« La restauration des frontières de l’Ukraine avec la Russie entraînera la cessation immédiate des hostilités »

Article à paraître dans Solidarité avec l’Ukraine résistante, n°17, 15 mars 2023, www.syllepse.net
Patrick silberstein((Membre des Brigades éditoriales de solidarité.))

« J’ai toujours tâché de vivre dans une tour d’ivoire, mais une marée de merde en bat les murs, à la faire crouler », Gustave Flaubert, lettre à Ivan Tourgueniev, 13 novembre 1872.

Le 22 février, le secrétaire général des Nations unies, António Guterres, a ouvert la session de l’Assemblée générale de l’organisation internationale par ces mots : l’invasion de l’Ukraine par la Russie est « un affront à la conscience collective » avant de rappeler l’attachement de l’ONU à « la souveraineté, à l’indépendance, à l’unité et à l’intégrité territoriale de l’Ukraine, dans ses frontières internationalement reconnues ». Le lendemain, l’Assemblée générale a exigé « de nouveau » que « la Fédération de Russie retire immédiatement, complètement et sans condition toutes ses forces militaires du territoire ukrainien à l’intérieur des frontières internationalement reconnues du pays ». Dans sa résolution, l’Assemblée appelait à la « cessation des hostilités » et soulignait « la nécessité de parvenir […] à une paix globale, juste et durable en Ukraine, conformément aux principes de la Charte des Nations unies((Il n’est sans doute pas inutile de rappeler que la résolution en question a été adoptée par 141 voix contre sept (le Bélarus, la Corée du Nord, l’Érythrée, le Mali, le Nicaragua, la Russie, la Syrie – excusez du peu) et onze abstentions (dont Cuba, la Chine, l’Inde et l’Iran).)) ».

De son côté, dès le mois de novembre dernier, le président ukrainien avait formulé une proposition de paix en s’inspirant des mêmes principes : « Nous devons rétablir la validité du droit international – et cela sans aucun compromis avec l’agresseur. Car la Charte des Nations unies ne peut être appliquée de manière partielle, sélective ou selon son bon vouloir. La Russie doit réaffirmer l’intégrité territoriale de l’Ukraine dans le cadre des résolutions de l’Assemblée générale des Nations unies et des documents internationaux((Lire le texte intégral: www.syllepse.net/syllepse_images/solidarite—avec-lukraine-re–sistante–n-deg-16.pdf. Dans le précédent volume de Solidarité avec l’Ukraine résistante (n°16, p.43), une maladresse de montage a pu laisser penser que le texte intitulé «Plan de paix pour l’Ukraine» était l’œuvre de Yorgos Mitralias. En réalité, notre ami Yorgos n’était que l’auteur de la présentation de la déclaration officielle du président ukrainien. Merci de bien vouloir nous excuser de cette maladresse. Quoi qu’il en soit, tant la proposition ukrainienne que d’ailleurs l’introduction de Yorgos resituait parfaitement les enjeux.)). » Il ajoutait que « la Russie doit retirer toutes ses troupes et formations armées du territoire de l’Ukraine » et que la restauration des frontières de l’Ukraine avec la Russie entraînerait la « cessation réelle et complète des hostilités ». Il rappelait également une autre position : « Les pourparlers, quels qu’ils soient, doivent être menés de manière publique, et non pas en coulisses((Courrier International, 17novembre 2022. Souligné par moi.)). »

Les choses semblent claires. L’agressé déclare qu’il cessera les hostilités dès le retrait des troupes de l’envahisseur. Les Nation unies exigent le retrait « sans condition » de l’envahisseur au-delà des frontières « internationalement reconnues ». Quant à l’agresseur, chacun·e appréciera ce qu’il dit et fait…

De son côté, un intellectuel de renom, Jürgen Habermas, a saisi le moment du premier anniversaire de la guerre totale déclenchée par la dictature de Moscou pour publier un « Plaidoyer pour des négociations((Le Monde, 22février 2023.)) ». Le philosophe nous explique que si « l’Ukraine ne doit pas perdre la guerre », il serait toutefois « inopérant de dire que seule l’une des parties engagées dans la guerre peut décider de son objectif de guerre et, le cas échéant, du moment des négociations ». Les objectifs de guerre des deux parties étant largement connus, il nous propose rien de moins que de résoudre le paradoxe de l’âne de Buridan((Parabole selon laquelle un âne meurt de faim pour avoir hésité entre deux picotins d’avoine placés à égale distance de lui.)).

