On peut tourner les chiffres dans tous les sens : la mesure de la représentativité des syndicats publiés vendredi 31 mars par le Haut conseil du dialogue social (Ministère du travail) est sans appel. C’est la fin d’une époque.
C’est déjà la fin d’une « période » de 9 ans pendant laquelle la loi de 2008 modifiant les règles de la représentativité établis auparavant par décret (et donc par décision des pouvoirs publics) avait prévu un délai pour agréger les résultats des élections professionnelles dans les entreprises du secteur privé. Et déterminer si les organisations reconnues auparavant représentatives le sont encore en mesurant leur audience cumulée aux élections de représentations du personnel (délégués du personnel ou délégation unique, délégués des comités d’entreprise, etc).
Le paradoxe est qu’on aboutit à la même liste qu’avant 2008 ! :  CFDT, CGT, FO, CGC, CFTC.  Mais l’ordre est différent et on peut en effet parler de changement d’époque.  Pour la première fois depuis 1895, la CGT n’est plus la première organisation. Cela se joue à quelques dizaines de milliers de voix, mais sur le plan politique, les effets seront bien plus importants. Il est certain par exemple que la masse des syndiqué-es et sympathisant-es CGT ne sont absolument pas préparé-es à une telle hypothèse, dont les effets de moyen et long terme sont …imprévisibles.
La CGT passe de 1 355 927 voix (26,77 %) en 2013, à 1 302 778 voix (24,85 %) au 31 décembre 2016. Elle perd donc un peu plus que 53 000 voix (presque 2 %). La CFDT passe de 1 317 111 voix en 2013 (26 %) à 1 382 646 fin 2016 (26,37 %), soit un gain de 65 000. Par ailleurs, il faut noter que les syndicats qui progressent le plus, en voix et en pourcentage, sont la CGC (+ 1,24 %) et l’UNSA (+ 1,09). FO, CFTC et Solidaires restent stables (15,59 %, 9,49 % et 3,47 %).
Tendances lourdes
Ces évolutions étaient anticipées depuis des mois, voire des années, car les syndicats suivent les résultats au fur et à mesure de leur enregistrement. Il peut même y avoir des contestations ou des doutes, comme cela avait été le cas au recollement de 2013, où on a pu s’interroger sur les voix attribuées à la CFTC à l’époque. Mais là l’est pas l’essentiel. L’essentiel, c’est ce que ces mesures reflètent dans leur grande masse, malgré des écarts d’évolution souvent bien moindres qu’aux élections politiques. Or, ces évolutions traduisent un très grand nombre de tendances lourdes, parfois très différentes, qu’il faut analyser malgré leurs aspects contradictoires et complexes.
Pour la CFDT, il faut bien sûr noter son très grand professionnalisme dans la gestion de son organisation et du suivi des élections. Cela fait des dizaines d’années qu’elle s’organise selon de telles méthodes, parfois décriées dans la CGT comme « centralisatrices » (par ceux qui ont parfois soupçonné la direction CGT de vouloir imiter la CFDT), ou cohérentes avec la conception du syndicalisme CFDT dit « d’accompagnement ». Il y a là un débat difficile à mener sur la bonne manière d’être efficace dans l’organisation d’un syndicat, car comme beaucoup en interne le constatent, « c’est un joyeux bordel dans la CGT » (disent notamment les militant-es arrivées de la CFDT après 2003 !). Dans quelle mesure, la technique organisationnelle est-elle corrélée ou non avec le projet syndical ? Peut-on inventer autre chose ? Nous y reviendrons plus loin.
Deuxième constat : l’évolution structurelle du salariat. Il suffit ici de citer Karel Yon, chercheur CNRS spécialisé sur le syndicalisme : « La CFDT a par exemple des résultats meilleurs que la CGT chez les cadres. Dans beaucoup d’endroits la CGT réalise ses bons scores chez les ouvriers et les employés même si sa présence est non négligeable chez les ingénieurs et cadres dans les entreprises à statut chez EDF ou à la SNCF. Mais historiquement les sections CGT dans l’industrie se sont construites en s’implantant chez les ouvriers et les employés et aujourd’hui la démographie des entreprises évolue, il y a de plus en plus de cadres. Par exemple chez Renault, qui a été un bastion cégétiste, la première organisation aujourd’hui est la CFE-CGC alors que cette dernière n’est même pas présente dans le collège ouvrier où la CGT elle, fait plus de 40 % ! Les grosses boîtes deviennent des boîtes d’ingénieurs… » (La Provence, 1er avril 2017).
