, le modèle du CDI à temps plein pour tous (peut-être toutes) reste la référence absolue et le chômage une situation provisoire. Il s’ensuit une impuissance à prendre la mesure des phénomènes de précarité et de pauvreté dans leur diversité. Ces situations sont largement abandonnées aux organisations caritatives et sociales. Là aussi, une rupture du lien avec le salariat s’opère. Précaires et pauvres appartiennent à un monde à part.

Faute d’attention à ce qui se fait, se joue, sur le terrain de la pauvreté (salariée ou non) et de la précarité dans l’emploi, aucune bataille culturelle n’a été menée contre cette coupure qui a fait des chômeurs et des chômeuses des coupables. Mais on ne peut en rester là. Un débat doit s’engager sur la manière de s’adresser à toutes les couches populaires. Une grande partie d’entre elles s’abstient aux élections, mais reste également à l’écart de beaucoup d’activités sociales.

Bien sûr, il s’agit là de tendances majoritaires. Il existe, heureusement, des exemples de prise en charge par des syndicats qui fournissement des pistes. Celles-ci restent toutefois trop souvent inexploitées.

Un recul idéologique qui s’aggrave

C’est ainsi que vient de paraître une enquête de l’institut Elabe à la demande de l’UNEDIC. Intitulée Baromètre de la perception du chômage et de l’emploi – volet 4 (Décembre 2022), elle permet de mesurer l’étendue des dégâts et le recul idéologique qui autorise certains à opposer le travail et les assistés.

Quels sont les grands enseignements de ce sondage qui analyse l’évolution du regard des Français sur la situation de l’emploi et leurs représentations du chômage depuis 2020 ? Le constat est sans appel. La responsabilité prêtée aux chômeurs et aux chômeuses dans leur situation est en nette progression dans toutes les catégories (+12% depuis 2020). Elle augmente de manière particulièrement forte chez les actifs ou actives en emploi (59%, +17 pts), et en leur sein, chez les professions intermédiaires (59%, +24 pts) et les employé·es, ouvrières ou ouvriers (62%, +17 pts).

Cette « responsabilité » est supérieure à celle des entreprises qui elle est jugée de moins en moins importante.

Des victimes qui deviennent coupables

La perception de demandeurs d’emploi « victimes » d’une situation subie demeure majoritaire, mais recule.

Pour 72 % (-3 pts) des Français, le chômage est une situation davantage subie que choisie et pour 63 % (-3 pts) un coup du sort que l’on subit. Pour autant, pour 49 % des Français pensent que la plupart des chômeurs ne cherchent pas vraiment à retrouver un emploi pour diverses raisons, dont la peur de perdre l’allocation (sans doute trop favorable comme le disent les médias et le gouvernement).

Une méconnaissance de la réalité du chômage

L’enquête met aussi en évidence le fossé qui se creuse sur la base de la méconnaissance. Ainsi, pour 56 % des Français, « un chômeur est forcément quelqu’un qui touche une allocation, alors que l’assurance chômage indemnise seulement 2,5 millions d’allocataires (en chute de 20 % depuis la réforme) soit une fraction de l’ensemble des 6,5 millions de demandeurs d’emploi « officiels toutes catégories confondues ». Et encore, ne sont pris en charge ni les non-recours et les découragements devant une administration tatillonne (30 % de non recours au RSA).

Pourtant, « l’évolution de la société » est, pour 53 % (-3) des Français·es, la première cause du chômage. C’est ce qui explique que 59 % d’entre elles et eux restent attaché·es à l’assurance chômage. Au demeurant, ce terme recouvre beaucoup d’ambiguïtés et semble différent de l’évolution du capitalisme. C’est ce que dévoile la partie de l’enquête sur les métiers dans 10 ans.

Le règne de la critique et du soupçon

Les chômeurs et les chômeuses font, pour leur part, l’expérience régulière de l’inquisition et du soupçon. 47 % d’entre elles et eux déclarent être questionné·es avec insistance sur leur recherche d’emploi et 43 % ne sont pas cru·es lorsqu’ils ou elles affirment rechercher activement un emploi. Toutes et tous réfutent l’image que leur renvoie la société. Il ne faut donc pas s’étonner qu’ils ou elles n’exercent pas une citoyenneté qu’on leur refuse de fait.

Recréer l’unité des exploité·es

Il est nécessaire de prendre en compte ce constat qui rompt avec le mythe d’une unité du peuple comme une donnée absolue. À l’heure où un débat s’engage sur la façon de s’adresser à toutes les couches populaires, il faut nous interroger sur une stratégie et des pratiques qui contribuent à recréer l’unité des exploité·es.

Le chômage, nous le voyons encore dans cette enquête, joue un rôle central de division des exploité·es. La menace de l’enfer du chômage pèse fortement sur les salarié·es et contribue à maintenir l’ordre des actionnaires dans les entreprises.

La lutte contre les chômeurs, les chômeuses et les précaires sert de « justification » aux inégalités. Elle permet aussi de masquer le développement des inégalités et la responsabilité des actionnaires.

Lutter contre la pauvreté (l’appauvrissement croissant avec une inflation qui frappe encore plus celles et ceux du « bas de l’échelle »), c’est mettre en cause le partage de la valeur qu’impose le Capital. Cette lutte ne peut trouver de la crédibilité que dans l’articulation entre mesures d’urgences et perspective de dépassement du Capitalisme.

Étienne Adam

8 décembre 2022