Enfin, selon lui, la guerre étant de plus en plus meurtrière, même les « partisans du droit international » devraient « faire des tentatives énergiques pour entamer des négociations et chercher une solution de compromis qui ne permette pas à la partie russe d’obtenir un gain territorial par rapport à la situation du début du conflit, mais lui permette de sauver la face((Je rappellerai ici ce que dit fort justement Yorgos Mitralias: «Prêchant – d’une façon ou d’une autre – la nécessité de “ne pas humilier Poutine”, la plupart de ces propositions de paix sont conditionnées par le besoin des grandes puissances occidentales de ne pas couper les ponts avec la Russie, son marché et ses matières premières. C’est d’ailleurs pourquoi l’aide militaire offerte par les pays occidentaux à l’Ukraine fait imperceptiblement penser à celle offerte jadis par les pays du «socialisme réellement existant» au Vietnam luttant contre l’agression américaine: suffisante pour ne pas être vaincu mais insuffisante pour vaincre…», Solidarité avec l’Ukraine résistante,16, p.43.)) ». Décidément l’âne de Buridan est de retour…

Abandonnant l’âne à son indécision, le philosophe nous administre une magistrale leçon de sophisme, digne du mauvais élève de terminale D que je fus et dont les cours de philo furent interrompus par Mai 68. Je cite : « L’objectif de nos livraisons d’armes est-il que le pays “ne puisse pas perdre la guerre” ou ces livraisons visent-elles plutôt une “victoire” sur la Russie ? » Notre philosophe nous en apprend une belle, je résume pour qui ne regarde pas BFM TV attentivement depuis un an : les chancelleries occidentales sont divisées entre celles qui pensent qu’il faut aider militairement l’Ukraine « pour vaincre la Russie et restaurer ainsi l’intégrité territoriale du pays, y compris la Crimée » et celles qui voudraient « forcer les tentatives d’instaurer un cessez-le-feu et d’entamer des négociations qui, au moins avec le rétablissement du statu quo d’avant le 23 février 2022, permettraient d’éviter une possible défaite ». On chercherait en vain dans ce texte la moindre esquisse de compromis, la moindre référence à la volonté de la nation qui résiste à l’invasion et à l’impérialisme.

Enfin, Jürgen Habermas, qui semble bien peu préoccupé par ce que les gens du commun font et souhaitent, affirme l’urgence d’une « réglementation dans toute la région de l’Europe centrale et orientale, qui va au-delà des objets de litige des actuels belligérants ». Ce serait bassement polémique que de penser qu’il faut mettre les peuples de ces régions sous tutelle en respectant la Fédération de Russie (c’est-à-dire, c’est moi qui le dis, son intégrité puisque les peuples qui la composent ne sont que des sujets).

Le titre même de la tribune d’Habermas, « Plaidoyer pour des négociations », nous tire par la manche vers le Projet de paix perpétuel de Emmanuel Kant, dont il se veut le disciple lointain. Pourtant, dans la leçon qu’il nous administre aujourd’hui – il s’agit d’ailleurs plus d’une supplique aux puissants du moment que d’une adresse aux citoyens du monde –, Habermas oublie que le philosophe de Kœnisberg aspirait à la constitution d’un gouvernement mondial, d’une « fédération d’États libres », d’une « association fédérative » des nations, qui soit le garant du droit et de la paix((Emmanuel Kant, Le projet de paix perpétuel, Paris, Livre de poche, 2002.)). Loin de moi l’outrecuidance de vouloir donner une leçon à Jürgen Habermas, mais il devrait descendre de son Olympe, de sa tour d’ivoire – comme on disait autrefois des mandarins –, pour prendre en compte le réel. En effet, quoi qu’on pense de l’ONU, notamment de ses limitations notamment du fait de l’existence du conseil de sécurité, l’« association fédérative » dont parlait Kant existe bel et bien ; et elle exige que la paix revienne par le retrait complet, inconditionnel et immédiat des troupes russes d’Ukraine.