Et les tendances …politiques ?
Les commentateurs qui parlent de « séisme » dans ces résultats s’empressent de souligner que malgré la mobilisation de 2016 contre la loi Travail, ce sont les syndicats dits « réformistes » qui progressent et pas les contestataires.  Dans la Matinale du Monde (1er avril), Michel Noblecourt n’hésite pas par exemple à faire le total CFDT, CFTC, UNSA, soit 41,26 %, opposé au total CGT+FO, soit 40,44 %. D’où il tire la conclusion que les « contestataires » sont minoritaires. L’UNSA ayant moins de 8 % sur le plan national n’est pas reconnue représentative, mais l’article l’additionne quand même !  Alors dans ce cas il faudrait aussi accepter d’additionner Solidaires, soit en tout quasiment 44 % pour lesdits « contestataires », contre 41,26 aux « autres ». Qui alors est minoritaire ?
On se souvient aussi des avertissements donnés à Philippe Martinez au printemps 2016 : stratégie « suicidaire », « isolement », etc. En réalité, en toute rigueur, ces additions et ces amalgames sont à prendre avec une infinie précaution. Sur un plan méthodologique, cela ne tient pas, sauf à plaquer sur le syndicalisme des grilles de lecture semblables à celles qui sont utilisées pour les partis politiques, qui sont mesurés à un moment T, et dans des élections bien précises.
Bien entendu, ce serait s’aveugler que de prétendre que le salariat n’est pas en forte évolution, que le néolibéralisme ne produit aucun effet, de nier qu’il est devenu très difficile de pratiquer un syndicalisme de lutte porteur de résultats, notamment nationaux (2010, 2016 !). Il y a en revanche du grain à moudre pour ceux qui veulent négocier des…arrangements, souvent souhaités par des salariés-es en désarroi, tout en acceptant comme indépassables les règles essentielles de l’économie libérale.
Ce serait aussi s’aveugler que de prétendre que la CFDT, par exemple, n’a pas de cohérence politique. D’autant qu’elle la revendique hautement. « Je conteste ceux qui pensent que le syndicalisme ne doit pas s’occuper de l’intérêt général », affirme très clairement Laurent Berger, dans le Monde du 1er avril 2017, en commentant la campagne présidentielle. Et le même appelle les syndicats « qui partagent [notre] conception de la démocratie et du progrès social » à « travailler ensemble » (citation extraite du site internet de la CFDT). Depuis des années, il se dessine bien un pôle autour de la CFDT, mais il n’est pas toujours…aligné. C’est ainsi que l’UNSA, par exemple, était extrêmement partagée sur la loi Travail. Et que la CGC, parfois classée dans le pôle « réformiste », est plutôt en évolution très critique, mais pas non plus sur les mêmes bases que la CGT ou FO.
Mais surtout, les résultats électoraux agrégés ne reflètent absolument pas des critères socio-politiques clairs. C’est même l’inverse. D’abord, ils s’échelonnent sur 4 ans ! Ensuite, ils cumulent des résultats hétérogènes quant aux enjeux pour les salarié-es. On ne peut pas avoir les mêmes critères de jugement sur des élections de délégués du personnel et des délégués de CE. Dans la même entreprise, sur ce type de consultations, les majorités sont parfois différentes.
Et il faut quand même noter un point assez clair : lors de la consultation des salarié-es des Très petites entreprises de moins de 11 salarié-es (cette consultation est bien sûr additionnée dans le résultat global du 31 mars 2017), réalisées à la fin d’année 2016 et au début de 2017 dans des conditions totalement scandaleuses par le Ministère du travail, le scrutin a donné des résultats qui continuent à placer la CGT en tête (mais en recul). Or s’il y a un salariat soumis au discours du réalisme, c’est bien celui-là ! Mais c’était un scrutin où il fallait voter pour des sigles syndicaux (donc plutôt « signifiants ») et sur une période bien balisée, quelques mois après le conflit contre la loi Travail.
Il est donc assez évident que l’agrégation des résultats issus de l’application de la loi de 2008 mélange des chiffres et des situations fort différentes. Un travail sociologique très approfondi serait nécessaire pour en vérifier la pertinence.
2008 : une loi très contestée
Il est plus que probable que les résultats de représentativité vont faire rebondir le débat sur la loi de 2008 et les compromis passés à l’époque. Cette loi a été la transposition d’un accord interprofessionnel avec le MEDEF et signé par la CGT et la CFDT, refusé par FO et Solidaires. L’encre a beaucoup coulé à l’époque et va couler encore, c’est certain.
Il y aurait beaucoup à dire sur cette loi basée sur le principe, juste en lui-même, d’étendre au syndicalisme le critère électif pour la mesure de sa représentativité. On peut renvoyer ici au chapitre écrit par Sophie Béroud et Karel Yon (auteurs d’une vaste enquête sur la loi de 2008 publiée par la Documentation française) dans Nouveau siècle, nouveau syndicalisme (coord. Dominique Mezzi, Syllepse, 2013). Il est clair par exemple que cette loi n’a pas vraiment facilité la tâche des syndicats cherchant à s’implanter dans de nouvelles entreprises, en limitant drastiquement les droits pour les nouveaux représentants syndicaux (RS).
Mais surtout, les deux auteurs analysent les conditions de possibilité d’un vote vraiment libre au sein d’entreprises encore totalement dominées par la logique de la hiérarchie, quand ce n’est pas celle de la peur ou de la violence sourde. Nous ne sommes pas dans une situation de « citoyenneté » dans l’entreprise, loin s’en faut. Il n’y a pas de débat égalitaire comparable au débat politique classique. C’est d’ailleurs pour cela que les opposants à la loi Travail refusent le référendum d’entreprise, qui peut aboutir à un déni de démocratie et à l’antisyndicalisme.
S’il faut abolir la loi Travail, il faut aussi réviser très profondément la loi de 2008.
Quel est le bon échelon de mesure ?
Le syndicalisme commence par l’action élémentaire de défense collective, la lutte contre la concurrence, pour la justice, l’égalité, la dignité. Un syndicat conquiert sa légitimité d’abord sur ces questions, et pas d’emblée sur des projets de société. Il est donc normal qu’une représentativité soit en quelque sorte enracinée dans le quotidien, et donc les élections à ce niveau ont du sens.
De ce point de vue, il est certain que le syndicalisme de lutte est en retard d’élaboration et de planification d’une méthode de travail efficiente pour renouveler son rapport au salariat.  Il ne s’agit sans doute pas de copier les modèles CFDT. Mais inversement de ne pas se satisfaire d’un réflexe anti-CFDT qui ne fait rien avancer. Beaucoup peuvent s’interroger sur les décisions CGT non suivies d’effets en matière de plan de syndicalisation, ou d’un manque de souplesse ou de réactivité face à un jeune salariat qui aspire à des méthodes innovantes, s’informe par les réseaux sociaux, ou ne comprend pas des lourdeurs organisationnelles d’un autre âge. Si le dernier congrès de la CGT a été un congrès enthousiaste pour redonner une fierté combative, il a peu avancé sur les raisons qui aboutissent à des baisses de syndicalisation et de résultats électoraux dans les « bastions » traditionnels de la centrale (Air France, SNCF…). Quant à FO, son opacité sur les questions d’effectifs est légendaire… Seule l’Union syndicale Solidaires progresse régulièrement en effectifs, mais cela ne perce pas en résultats électoraux interprofessionnels, ce qui montre la difficulté d’un débat ne pouvant se réduire au pur volontarisme.
Néanmoins, la mesure complète de la force syndicale, si elle s’enracine dans le local, ne peut éviter la dimension générale. Sauf à réduire le syndicalisme à un rôle d’accommodement de décisions essentielles prises en « haut lieu ».  Les mêmes raisons qui ont conduit à refuser l’inversion de la hiérarchie des normes en 2016, ou qui conduisent à refuser la prééminence de la négociation décentralisée favorable au patronat, doivent aussi conduire à exiger un niveau interprofessionnel de la mesure du poids syndical. Il s’agit en effet de donner tout son sens politique à la dispute hautement signifiante sur ce terrain. Les libéraux veulent des syndicats fortement représentatifs, mais pour laisser à des professionnels de la négociation collective la maitrise des cohérences politiques. Emmanuel Macron par exemple veut à la fois nationaliser l’assurance chômage, imposer la retraite par points (pour échapper une fois pour toute à la dispute sur le partage de la valeur), et cajoler des syndicats négociant les bons compromis sur le terrain. Même la CFDT se méfie de ce candidat sur ce plan, car la fonction CFDT anticipatrice de « l’intérêt général » en serait amoindrie.