Zakhar Popovitch, dont on trouvera dans ce volume une longue interview((Voir Solidarité avec l’Ukraine résistante, page 15.)), n’a sans doute pas lu la tribune de Jürgen Habermas, pas plus qu’il n’a lu celles de certains parlementaires de la gauche française qui prennent peu à peu leur distance – et c’est tant mieux – avec les propos lénifiants du pacifisme intégral ou de l’alignement plus ou moins critique sur Moscou((Les propositions du président brésilien d’un «groupe de paix», voire celles de la Chine, leur servent désormais de référence.)). Ses propos sont non seulement une musique que les internationalistes aiment entendre et interpréter dans la société, c’est aussi une réponse nette et claire aux partisans de la négociation à tout prix. Il mérite d’être longuement cité :

Une condition préalable à toute discussion sur la paix doit être la fin de l’agression russe. Sans la fin des bombardements et de l’offensive russe, il est ridicule d’en parler. Bien sûr, nous avons besoin d’une paix juste et démocratique. Nous avons besoin d’un débat public et de négociations publiques sur la paix((Des «pourparlers publics», rappelons-le à nouveau, ont été proposés par le président ukrainien.)), mais il semble que tant que l’armée russe n’aura pas subi une défaite écrasante, il est peu probable que les autorités russes se rendent compte de cette nécessité. […] Ce n’est qu’alors, une fois que celles et ceux qui ont été forcé·es de quitter le pays seront rentré·es, que nous pourrons parler du début d’un processus démocratique pacifique, d’élections locales et de référendums surveillés par l’OSCE et d’autres observateurs internationaux. […]

Si la Russie était prête à discuter du retrait de ses troupes et du déploiement de forces internationales de maintien de la paix dans les territoires occupés du Donetsk et du Louhansk, ainsi qu’en Crimée, de telles négociations pourraient avoir un sens. Et plus tôt les autorités russes commenceront à retirer leurs troupes, plus de vies seront sauvées et moins les conséquences de la guerre seront horribles. […]

Les livraisons de chars signifient bien sûr la préparation d’une nouvelle escalade des hostilités, nous en sommes bien conscients. Malheureusement, tant que l’armée russe ne met pas fin à son agression, l’alternative à l’escalade ne peut être qu’une destruction plus ou moins rapide de l’Ukraine par l’agresseur russe. […]

L’Ukraine a déclaré à plusieurs reprises qu’elle n’avait pas l’intention d’utiliser ses forces armées en dehors de son territoire : les armes actuellement envoyées en Ukraine ne menacent pas les civils en Russie ou dans d’autres pays. Ces armes sont et seront utilisées uniquement contre un agresseur armé qui a envahi notre territoire. […] Libérer la Russie du régime criminel de Poutine n’est pas une tâche pour l’armée ukrainienne, mais pour les Russes eux-mêmes. Nous ne pouvons qu’espérer que la défaite de l’armée d’invasion de Poutine aidera les Russes à faire face à Poutine lui-même.

[…] Je souhaite que l’Ukraine reste un pays non aligné fort, mais nous ne pourrons commencer à parler de statut neutre et non aligné que lorsque la menace militaire russe directe et immédiate aura été éliminée et que la machine militaire russe à nos frontières orientales aura été démantelée. Aujourd’hui, l’Ukraine a besoin d’alliés, pas de discours sur la neutralité.

Revenons à Habermas qui nous rappelle à juste titre que « le renversement d’un régime autoritaire n’est crédible et stable que s’il vient de la population concernée et s’il est donc porté de l’intérieur ». Cela va de soi. Mais, car il y a un mais, dont la philosophe ne dit rien – un mais dialectique, dirait un autre philosophe –, la défaite militaire et la déroute politique du projet impérialiste russe sous les effets de la résistance populaire et militaire du peuple ukrainien ne sont-ils pas un extraordinaire catalyseur de la crise et de la débâcle du régime poutiniste, ainsi que d’un possible soulèvement démocratique des peuples enfermés dans la Fédération de Russie((Voir Solidarité avec l’Ukraine résistante, n°17, page 74, Boris Kagarlitsky, «Combien de temps encore cela peut-il durer?»)). ?

 


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