Il est donc probable que, dès la négociation de 2008 sur la future loi de représentativité (loi Bertrand-Sarkozy), il était déjà dans les tuyaux -même si cela n’a pas été rendu public- que les élections prudhommales allaient être remises en cause dans leur portée interprofessionnelle.  Ces élections mobilisaient peu, a-t-on pu dire à satiété. Oui : environ 27% la dernière fois contre 42% en moyenne annoncé le 31 mars dernier sur le recollement des élections entre 2013 et 2016, et 60% si on ne compte que les entreprises de plus de 11 salariés.  Certes, mais ajoutons la précision suivante : les élections prudhommales avaient pour corps électoral la totalité du salariat privé, alors que les résultats publiés le 31 mars ne concernent, pour les entreprises de plus de 11, que celles où des élections professionnelles ont eu lieu : on mesure là combien tous ces chiffres mélangent des réalités très différentes.
Résultat final ? En 2014, « on » en a profité (le ministre Rebsamen !) pour supprimer purement et simplement les élections prudhommales plutôt que de voir comment les améliorer. A coup sûr, le syndicalisme interprofessionnel n’en sort pas gagnant.
Allons plus loin : la meilleure mesure du poids politique du syndicalisme interprofessionnel serait d’en revenir aux rétablissements des élections à la Sécurité sociale, annulées en 1967, et rétablies une fois en 1983 avant de tomber dans l’oubli. Nier au syndicalisme tout droit de gestion effective dans la Sécurité sociale, au profit de la mainmise paritaire ou parlementaire (plan Juppé 1995), dégrader sans arrêt le poids du salaire socialisé, valoriser les négociations d’entreprises comme seules signifiantes, tout cela participe d’une stratégie très organisée (par l’Etat) de dépolitisation sociale. Et donc de déconstruction d’un syndicalisme assumant la portée émancipatrice et globale de son action.
Rassembler le syndicalisme d’émancipation
La simple description des défis à surmonter montre l’ampleur des forces à rassembler pour inverser le cours des choses. L’année 2016 a vu agir une intersyndicale nationale de mars à septembre, soit plus de six mois. Qu’en reste-t-il ? Quelles sont les raisons qui poussent FO à ne pas rester dans le train lorsque l’intersyndicale amoindrie publie des propositions nouvelles sur le droit du travail (document rendu public le 30 mars : « C’est quoi ce travail ? », signé par CGT, FSU, Solidaires, UNEF, UNL, FIDL) ?
Préserver quelle « indépendance » et par rapport à qui ?
Autres questions : pourquoi les contacts établis depuis des années entre CGT et FSU sont quasiment au point mort et ne font l’objet d’aucun vrai débat public ? Pourquoi des idées déjà lancées dans des congrès de la CGT comme des campagnes intersyndicales de syndicalisation (congrès de Grenoble en 1978 ! mais aussi celui de Strasbourg en 2009) ne sont-elles pas mises en œuvre ? Le « syndicalisme rassemblé » n’a pas disparu des références CGT, mais il est beaucoup contesté, sans doute à juste titre. Mais alors comment inventer autre chose ? Les Utopiques N°4 (revue de réflexions de l’Union syndicale Solidaires), ouvre un important dossier sur l’unité et les conditions de sa réalisation, mais réouvre aussi l’hypothèse d’un syndicalisme unifié (article écrit par Théo Roumier de SUD Education et Christian Mahieux, de SUD Rail et intitulé : « Invoquer l’unité, oui… la faire c’est mieux »). A notre connaissance, c’est nouveau dans Solidaires. Mais cela témoigne peut-être d’une situation où la conscience progresse sur un constat évident : aucune organisation parmi celles qui étaient à la pointe de l’action en 2016 ne peut prétendre à elle seule répondre au besoin de syndicalisme renouvelé.
Rassemblement et propositions innovantes vont ensemble. Ce débat concerne au premier chef les syndicalistes, mais toutes celles et ceux qui agissent pour l’émancipation sont concernés.
Jean-Claude Mamet